Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Toni Morrison
L’Œil le plus bleu
Article mis en ligne le 22 août 2019
dernière modification le 27 juillet 2020

par Laurent Bloch

Lorsque meurt un grand écrivain, paraissent des articles et des émissions de radio qui donnent envie de le lire, et nous le lisons. Ainsi l’an dernier ce fut Philip Roth, cette année Toni Morrison.

Avec Roth nous parcourions le New Jersey, surtout le New Jersey du nord, et plus particulièrement Newark, que nous connaissons maintenant rue par rue (merci à OpenStreetMap !). Toni Morrison nous fait tout d’abord découvrir Lorain, dans l’Ohio, au bord du lac Érié, entre Cleveland et Toledo. Elle est née dans cette ville, elle y situe son premier roman, L’Œil le plus bleu, où elle en décrit les habitants, les quartiers et les paysages.

Le premier roman d’un auteur a souvent un caractère assez particulier, il n’est pas forcément son meilleur, mais il peut exprimer des choses irrépressibles, qui attendaient de sortir depuis longtemps, qui parfois se bousculent un peu, foisonnent un peu en désordre, mais avec une intensité à la fois douloureuse et libératrice.

C’est l’impression que m’a donnée L’Œil le plus bleu, largement imprégné d’éléments autobiographiques et de la mémoire de sa famille, partie d’Alabama pour travailler dans les mines du Kentucky, puis dans les usines de l’Ohio. C’est finalement dans ce dernier État qu’ils seront le plus fortement confrontés au racisme, paradoxalement parce que c’est une société plus mélangée, alors que dans l’Alabama ou dans le Kentucky ils n’avaient pratiquement jamais affaire aux Blancs. À Lorain les écoles sont mixtes, l’habitat aussi. Et les petites filles noires, filles de bonnes ou de femmes de ménage, sont soumises en permanence à des situations de comparaison dévalorisantes.

Ce roman m’a confirmé dans une idée que j’ai trouvée bien formulée chez Alessandro Piperno : la mise en scène de l’humiliation est un des ressorts les plus puissants de la littérature lorsqu’elle atteint les sommets, on peut le vérifier chez Rousseau, Goethe (Les Souffrances du jeune Werther), Balzac, Dostoïevsky, Proust, Kafka.

Je lis parfois sur les réseaux sociaux les polémiques sur l’« appropriation culturelle » et autres thèmes soulevés par des victimes du racisme qui s’efforcent de s’y opposer, parfois maladroitement : les polémistes devraient lire ce livre, qui leur donnerait une idée de ce que peut ressentir une petite fille noire à qui on offre pour Noël une superbe poupée blonde aux yeux bleus, en lui faisant bien comprendre d’une part que ses parents se sont saignés aux quatre veines pour la lui offrir, d’autre part que c’est le type même de la beauté.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Toni Morrison évite l’écueil du misérabilisme larmoyant : elle décrit sans pathos des situations d’une extrême cruauté, auxquelles les victimes n’ont guère de chances de pouvoir échapper. Les « pauvres » (noirs) ne sont pas forcément plus gentils que les « riches » (blancs), les uns et les autres ne sont pas exempts de commettre des crimes sordides. Mais ce bref récit, mieux que beaucoup d’analyses sociologiques, montre l’impasse sociale et affective où se trouvent la plupart des Noirs américains.

« Chaque nuit, Pecola priait pour avoir des yeux bleus. Elle avait onze ans et personne ne l’avait jamais remarquée. Mais elle se disait que si elle avait des yeux bleus, tout serait différent. Elle serait si jolie que ses parents arrêteraient de se battre. Que son père ne boirait plus. Que son frère ne ferait plus de fugues. Si seulement elle était belle. Si seulement les gens la regardaient. »

« Tout aurait pu être différent pourtant si Cholly avait retrouvé son père, si Pauline avait eu une maison bien rangée comme elle les aimait, si Pecola avait eu les yeux bleus… »

La lecture de Toni Morrison m’a aussi, indirectement, appris des choses sur le jazz, la musique de mon adolescence qui a orienté toute ma vie ultérieure : la plupart des musiciens que j’ai aimés, que j’aime toujours, pourraient être des personnages de ce roman, ils sont sortis miraculeusement de conditions épouvantables, ce pourquoi, une fois consacrés, ils ont été si nombreux à vouloir enregistrer avec des orchestres pseudo-symphoniques hollywoodiens : le résultat était sirupeux, mais ils accédaient ainsi au monde légitime. J’ai toujours trouvé que Miles Davis était surévalué : un grand trompettiste, certes, mais dont la personnalité musicale supporte mal d’être comparée à celles de Thelonious Monk ou de Charles Mingus, voire de Clifford Brown pour citer un trompettiste, sans parler de son contemporain John Coltrane. Mais voilà : il était issu d’un milieu social supérieur, ce qui lui donnait de l’assurance, lui permettait de se faire accepter par les Blancs. Sa musique moins rugueuse est acceptable par un public plus large et moins exigeant. Pas comme celle de Sunny Murray, pour prendre un exemple à l’opposé !