Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Lectures après Bruxelles
Idéologies meurtrières
Article mis en ligne le 24 mars 2016
dernière modification le 7 avril 2016

par Laurent Bloch

Intellectuels arabes critiques de leur temps

De récents et tragiques événements ont malheureusement confirmé l’actualité du livre de Boualem Sansal et de l’article de Kamel Daoud évoqués dans mon précédent billet. Ces deux auteurs n’hésitent pas à regarder d’un œil sans complaisance l’évolution de leur propre société, dont les tragédies actuelles doivent bien sûr beaucoup aux politiques américaine, israélienne, et si l’on remonte dans le temps aux colonisations française et britannique, mais aussi à des facteurs endogènes comme le prosélytisme wahhabite financé par l’Arabie saoudite. Ces intellectuels risquent leur vie pour défendre leurs idées, à l’instar d’autres, tels Yasmina Khadra ou en son temps Abdelwahab Meddeb [1], et je ne laisse d’être surpris en constatant qu’ils sont la cible principale de blogueurs et de publicistes qui prétendent lutter contre l’islamophobie, et dont tout indique qu’ils ont pour les Frères musulmans les yeux de Chimène.

D’une génération précédente, on pourrait citer, parmi les intellectuels arabes critiques de leur temps, Youssef Chahine, dont le film Le Destin (1997), sous couvert d’une fiction située au XIIe siècle dont le personnage central est Ibn Rochd (Averroès dans la transcription traditionnelle), est en fait une charge contre l’emprise islamiste croissante sur la société égyptienne. Les mécanismes d’abrutissement collectif par lesquels les chefs de la secte obtiennent l’obéissance stupide de leurs ouailles et leur fermeture au monde extérieur afin de leur faire exécuter sans un murmure leurs plans les plus criminels pourraient aussi bien être transposés dans les univers nazi ou soviétique.

Idéologie vs. religion

L’islamisme est un idéologie qui s’efforce de se faire passer pour la seule conception légitime de la religion musulmane ; ou plutôt une collection d’idéologies, si l’on veut bien observer l’alacrité avec laquelle leurs adeptes s’entretuent les uns les autres. Si une religion est un fait social constitutif d’une société, une idéologie totalitaire est un projet politique qui vise à l’assujettissement d’une société, et dans les cas les plus extrêmes (Staline, Khmers Rouges, Corée du Nord) à sa destruction. En France nous avons tellement oublié ce qu’était une religion que nous avons parfois du mal à faire cette distinction, ce qui nous prive de rien comprendre à ce qui nous arrive en ce moment ; notre myopie est encore aggravée par notre tradition bi-séculaire d’anticléricalisme républicain et par une citation tronquée de Marx qui avec quelques autres tient lieu de marxisme aux marxistes français (je m’étonne d’en voir autant qui n’ont pas conscience de l’être, y compris dans des générations qui ont appris à lire après la chute de l’empire soviétique).

Les Brigades Rouges vues par Alessandro Orsini

Le politiste italien Alessandro Orsini, professeur à l’Università degli Studi di Roma « Tor Vergata » et chercheur au MIT, publie dans le dernier numéro de Commentaire (numéro 153) un article qui peut nous aider à y voir plus clair dans cette question d’idéologie. Il s’agit d’un travail minutieux d’analyse de confessions, d’interviews et de déclarations diverses d’anciens membres, repentis ou non, des Brigades Rouges. La thèse du professeur Orsini est que le facteur primordial de l’engagement dans un groupe terroriste (et sous cet angle il n’y a guère de différence entre les Brigades Rouges et Daech) est l’adhésion idéologique. Pour soutenir cette thèse il écarte l’objection, appuyée sur l’observation empirique, selon laquelle les terroristes sont le plus souvent très ignorants de l’idéologie à laquelle ils adhèrent pourtant de façon fanatique : les brigadistes ne connaissaient de Marx que quelques résumés caricaturaux, les djihadistes du Coran que quelques versets sortis de leur contexte, etc.

En fait, nous dit Alessandro Orsini, l’adhésion à une idéologie extrémiste ne résulte généralement pas d’une démarche intellectuelle, il s’agit d’un processus relationnel. L’idéologie (ici des Brigades Rouges) « est alimentée par un processus socio-psychologique qui se produit au sein d’une forme sociale particulière — la secte révolutionnaire —, caractérisée par un type d’interaction encourageant le déploiement d’une violence meurtrière ». Plus loin, « un terroriste de gauche n’est pas un homme qui passe sa vie à lire : c’est un homme qui se bat avec opiniâtreté pour soutenir un système d’idées qu’il juge infaillible. »

Pour obtenir le plein rendement de ces interactions mortifères, la secte exige de ses membres la rupture des contacts avec le monde extérieur, y compris leur famille : là aussi Daech rejoint les Brigades Rouges. L’isolement sectaire met l’adepte à l’abri des réactions négatives qu’il pourrait rencontrer dans un monde ouvert, peuplé de gens éventuellement proches mais d’opinions différentes.

Ensuite, le passage à l’acte meurtrier est facilité par la réduction de la future victime à l’état de symbole du Mal, privé de son humanité, ravalé symboliquement au rang d’animal, « porc », « chien enragé », excrément, etc. Lorsque l’on entend l’imam de Villetaneuse expliquer que les gens qui mangent du porc se transforment intérieurement en porcs, à qui il est donc légitime de faire subir le destin des porcs, c’est la même logique qui est à l’œuvre. En premier vient l’idéologie, même sommaire, en second la déshumanisation de la future victime, enfin le meurtre. Les livres de Raul Hilberg (La Destruction des Juifs d’Europe) et d’Hannah Arendt (Les Origines du totalitarisme) ne nous disent pas autre chose.

Le modèle STAM pour l’embrigadement idéologique

Alessandro Orsini, pour formaliser son idée de l’idéologie comme lien social, a élaboré le modèle STAM ; cet acronyme correspond aux quatre dimensions selon lesquelles il a scindé le concept d’idéologie : sociale, temporelle, affective et morale.

« S : La dimension sociale du lien idéologique recouvre le nombre de liens existant entre les membres du groupe terroriste et ceux appartenant aux autres groupes sociaux. Tous les membres des Brigades Rouges précisent que la décision de rejoindre la secte révolutionnaire implique la fin de tout contact avec le monde extérieur. »

« T : la dimension temporelle du lien idéologique se mesure à la quantité de temps passé avec ses pairs. La décision de se cacher oblige les membres des Brigades Rouges à passer leurs journées avec d’autres membres. »

« A : l’attachement aux autres constitue la dimension émotionnelle du lien idéologique. Lorsque les membres d’un groupe terroriste sont très proches les uns des autres, la peur de remettre en cause des valeurs communes et donc de perdre l’estime et l’amitié de ses camarades s’accroît. »

« M : la dimension morale du lien idéologique porte sur le contenu de l’idéologie. Celui-ci est très important car il dit que penser et faire... Dans le cas des Brigades Rouges, la dimension morale de l’idéologie se constitue à travers un processus éducatif en plusieurs étapes qui culmine avec la déshumanisation de l’ennemi politique. »