Claudio Magris est un écrivain italien, professeur de littérature
germanique, dont on ne peut ignorer en le lisant qu’il fréquente aussi
assidûment la littérature française. Son livre Danube tient de
l’essai, du récit de voyage et de l’évocation romanesque, le filiation
musilienne en est patente et de bien des pages émanent un charme et
une profondeur qui rappellent L’homme sans qualités. L’érudition de
l’auteur, jamais pesante, semble inépuisable. En voici quelques
lignes, publiées en 1986, à propos de György Lukács, du marxisme et de
l’idée de révolution.
« Lukács est aux antipodes de l’esprit viennois, pour lequel, du
reste, en bon Hongrois, il n’avait aucune sympathie. Vienne — la
Vienne où il avait vécu en exil — est la ville du malaise
contemporain, que pour sa part il a rejeté en bloc dans cette
Destruction de la raison qui semble un pastiche de sa propre
pensée. Vienne est un lieu de naufrages, même s’ils sont masqués par
l’ironie, et le scepticisme à l’égard de l’universel et des systèmes
de valeurs. (...) Lukács est le penseur moderne par excellence, qui
raisonne par catégories fondamentales enfermant le monde dans un
système et instaure, au-dessus des besoins, des valeurs intangibles.
[...]
Dans les sociétés occidentales ce qui est arrivé et ce qui continue
d'arriver, c'est justement que le jeu des interprétations, la volonté
de puissance enracinée dans l'automatisme des processus sociaux,
l'organisation capillaire, tentaculaire et diffuse des besoins, un
flux libidinal collectif indistinct -- tout cela semble avoir
supplanté la pensée qui met au jour les lois du réel pour les changer
et convoque en justice le monde pour le transformer. La culture-spectacle
semble être venue à bout de l'idée de révolution.
(pp. 260-261 de l'édition Folio)[...]
Trop fin, trop cultivé pour croire au paradis soviétique, il [Kocsis,
un personnage du récit] a dû se dire, à l'époque de la guerre froide,
que le monde se trouvait à la veille d'un conflit énorme et définitif,
à jamais décisif pour la victoire ou la défaite globale de la
révolution. L'Ouest c'était le mécanisme social à l'état pur, la
volonté de puissance des processus économiques livrés à la loi du
plus fort, les choses telles qu'elles sont, la vie fascinante mais
primitive et brutale ; l'Est communiste devait être la correction de
la réalité au nom des choses telles qu'elles devraient être,
l'instauration de la justice et de l'égalité, la nécessité d'un sens à
donner au grouillement des faits.
(p. 343)[...]
Les amis qui se réunissaient en 1915 chez Béla Balázs dans ce qu'on a
appelé le « Cercle du Dimanche » (et parmi eux Lukács, Hauser,
Mannheim) se livraient à des recherches sur les « possibilités d'une
vie adaptée », autrement dit pénétrée de sens. Eux savaient qu'ils
vivaient dans une époque d' « affaiblissement de la réalité », comme
disait Lukács, dans une saison historique marquée par l'instabilité et
les crises, et ils ouvraient de nouvelles voies à l'esthétique ou à la
sociologie en analysant les possibilités pour l'individu d'affirmer
des valeurs dans un monde objectif qui les nie, la tragédie de celui
qui rejette une réalité vide et la réflexion ironique et tolérante de
celui qui, malgré tout, ne veut pas se refuser tragiquement à cette
réalité, c'est-à-dire mourir. Le kitsch séduisant de Budapest était un
décor qui poussait à la recherche de la vraie vie, et à une enquête
sur la vérité ou le mensonge de la forme. »
(p. 363)