Blog de Laurent Bloch
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Samuel Fuller et Boris Pasternak
Article mis en ligne le 23 septembre 2010
dernière modification le 4 février 2018

par Laurent Bloch

Les films de Samuel Fuller sont parmi ceux qui m’ont procuré les impressions les plus vives : Shock Corridor, The Naked Kiss (en France Police spéciale !), Pick Up On South Street (distribué en France en 1961 sous le titre Le Port de la drogue) justifient la comparaison faite parfois avec les films de Mizoguchi Kenji. Je n’en finirais pas de citer les scènes inoubliables, qui m’ont cloué sur mon fauteuil : le début de Naked Kiss, où une prostituée casse la figure de son maquereau, le couloir de l’hôpital psychiatrique dans Shock Corridor, où un aliéné avance avec une pancarte qui réclame “Go Home, Nigger”, jusqu’à ce que son visage apparaisse derrière la pancarte : il est noir, et la suite du film nous montrera comment il est devenu fou, premier étudiant noir d’une université sudiste, escorté par la police fédérale jusqu’à l’entrée de l’université entre deux haies de blancs racistes déchaînés.

Christa Fuller, qui est récemment passée à France-Culture dans l’émission de Laure Adler, vient de publier un épais volume de souvenirs consacré à son défunt mari Samuel.

Un article de Serge Lançon dans Commentaire de l’été 2010 m’apprend que Pick Up On South Street était un film d’espionnage où Richard Widmark interprétait un pickpocket coincé entre des agents du FBI et des agents du KGB à la recherche de secrets d’état à New York, mais que ce sujet avait paru aux distributeurs parisiens de la Rank trop rude pour un public français supposé tout empreint d’amour pour les dirigeants soviétiques, et qu’il avait été décidé en conséquence de falsifier le film pour en faire un film policier de chasse aux trafiquants de drogue. Le 5 février 2018 le film a été projeté par la Cinémathèque française avec des sous-titres plus fidèles, dans le cadre d’une grande rétrospective Fuller.

La falsification comportait un titre sans aucun lien avec celui de l’original (cela c’est courant, cf. The Last Sunset devenu El Perdido par exemple), des sous-titres ingénieusement adaptés, un dossier de presse mensonger, etc. Lançon observe qu’une telle manipulation avait dû exiger la complicité d’un nombre considérable d’acteurs, jusqu’à celle des critiques dont certains au moins devaient comprendre suffisamment d’anglais pour détecter la supercherie (à leur décharge, les passages concernés sont rares et brefs, mais sans ambiguïté).

On reste pantois devant les ressorts que l’on peut imaginer à de tels comportements : outre du marketing à la petite semaine et l’absence totale de respect pour le créateur et son œuvre, ne suggèrent-ils pas, comme le propose le titre de l’article de Serge Lançon, une « collaboration anticipée » avec un occupant à venir dont il aurait été prudent de s’attirer les bonnes grâces ?

Il y aura bientôt vingt ans que l’Union soviétique n’existe plus, mais les idées qu’elle a produites, relayées des décennies durant par ce que l’on appelait l’intelligentsia, se sont appliquées avec une telle intensité et une telle ubiquité que certains de ces apophtegmes arrivent encore à passer pour vérités établies, même aux esprits informés et prévenus.

C’est trois ans avant la sortie du film de Fuller que Boris Pasternak a reçu le prix Nobel pour Docteur Jivago. Il était entendu dans l’intelligentsia que le roman était nul, plein de fiel anti-communiste, et que le jury du Nobel avait surtout voulu salir la grande Union soviétique. J’avoue avoir mis de nombreuses années à surmonter ces prescriptions pour lire ce beau roman, auquel on peut certes trouver toutes sortes de défauts dans la construction romanesque, mais compensés, parce que Pasternak était en fait plus poète que romancier, par de grandes qualités d’évocation poétique.

Si le roman était réputé nul, alors que dire du film de David Lean, un Anglais, autant dire un crypto-Américain ! Finalement, c’est la
citation dans le film de Nanni Moretti La palombella rossa de sa
pénultième séquence, où Jivago dans le tramway aperçoit Lara sur le trottoir et tente d’attirer son attention, en vain, qui m’a décidé à louer le DVD. Je confesse aussi que, de désespoir de voir réapparaître à l’écran certains films, je me suis résolu à acheter un écran de télévision et un appareil BlueRay.

Je ne hisserais pas David Lean aussi haut que Samuel Fuller, mais Le Pont de la rivière Kwaï et Lawrence d’Arabie ne sont pas totalement négligeables. Et Docteur Jivago ne dépare pas le collection, malgré une contribution française sous la forme d’une musique particulièrement consternante et à grand succès. La fidélité au roman est assez naïve et académique, comme dans le Au-dessous du volcan de John Huston par exemple, mais j’ai apprécié les efforts pour une reconstitution scrupuleuse du décor russe, qui épargne au spectateur les inscriptions en cyrillique de fantaisie qui lui sont si souvent infligées. La scène où Lara tire un coup de revolver sur Komarovski dans un restaurant évoque les Frères Karamazov et l’Idiot. Le voyage en train pendant sept jours de Moscou à l’Oural est un grand moment, on est convenablement amoureux de Lara, pour les dames Omar Sharif était jeune et beau, les chemins de fer finnois, canadiens et espagnols ont fourni des substituts magnifiques à l’Oural, bref, au moins pour un amateur de trains, un grand film
ferroviaire, avec quelques plans saisissants, une vraie appréhension des grands espaces enneigés ou boueux, une plastique sans reproches. J’arrive un peu tard, mais si vous ne l’avez vu...


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