Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Recension d’un article de John R. Searle
À propos de Rationalité et réalisme : qu’est-ce qui est en jeu ?
Article mis en ligne le 21 décembre 2006
dernière modification le 31 décembre 2006

par Marcel Moiroud

Marcel Moiroud analyse ici l’article de John R. Searle, professeur de philosophie à l’Université de Californie, Berkeley, Rationality and realism, what is at stake dont on trouvera ici la traduction française.

En italique : les citations de John R. Searle

1 – IMBRICATIONS :

1.1 – Objectif affiché : Perpétuer la conformité de l’enseignement supérieur à la civilisation occidentale traditionnelle (c.o.t.).

1.1.1 – Les vertus cardinales de la c.o.t. (et de la c.u.t.)

 a1 À la différence des réformateurs précédents, de nombreux contestataires actuels de la tradition universitaire possèdent explicitement un programme politique de gauche et poursuivent manifestement des buts politiques [...] conceptions mêmes de la rationalité, de la vérité, de l’objectivité, et de la réalité, qui sont tenues pour admises tant dans l’éducation supérieure que dans notre civilisation en général.
 a2 Mais il y a eu un grand changement dans les discussions à propos des buts de l’éducation car les idéaux qui étaient précédemment partagés par presque tout le monde - idéaux de vérité, de rationalité et d’objectivité, par exemple - sont rejetés par beaucoup de ces contestataires, en tant qu’idéaux [...] les idéaux qui étaient précédemment partagés par presque tout le monde - idéaux de vérité, de rationalité et d’objectivité, par exemple - sont rejetés par beaucoup de ces contestataires, en tant qu’idéaux.
 a3 la culture universitaire
traditionnelle dédiée à la
découverte, l’extension et la
diffusion de la connaissance telle
qu’elle est habituellement conçue.

 a4 l’Université traditionnelle
affirme qu’elle est attachée
à la connaissance pour elle-même
et pour ses applications pratiques,
et elle essaie d’être apolitique
ou tout au moins politiquement
neutre.

 a5 conceptions traditionnelles
sur la nature de la vérité, de
l’objectivité, de la rationalité, de la
réalité et de la qualité
intellectuelle.

 a6 conceptions occidentales de la
rationalité et du réalisme.

1.1.2 – La tradition garante des vertus

 b1 qui sont tenues pour admises tant dans l’éducation supérieure que dans notre civilisation en général ;
 b2 précédemment partagés par presque tout le monde :
 b3 telle qu’elle est habituellement conçue ;
 b4 certaines conceptions traditionnelles.

1.1.3 – La tradition définie par elle-même.

 c1 Il existe une conception de la réalité et des relations qu’entretiennent d’une part la réalité et d’autre part la pensée et le langage qui possède une longue histoire dans la tradition intellectuelle occidentale. Cette conception est en effet si fondamentale qu’elle définit dans une certaine mesure la tradition elle-même. Elle implique une conception très particulière de notions telles que la vérité, la raison, la réalité, la rationalité, la logique, la connaissance, l’évidence, et la preuve. On peut sans trop d’exagération décrire cette conception comme la "tradition rationaliste occidentale".

1.1.4- Contestaires de la c.u.t = contempteurs de la c.o.t.

Caractérisation :

 d1 de nombreux contestataires actuels de la tradition universitaire possèdent explicitement un programme politique de gauche et poursuivent manifestement des buts politiques ;
 d2 ils présentent souvent une alternative non seulement au contenu des programmes mais aux conceptions mêmes de la rationalité, de la vérité, de l’objectivité, et de la réalité ;
 d3 les idéaux qui étaient précédemment partagés par presque tout le monde - [...] - sont rejetés par beaucoup de ces contestataires, en tant qu’idéaux.
 d4 L’autre [culture] présente une diversité bien plus grande d’attitudes et de projets, mais dans le seul but de la caractériser, je la décrirai comme la culture du "postmodernisme". Je ne veux pas laisser entendre par là que ce concept est bien défini ou même cohérent, mais quand on décrit un mouvement intellectuel quelconque, il est préférable d’utiliser des termes que ses partisans eux-mêmes pourraient admettre ; et celui-ci paraît bien accepté en tant qu’auto-description par de nombreux représentants dont je discuterai.
 d5 Le postmodernisme estime que tout discours est d’une quelconque façon politique, et cherche à utiliser l’Université à des fins politiques favorables plutôt que répressives.
 c6 Les postmodernistes essaient de contester certaines conceptions traditionnelles sur la nature de la vérité, de l’objectivité, de la rationalité, de la réalité et de la qualité intellectuelle.

Réfutations :

 L’évidence, l’universalité, etc ; des principes de la c.t.o..
 Les objectifs politiques des contestataires.

1.2.1 – Objectif sous-jacent : Affirmer la supériorité de la civilisation occidentale traditionnelle.


2 – COMMENTAIRES

Tout est dit quant à la nature de l’enseignement supérieur, thème du débat où s’insère la conférence de Searle. Tout est dit, sans occulter le glissement de la civilisation traditionnelle occidentale à la tradition rationaliste occidentale (c1), car il introduit :

A - Une identité de la science avec la c.t.o. :

 d1 On peut sans trop d’exagération décrire cette conception comme la "tradition rationaliste occidentale". Cette tradition prend plusieurs formes, et, par exemple, elle est à la base de la conception occidentale de la science. La plupart des scientifiques en activité la considère simplement comme faisant partie du décor. Selon la conception de la science la plus simple, le but de celle-ci est d’obtenir un ensemble de propositions vraies - idéalement sous la forme de théories précises - et qui soient vraies parce qu’elles correspondent, au moins approximativement, à une réalité existant de manière indépendante.

B – Une notoire expansion domaniale de la science :

 d2 Dans d’autres domaines comme le droit, la tradition rationaliste occidentale a subit des amendements intéressants et elle ne s’y révèle certainement plus sous sa forme pure. Il existe par exemple dans le droit des règles de procédures et d’évidence qui entraînent l’adhésion même dans les cas où il est manifeste pour tous ceux qui sont concernés qu’elles ne produisent pas la vérité. Plus, elles entraînent l’adhésion même dans des cas où il est évident qu’elles empêchent la vérité de se manifester. La tradition rationaliste occidentale n’est pas une tradition unifiée, ni dans son histoire, ni dans son application actuelle.


 d3 l’introduction de l’idée de théorie a permis à la tradition rationaliste occidentale de produire quelque chose de tout à fait unique, à savoir les constructions intellectuelles systématiques destinées à décrire et à expliquer de vastes secteurs de la réalité, et ce, d’une manière qui soit logiquement et mathématiquement accessible. Les éléments d’Euclide fournissent un modèle de ce genre de relations logiques qui sont devenues paradigmatiques dans la tradition rationaliste occidentale. Les Grecs maîtrisaient véritablement presque tout ce qui est nécessaire à une théorie au sens moderne du mot. Une chose essentielle leur manquait cependant et ce n’est que l’Europe de la Renaissance qui l’a retrouvé : l’idée d’expérimentation systématique. Les Grecs possédaient la logique, les mathématiques, la rationalité, l’approche systématique et la notion de construction théorique. Mais l’idée de soumettre les constructions théoriques à l’épreuve d’une réalité existant de manière indépendante et à l’aide de l’expérimentation systématique ne verra le jour que bien plus tard.

Avec (entre autres) ce texte, la rigueur intellectuelle n’accable pas Searle. Il semble la réserver aux travaux de sa compétence spécialisée : les actes du langage, l’intentionalité, etc. Je n’ai ni motivation ni qualification pour mettre en doute son excellence dans le domaine où Austin l’initia ; mais je ne considère pas qu’il soit – comme je l’ai parfois lu - un « grand philosophe », tout au moins de la lignée de cette c.t.o. qui le fascine.

Nonobstant, une analyse critique ne se justifierait pas, car la culture générale de Searle peut certainement nourrir une argumentation plus conséquente à l’histoire des philosophes et savants grecs. Ce que Searle nous a donné à lire ci-dessus est une projection de ses croyances idéologiques sur la philosophie et sur la civilisation, un manifeste idéologique condensé de ce qui, à ses yeux, constitue son identité spirituelle. L’évocation épidermique de la constance pluriséculaire de contestations des « hypothèses les plus respectées de la tradition rationaiste occidentale » - ou, pour mieux dire, de la capacité de celle-ci à « l’autocritique » - et,aussi bien, celle d’un inévitable « degré de simplification, voire même de distorsion » de toute tentative de caractérisation de cette tradition, ne sont que fioritures de sa sacralistion...et acheminement vers la dénonciation d’une « composante autodestructrice ».


A sein de l’enseignement supérieur, les « conceptions antiréalistes et antirationalistes » d’une telle composante sévissent principalement dans « les sciences humaines », et notamment dans les féministes « départements de Women’s Studies ». Searle désigne Derrida, Kuhn, Rorty et, « dans une moindre mesure », Foucault parmi les maîtres à penser des « réformateurs multiculturalistes », d’une gauche « nietzschéanisée », « postmoderne » et « plutôt antiscientifique » ; mais il assure aussi : « Quelques-uns des philosophes les plus connus sont devenus célèbres par leurs attaques contre des éléments centraux de la tradition rationaliste occidentale, par exemple le philosophe irlandais George Berkeley, ou encore Hume ou Kant. »

Ces réglements de compte fournissent l’occasion à Searle d’exposer, selon son dire, « quelques principe de base de la tradition rationaliste occidentale », mais, plus exactement, d’aborder les « principes » qui sont aux fondations de son enseignement et de ses publications (et dont il dote la tradition intellectuelle occidentale). Et là, l’article change de registre.

On peut s’accorder ou non, plus ou moins, avec le « réalisme » de Searle, avec sa « philosophie du langage », avec sa distinction de « la vérité comme correspondance » et de « la vérité comme suppression des guillemets », avec ses conceptions du « fait », de « la connaissance » et de « la vérité objective » ; mais, bien qu’abrégés, il s’agit de développements substantiels, qui donnent matière à réfléchir, à questionner.

Il me paraît également notoire que Searle fasse « une brève digression » sur Thomas Kuhn et Richard Rorty, « deux des auteurs les plus fréquemment cités parmi ceux qui rejettent la tradition rationaliste occidentale ». Il fait état de positions de ces auteurs qui diffèrent des siennes, et il les prend suffisament au sérieux pour les discuter. C’est sans doute une (heureuse) conséquence d’une parenté de terrain des travaux de ces trois philosophes spécialistes.

Que Searle puisse toujours rester sur le terrain de son oeuvre !


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