Frantz Fanon était un médecin, psychiatre, militant anticolonialiste, né en 1925 à Fort-de-France (Martinique), mort en 1961 à Bethesda (Maryland, États-Unis). Sa courte vie nous a laissé plusieurs textes fulgurants, parmi lesquels Peau noire, masques blancs, Les Damnés de la Terre, L’An V de la révolution algérienne, dont le retentissement parmi les peuples colonisés a été planétaire.
L’œuvre de Frantz Fanon revient de plus en plus souvent dans les débats publics depuis un an ou deux, notamment grâce à l’activité inlassable de la militante Rokhaya Diallo. Adèle Van Reeth lui a consacré quatre épisodes de son émission Les Chemins de la philosophie sur France Culture sous le titre général Révolution Fanon, avec la participation d’Achille Mbembe, Marylin Maeso, Claire Mestre et Elsa Dorlin, ainsi que la lecture d’extraits de ses textes.
Ce retour au premier plan des préoccupations, dans le sillage des débats sur le racisme, m’a donné envie de relire Peau noire, masques blancs. L’exemplaire de ma bibliothèque avait été imprimé en 1971, à l’époque j’étais encore passablement imprégné de maoïsme et mes tentatives pour ajuster Fanon à cette idéologie avaient lamentablement échoué, bref je n’y avais rien compris, il était temps de s’y remettre.
Ce qui frappe dès les premières pages, c’est le style, non pas un style qui serait là pour faire des effets, mais celui qui surgit spontanément d’une pensée acérée. De nombreuses pages de Peau noire, masques blancs (remarquez le singulier avant la virgule, le pluriel après) pourraient figurer dans une anthologie de la poésie en prose de langue française. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que beaucoup d’écrivains africains et antillais de langue française écrivent en prose sous les auspices de la poésie lyrique, c’est évident pour Aimé Césaire, mais je pense aussi à Patrick Chamoiseau, à Jacques Stephen Alexis, ou au poignant Royan de Marie Ndiaye. Comme si une sensibilité longtemps brimée jaillissait en effusion.
Frantz Fanon évoque l’état d’aliénation des Noirs martiniquais, qui dès qu’ils sortent de leur milieu familial pour plonger dans la société n’ont d’autres modèles que des modèles blancs, et il fait l’inventaire de toutes les impasses où les accule ce dilemme. Quand le livre est publié en 1952 Fanon a 27 ans, il vient de terminer ses études de médecine, la France est encore à la tête d’un immense empire colonial, la guerre d’indépendance algérienne n’a pas commencé, la revendication nationale des peuples colonisés cherche encore sa voie. La démarche de Fanon est celle d’un précurseur, précédé certes d’Aimé Césaire, mais en ce temps si beaucoup d’hommes colonisés s’étaient déjà révoltés, en Algérie en 1945 (massacres de Sétif, Guelma et Kherrata), à Madagascar en 1947, peu d’écrivains avaient défendu par la plume le droit des peuples, droit qu’ils pensaient à bon droit acquis après la victoire de 1945 sur le nazisme à laquelle ils avaient contribué avec valeur (Frantz Fanon lui-même avait rejoint l’armée de la France libre).
« Le Noir est un homme noir ; c’est-à-dire qu’à la faveur d’une série d’aberrations affectives, il s’est établi au sein d’un univers d’où il faudra bien le sortir.
Le problème est d’importance. Nous ne tendons à rien de moins qu’à libérer l’homme de couleur de lui-même.
Nous irons très lentement, car il y a deux camps : le blanc et le noir.
Tenacement, nous interrogerons les deux métaphysiques et nous verrons qu’elles sont fréquemment fort dissolvantes.
Nous n’aurons aucune pitié pour les anciens gouverneurs, pour les anciens missionnaires. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre.
Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc. Dans l’absolu, le Noir n’est pas plus aimable que le Tchèque, et véritablement il s’agit de lâcher l’homme. »
Pour démonter les mécanismes de l’aliénation, Fanon part d’expériences vécues ou relatées qu’il analyse au prisme de sa pratique psychiatrique et de la psychanalyse. Parmi ces expériences il y a les relations sexuelles, entre femmes noires et hommes à la peau la plus claire possible, entre femmes blanches et hommes noirs : Fanon part d’exemples littéraires (Mayotte Capécia, Michel Cournot) ou cliniques où le désir est suscité plus par des fantasmes que par son objet réel, fantasmes dont l’auteur analyse la vacuité. « La prostituée que nous citions plus haut nous rapportait que sa recherche des nègres datait du jour où on lui avait raconté l’histoire suivante : une femme, un soir qu’elle couchait avec un nègre, perdit la raison ; elle resta folle pendant deux ans, mais, guérie, refusa de coucher avec un autre homme. Elle ne savait pas ce qui avait rendu folle cette femme. Mais, rageusement, elle essayait de reproduire la situation, de retrouver ce secret qui participait de l’ineffable. »
Il ne faut pas oublier, en lisant ces pages, qu’elles sont écrites alors que presque tout l’Afrique est encore colonisée, que la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion viennent juste d’accéder au statut de départements français de plein droit (théorique). Il n’y avait, pour des femmes ou des hommes noirs, que fort peu de situations où ils pouvaient être sur un pied d’égalité avec des Blancs.
Fanon consacre des pages perspicaces aux films et aux illustrés qui façonnent l’imaginaire des enfants, aux poupées blondes aux yeux bleus. Toujours l’identification proposée est au Blanc (on trouve bien sûr la même observation chez Toni Morrison) ; le spectateur noir dans un cinéma à la Martinique s’identifie sans difficulté à Tarzan ou au cowboy qui pourchasse les Indiens, mais qu’il voie le même film à Paris au milieu de spectateurs blancs ne lui autorisera plus la même sérénité. Je suis surpris de voir en 2021 à Paris des gens apparemment de bonne foi et hostiles par principe au racisme hausser les épaules lorsque viennent à leurs oreilles des phénomènes de ce genre, comme s’ils n’avaient pas des effets forts cruels sur celles ou ceux qui les prennent en pleine figure : je finis par penser que ces gens croient toujours vivre dans une France uniformément blanche et catholique, et où donc le fait d’appartenir à une minorité ne devrait même pas être mentionné. Il est consternant que cet état d’esprit s’étale à longueur d’émissions de télévision, au Sénat et à la Chambre des députés.
À la fin de son livre Frantz Fanon consacre un chapitre à la reconnaissance. J’ai particulièrement apprécié la section qui renvoie à Hegel, très dense et bien plus compréhensible que le texte de la Phénoménologie de l’esprit. Il cite quand même le maître en exergue : La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu. On ne saurait mieux dire : « l’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’est pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaines. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie. »
Frantz Fanon est un véritable universaliste, au sens où, loin de vouloir tous les êtres humains semblables, il nous demande au contraire de les reconnaître dans leur diversité et de les accueillir dans des institutions pluralistes.
À l’heure où se déversent des Niagara [1] de niaiseries racistes, inconscientes ou hypocritement revendiquées, il faut lire et relire Frantz Fanon.