La colonisation est-elle une entreprise lucrative ? Depuis l’apparition des doctrines mercantilistes au XVIe siècle, leur critique par Adam Smith au XVIIIe, par Marx au XIXe, par John Atkinson Hobson et Lénine au début du XXe, la question n’a cessé d’être débattue. En 1984 l’historien Jacques Marseille l’a relancée par un livre qui a fait date, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce. Quarante ans plus tard, l’économiste et statisticien Denis Cogneau en reprend l’examen à nouveaux frais dans son ouvrage Un empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française, XIXe-XXIe siècle.
Profits de la colonisation
Jacques Marseille, alors militant communiste (il changera d’orientation plus tard), avait entamé ses recherches pour « démontrer la pertinence des thèses marxistes dans l’histoire de la colonisation », or, il n’est pas arrivé à montrer « que le “grand capital” s’était enrichi grâce aux colonies ». Pour lui, l’empire colonial, à compter de 1930, fut surtout « un débouché pour un capitalisme archaïque soucieux de retarder au maximum une restructuration imposée par l’évolution internationale » (Élie Cohen).
Le « grand capital » est une entité mal définie dont les contours sont difficiles à tracer. Jacques Marseille a découvert que si certains acteurs privés du capitalisme traditionnel ou archaïque (Lesieur, Boussac) avaient effectivement tiré de l’exploitation coloniale des revenus considérables, le solde en termes de revenu national brut était beaucoup moins évident. Et comme il était plus historien qu’économiste, il s’est un peu embrouillé dans des données dont il faut bien dire qu’elles sont fragmentaires, hétérogènes et d’interprétation hasardeuse, et il a cru pouvoir en déduire, à l’inverse de son postulat initial, que l’empire colonial français avait été une charge pour la collectivité nationale. Ce sont ce postulat initial et ces conclusions finales que Denis Cogneau réexamine dans son livre, à la lumière de données plus complètes et mieux consolidées, aidé par ses compétences d’économiste et de statisticien qui lui ont permis d’en démêler les tenants et les aboutissants (dans la mesure du possible, certaines données sont simplement inexistantes).
Les deux empires
Le livre de Denis Cogneau replace la question des coûts et bénéfices de l’empire dans une perspective plus vaste que ne le faisait Jacques Marseille. La France a eu deux empires coloniaux successifs : le premier a été perdu pour l’essentiel au traité de Paris de 1763 (Canada, Louisiane, Indes...) et pour le reste sous Napoléon (Saint-Domingue, la Louisiane récupérée sur l’Espagne). N’en restaient plus que quelques confettis (comptoirs des Indes, Petites Antilles, quatre communes du Sénégal...). Le second empire colonial français prend réellement son essor en 1830 avec la conquête de l’Algérie, qui sera suivie de celles de la Tunisie, de l’Afrique occidentale et équatoriale (AOF et AEF), de l’Indochine, de Madagascar, d’îles du Pacifique et de l’Océan Indien et enfin du Maroc, sans oublier les mandats de la Société des Nations pour la Syrie et le Liban, le Cameroun et le Togo. Le livre dont il est question ici ne traite que du second empire colonial français.
Conquête
Denis Cogneau décrit le processus de la colonisation de façon plus approfondie que ne l’avait fait Jacques Marseille. Ainsi, je savais que l’histoire du coup d’éventail donné à l’ambassadeur français par le dey d’Alger et qui aurait été le prétexte de l’invasion était une fable pour taire une dette française relative à des livraisons impayées de blé algérien à la France (si !), mais j’ignorais que ce contentieux remontait à 1797, ainsi que ses rebondissements. Le livre établit aussi clairement qu’une entité politique algérienne constituée existait bien avant la colonisation, contrairement à ce qui est encore aujourd’hui souvent prétendu, même si cette entité était moins fermement centralisée que le royaume marocain ou le beylicat de Tunis.
Spoliation et travail forcé
Le processus de spoliation des meilleures terres au profit des colons et de refoulement des populations vers des terroirs misérables est bien analysé. Il en ira de même en Afrique au sud du Sahara, avec en outre le travail forcé qui ruinera et dépeuplera des régions entières (André Gide en avait déjà donné une description assez effrayante dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad. On lira aussi avec profit L’Afrique fantôme de Michel Leiris (1934).). De façon générale, le système colonial fonctionne de telle sorte que la population colonisée survive juste au seuil de la subsistance, à l’exception d’une infime minorité d’intermédiaires et de fonctionnaires destinés à encadrer et à surveiller la population.
Les populations étaient non seulement dépossédées de leurs terres, mais soumises à une fiscalité qui dans bien des cas les contraignait à adopter des pratiques agricoles conformes aux intérêts coloniaux, comme par exemple la culture de l’arachide en Afrique sahélienne. Les impôts ainsi prélevés assuraient le financement de la colonisation, notamment la rémunération des fonctionnaires métropolitains, ce qui réfute la thèse de Jacques Marseille. Les tentatives de plantations d’hévéa ont échoué en AEF, mais très bien réussi en Indochine. En gros la colonisation ne rapportait pas grand chose en regard du revenu national brut de la France, mais elle ne coûtait pas. Elle n’a commencé à devenir une affaire dispendieuse que dans les années 1950, quand la France a voulu s’attacher à son empire colonial condamné et pour cela entreprendre des expéditions militaires sanglantes et onéreuses, même si en partie financées par les États-Unis dans le cadre de la guerre froide, en Indochine notamment.
Esclavage, servage, métayage
Une des découvertes les plus étonnantes que j’ai faites dans ce livre est celle du modèle d’Evsey Domar : « il est possible d’organiser les observations autour de deux équilibres polaires : l’un de culture extensive à rendements faibles où la terre est abondante et le travail doit être économisé, l’autre de culture intensive à rendements élevés où la terre est rare et le travail doit l’économiser. Le premier paraît bien correspondre à de nombreuses régions d’Afrique subsaharienne, et le second au Vietnam, les autres pays se situant entre les deux. Un dernier élément caractérisant ces deux équilibres concerne l’attraction, la gestion et la rémunération du travail. Le modèle formulé en 1970 par Evsey Domar, inspiré notamment par le servage en Europe, rationalise l’idée que l’abondance de la terre est susceptible d’induire l’institution politique du travail servile et du travail forcé. Lorsque la terre est abondante et libre d’accès et le travail maître de ses mouvements, n’importe quel paysan peut s’installer à son compte ; il ne peut exister de classe de propriétaires de domaines, car il leur serait impossible de proposer un salaire plus élevé que le revenu du paysan libre. Seul le travail asservi, attaché à la terre (servage) ou propriété du maître (esclavage), permet de rentabiliser l’exploitation des domaines d’une “classe de loisir”. Dans ce modèle d’économie préindustrielle, si au contraire la quantité de terres vacantes est réduite, comme dans le cas considéré par Malthus, alors le produit marginal du travail descend vers le niveau de subsistance (le coût d’entretien d’un esclave) et il devient équivalent de recruter un paysan libre ou de posséder un esclave. Il se révèle même plus avantageux de recourir au travail libre, par exemple sous la forme du métayage, qui est plus incité à travailler efficacement et intensément la terre. » Cette idée permet de mieux comprendre la naissance de l’État au moment de l’invention de l’agriculture, avec la nécessité d’une classe dirigeante, d’une classe militaire, d’une classe sacerdotale, et donc d’une masse laborieuse dont le surplus de production les nourrisse, ainsi que la nécessité d’un État pour que l’esclavage existe, bref, on retrouve des idées de Georges Dumézil.
Colonialismes comparés
De nombreuses controverses ont comparé les différents colonialismes européens, pour savoir lequel était plus ou moins prédateur, plus ou moins cruel : Denis Cogneau, en se concentrant sur les colonialismes français et britannique, les deux plus importants, conclut qu’au delà de différences plus ou moins anecdotiques l’un n’était ni pire ni meilleur que l’autre. Certes, le Royaume-Uni, première puissance mondiale de 1763 à 1914, avait colonisé des contrées plus vastes et plus riches que la France, son colonialisme avait un meilleur rapport, mais les taux de rentabilité n’étaient pas si différents, non plus que les méthodes d’oppression, d’asservissement et de pillage des populations.
Fidèle à sa tradition bureaucratique, la France installait dans ses colonies des fonctionnaires métropolitains en proportion plus nombreux que ceux des autres colonisateurs, et ils recrutaient aussi en plus grand nombre des fonctionnaires sur place, ce qui grevait les finances locales (alimentées par l’impôt prélevé localement). Cette tradition s’est transmise aux États indépendants issus de l’empire français, qui ont ainsi hérité d’une fonction publique relativement pléthorique et onéreuse, ce qui ne manque pas de déséquilibrer leur budget.
Tout ça pour ça ?
Bref, tout ça pour ça, serait-on tenté de conclure ? Si la colonisation a procuré à diverses catégories d’acteurs privés des occasions de s’enrichir ou de faire carrière, cette dimension économique n’était pas le motif premier de la politique coloniale. Il fallait s’emparer de la Tunisie avant l’Italie, du Maroc avant l’Allemagne, à Fachoda la France a raté un débouché sur le Nil Blanc et par là vers l’Égypte. Bref, c’était l’époque des impérialismes, et tout ce que l’on ne prenait pas serait pris par un rival qui améliorerait ainsi sa position relative. Au prix de souffrances infinies pour les populations des pays colonisés, massacrées et spoliées, qui aujourd’hui encore en subissent les conséquences, parce qu’il ne faut pas se leurrer : si nous pouvons montrer du doigt leurs dictateurs, n’oublions pas que c’est nous qui les avons installés au pouvoir, et, en définitive, pour servir nos intérêts.