2084, La Fin du monde est le dernier roman de Boualem Sansal, il a reçu de nombreux prix bien mérités et il mérite d’être lu. D’abord parce que son auteur est un maître de la langue française : son style est alerte, facétieux, consistant sans lourdeur, léger avec profondeur.
Ensuite parce qu’à travers la fiction il dit des choses importantes. Ici ou là on a présenté ce livre comme un remake de 1984 de George Orwell, ce qui n’est pas faux, mais il ne s’en tient pas là, il a des choses nouvelles à nous dire. Le totalitarisme a évolué depuis la fin du stalinisme et du nazisme, quoi qu’on en dise de nouvelles formes sont apparues, de nouvelles méthodes de manipulation mentales ont été élaborées.
Les penseurs ne sont pas près de clore leurs controverses sur l’unicité ou la diversité du système totalitaire, voire sur son existence même, la thèse d’Hannah Arendt qui établit un parallèle implacable entre stalinisme et nazisme est périodiquement remise en question, et tout aussi périodiquement réinstaurée. Quelques chercheurs ont récemment souligné que les fondateurs des Frères musulmans, Hassan el-Banna et Sayyid Qutb, s’ils avaient été inspirés par le wahhabisme saoudien, n’en avaient pas moins été des lecteurs attentifs du Lénine de Que faire ?, inspiration que j’ai retrouvée dans une interview sur France Culture d’un intellectuel membre du Hezbollah libanais qui déclarait que son mouvement était un parti de type léniniste. Ce type d’organisation est en effet ce que l’on a trouvé de mieux pour contrôler les masses jusqu’au plus intime de leurs pensées et de leurs sentiments, bien supérieur en cela aux méthodes nazies, à la brutalité rudimentaire. Le Hezbollah me semble d’ailleurs avoir encore du chemin à parcourir pour atteindre un tel degré de perfection.
La fiction uchronique de Boualem Sansal se situe dans un monde futur dévasté par des guerres saintes nucléaires, dont les paysages évoquent tour à tour les déserts iraniens où sont allés se perdre les soldats américains envoyés dans le fol espoir de libérer par la force les otages de leur ambassade à Téhéran, et les montagnes qui cernent Alamut, forteresse du Vieux de la montagne, chef des Assassins.
Cet univers sinistre est dominé par une théocratie totalitaire qui emprunte ses traits religieux surtout à l’Islam mais non sans quelques emprunts aux traits les moins avenants du christianisme, et son organisation politique plutôt au système soviétique, hybridé de la dictature iranienne de l’époque Ahmadinejad. Ce qui pourrait être nouveau dans les formes totalitaires qui apparaissent dans le monde musulman, ce serait un obscurantisme radical et sans nuances, que l’auteur évoque avec une force de suggestion qui trahit une longue fréquentation du phénomène. L’empire se nomme Abistan, son dieu Yölah, doté d’un « prophète délégué », Abi. Mais ce qui fait le plus penser à l’URSS, c’est la fermeture totale de cet empire, dont les habitants ignorent quasiment qu’il puisse exister un monde extérieur, ou, s’ils en ont quelque soupçon, c’est sous les traits d’une altérité absolue et monstrueuse, cependant que les hauts dirigeants en font venir leurs voitures de luxe et vont s’y faire soigner s’ils sont malades.
Le héros du roman, Ati, au début de son périple, quitte après sa « guérison » un sanatorium de haute montagne qui n’est pas sans faire penser à la prison soviétique de Iaroslavl où Evguénia Guinzbourg attendait son départ pour la Sibérie, saupoudrée d’un soupçon du Thomas Mann de la Montagne magique. Si ses poumons vont mieux, ses années de sanatorium lui ont inoculé une maladie autrement dangereuse : il se pose des questions, il ressent des doutes, se demande où ont disparu ces caravanes qui approchaient d’une mythique « frontière » avec on ne sait quelle contrée, et dont l’escorte militaire a été retrouvée massacrée au fond d’un ravin gelé. Il croise un archéologue de retour d’un village récemment découvert qui semble avoir abrité une civilisation en contradiction totale avec l’histoire officielle. Comme de juste en système soviétoïde, tous les témoins disparaîtront et une interprétation conforme sera substituée à la vérité.
S’il convient de réfléchir à la façon dont les régimes totalitaires établis contrôlent les populations sous leur joug, il n’est pas sans intérêt de se demander comment les aspirants totalitaires réussissent à embrigader certains jeunes (il s’agit là d’une digression de ma part, ce point n’est évoqué qu’en filigrane par Boualem Sansal). Kamel Daoud s’est récemment fait prendre à parti parce qu’il avait mentionné, parmi les motifs de tels ralliements à des causes totalitaires, la frustration sexuelle : mais il a bien sûr raison, et cela ne concerne pas que de jeunes musulmans, dans ma jeunesse l’adhésion aux groupuscules gauchistes était bien souvent mue par l’espoir d’entrer dans un groupe humain chaleureux, et surtout d’y rencontrer de charmantes militantes.
Si l’on ouvre aujourd’hui Sous le regard d’Occident de Joseph Conrad ou Les Démons de Dostoïevski, qui décrivent les groupuscules extrémistes de leurs temps, on ne peut qu’être frappé de la constance de ces phénomènes, ces romans, que bien des aspects opposent par ailleurs, ont des résonances étonnamment contemporaines, il ne faudrait pas grand chose pour les transposer à notre époque. Les ressorts employés par les cheffaillons pour subjuguer les militants de base et leur faire commettre des atrocités sont toujours les mêmes.