Dans un article précédent j’avais rendu compte d’un livre de Tony Judt, Après-guerre — Une histoire de l’Europe depuis 1945 ; l’auteur est mort cet été et les Éditions Héloïse d’Ormesson publient Retour sur le XXe siècle — Une histoire de la pensée contemporaine — Pour en finir avec l’ère de l’oubli.
Il s’agit en fait d’un recueil d’articles publiés entre 1994 et 2006 dans les revues The New Republic, The New York Review of Books, The Nation, Ha’aretz, The London Review of Books et Foreign Affairs. Ainsi que l’annonce l’auteur au début d’une introduction substantielle, « ils couvrent un large éventail de sujets — des marxistes français à la politique étrangère de l’Amérique, de l’économie de la
mondialisation à la mémoire du mal — et un large espace géographique,
de la Belgique à Israël. Mais ils répondent à deux préoccupations
dominantes. La première est le rôle des idées et la responsabilité
des intellectuels. Le tout premier essai repris ici traite d’Albert
Camus, le plus récent est consacré à Leszek Kołakowski. Ma seconde
préoccupation est la place de l’histoire récente dans une ère d’oubli :
la difficulté que nous avons à dégager un sens du siècle troublé qui
vient de s’achever et à en tirer les leçons » (p. 13). La pensée est
claire, le style direct et la lecture agréable (malgré un petit nombre
de passages où la traduction a dû être mal retranscrite).
Les deux premières parties du livre, intitulées « Le cœur des ténèbres »
et « La politique de l’engagement intellectuel », réunissent des
monographies consacrées à des personnages : Arthur Koestler, Primo
Levi, Manès Sperber et Hannah Arendt pour la première, Albert Camus,
Louis Althusser, Eric Hobsbawm, Leszek Kołakowski, Jean-Paul II et
Edward Said pour la seconde, dans un style assez proche de celui
des « Vies politiques » de Hannah Arendt.
Il n’est pas surprenant que « Le cœur des ténèbres » soit occupé par
quatre intellectuels juifs qui vécurent à l’époque des grandes tueries
européennes, et qui, parmi les premiers, tentèrent, à l’époque avec
peu de succès, d’attirer l’attention de leurs contemporains sur
l’ampleur et la nature extraordinaires des crimes des régimes nazi et
soviétique. À l’occasion, chaque fois, de la parution d’un livre écrit
par le personnage en question, ou consacré à lui, Judt fait appel à
une érudition sans faille pour une analyse en profondeur.
Hannah Arendt
Depuis quelques années il semble de bon ton de dévaluer l’œuvre de
Hannah Arendt en montant en épingle des erreurs anecdotiques ou des
analyses discutables mais relatives à des points particuliers : en
réalité, peut-on soupçonner, parce que l’intelligentsia française ne
supporte toujours pas que l’assassinat de dizaines de millions de
personnes par le régime soviétique ait été mis rigoureusement en
parallèle, par elle, avec les crimes nazis, et aussi parce que sa
critique de l’establishment sioniste et israélien lors du procès
d’Eichmann n’a pas été acceptée par les milieux pro-israéliens.
Judt rend une juste place à celle qui, dès 1951 (il fallut attendre
la traduction française vingt et un ans, ces vérités étaient trop
rudes), proposa dans Les Origines du totalitarisme une analyse
comparée pénétrante du nazisme et du système soviétique : « elle a mis
de l’ordre dans de grandes choses, et, pour cela, elle mérite que l’on
se souvienne d’elle » (p. 138). Notamment, « ce qu’Arendt a le mieux
compris, et ce qui lie son explication du nazisme et son étude
... [ici p.113 je saute un passage de traduction douteuse] de
l’expérience soviétique, ce sont les traits psychologiques et moraux
de ce qu’elle appelait le totalitarisme. »
Louis Althusser
Louis Althusser a profondément marqué la génération de Tony
Judt [1], lequel d’ailleurs se trouva étudiant à l’École normale
supérieure à l’apogée du maître. Intrigué par sa réputation
hyperbolique, il alla l’écouter : « après deux laborieuses tentatives
pour m’adapter à l’expérience, j’abandonnai le séminaire pour n’y plus
jamais revenir » (p. 156). Mais, « de longues années plus tard, et
contraint pour des raisons professionnelles de lire les œuvres
publiées d’Althusser, par bonheur peu nombreuses, je compris un peu
mieux de quoi il retournait, intellectuellement et
sociologiquement. Althusser se livrait à ce que ses acolytes et lui
appelaient une “lecture symptomatique” de Marx : autrement dit, ils
lui prenaient ce dont ils avaient besoin et feignaient d’ignorer le
reste. Voulaient-ils que Marx ait dit ou voulu dire une chose qu’ils
ne trouvaient pas dans ses écrits, qu’ils interprétaient les
“silences”, échafaudant ainsi une entité purement imaginaire. C’est
cette chose qu’ils appelaient science, et une science que Marx était
censé avoir inventée et qui était applicable, telle une grille, à tous
les phénomènes sociaux. » (p. 156).
Pourquoi cette manipulation de textes ? pour « sauver le marxisme des deux
grandes menaces qui pesaient sur sa crédibilité : le macabre bilan du
stalinisme et l’échec des prévisions révolutionnaires de Marx. »
(p. 157). Althusser avait inventé la notion de « pratique théorique »,
qui « avait le charme singulier de placer les intellectuels et
l’activité intellectuelle sur le même plan que les organisations
économiques et les stratégies politiques qui avaient occupé des
générations antérieures de marxistes » (p. 157). Inspiré par le
structuralisme alors à la mode, il s’employa à réfuter les lectures
« humanistes » de Marx qui fleurissaient dans les années 1960 ; en
effet « souligner la condition et les responsabilités morales des
individus revenait à détourner de l’appréciation des forces impersonnelles
plus vastes à l’œuvre dans l’histoire et à abuser ainsi les ouvriers,
comme tout le monde, en leur faisant croire qu’ils pouvaient agir de
leur propre chef, au lieu d’accepter l’autorité de ceux qui parlaient
et pensaient pour eux. » (p. 159).
À titre personnel je suis particulièrement sensible à cette analyse de
Tony Judt, parce que, sans avoir été directement exposé à l’influence
d’Althusser, je fus, comme nombre de mes contemporains, soumis à celle
de certains de ses épigones, et j’acceptai pour plusieurs années de diminuer ma faculté de juger et mon libre arbitre au nom de ces
« forces impersonnelles », les lois de l’histoire, la lutte des
classes et autres thèses douteuses.
Au bout du compte, on se demande comment de telles « élucubrations »
(p. 155) ont pu jouir d’un tel prestige et exercer une telle
influence, et rester encore aujourd’hui des sujets de recherches
dans de nombreuses universités britanniques et américaines.
Edward Said
Edward Said est mort malheureusement en 2003, ce qui nous prive de ses
analyses des événements plus récents, qui certainement nous seraient
précieuses. Professeur à l’université Columbia, il a consacré sa vie
universitaire à l’étude des relations problématiques entre la pensée
et la littérature européennes modernes d’une part, les sociétés et les
cultures des pays colonisés ou dominés par l’Europe d’autre part. Mais
aussi, nous dit Tony Judt, « à compter de 1967, avec une urgence et une passion croissantes au fil des ans, Edward Said a été un commentateur éloquent et omniprésent de la crise du Moyen-Orient ainsi qu’un partisan de la cause des Palestiniens. » (p. 230).
Si Edward Said dresse un tableau des violences et des iniquités
israéliennes, il jugeait aussi de première importance de « dire la vérité à et sur son peuple, plutôt que de courir le risque de céder à “la complaisance et
la flagornerie envers son camp qui défigure l’histoire des intellectuels depuis des temps immémoriaux”. » (p. 236).
Sa critique du « processus d’Oslo », de son hypocrisie et de son
injustice, est d’autant plus impitoyable qu’appuyée sur des sources
circonstanciées et irréfutables, souvent israéliennes, elle va au
fond des choses, que ce soit par des études cartographiques ou par
l’exégèse de textes diplomatiques touffus que personne n’a jamais
pris la peine de lire.
« Trois décennies durant, presque seul, il a maintenu ouverte en
Amérique la discussion sur Israël, la Palestine et les Palestiniens.
Ce faisant, il a pris des risques personnels considérables en
rendant un service inestimable au pays. Sa mort [a ouvert] un vide
béant dans la vie publique américaine. Il est irremplaçable. »
L’autobiographie de ce Palestinien protestant de nationalité
américaine [2], À Contre-voie (en
anglais “Out of place”, le titre est éloquent), est à lire
absolument : outre des expériences vécues riches d’enseignements
sur les sociétés palestinienne, libanaise et égyptienne, on y trouve une description comparée des systèmes éducatifs anglais et américain, dont aucun ne sort indemne.
Un demi-siècle d’Europe, d’Israël et d’Amérique
La troisième partie est consacrée à l’Europe et à Israël, la quatrième
à l’Amérique. Fin connaisseur de tout ce qui concerne la France, Tony
Judt, à l’occasion de recensions de livres ou d’articles, nous fournit
des synthèses éclairantes sur la défaite française de 1940 (p. 253) ou sur Les Lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora, p. 276), mais ce sont les articles sur la Roumanie (p. 353) et la Belgique (p. 329) qui m’en ont le plus appris, même si la seule erreur factuelle que j’aie relevée concerne ce dernier article [3] :
saviez-vous que ce n’est qu’en 1919 que la Belgique a accédé au
suffrage universel masculin (p. 333), et en 1932 que l’enseignement en
néerlandais fut rendu obligatoire dans les écoles de la région
néerlandophone (p. 336) ?
Les deux articles consacrés à la politique israélienne ont été
publiés, l’un dans The New Republic, « Sombre victoire : la guerre
des Six Jours d’Israël » [4] (p. 380), l’autre dans Ha’aretz, « Le pays qui ne
voulait pas grandir » (p. 405). Dans le premier, Judt fait montre de
son talent à résumer une crise internationale de façon à en rendre les
péripéties intelligibles, (comme il le fait dans l’article consacré à
la crise des missiles soviétiques à Cuba de 1962, p. 441), puis il
replace les choses dans un cadre plus vaste et montre que, si Israël
a gagné la guerre, il a d’une certaine façon « perdu la paix », en
sabotant toutes les occasions possibles d’améliorer ses relations avec
les pays arabes qui l’entourent, sans parler de ses citoyens arabes et
des habitants des territoires occupés, et en gaspillant irrémédiablement
le capital de sympathie dont il disposait dans l’opinion publique
internationale, pour faire de cette victoire « une catastrophe morale
et politique » (p. 408). « Aux yeux d’un monde qui regarde son poste de
télévision, le fait que l’arrière-grand-mère d’un soldat israélien ait
été assassinée à Treblinka ne peut pas excuser le traitement abusif qu’il
inflige à une Palestinienne qui attend de pouvoir franchir un poste de
contrôle. “Rappelez-vous Auschwitz” n’est pas une réponse acceptable. »
(p. 411).
« L’habitude de mettre toutes les critiques étrangères dans le même sac
en les taxant d’antisémitisme est profondément ancrée dans les instincts
politiques israéliens... Mais ce sont les Juifs vivant hors d’Israël qui
en payent le prix. Non seulement cette tactique les empêche de critiquer
Israël, car ils ont peur de se montrer en mauvaise compagnie, mais elle
encourage les gens à considérer les Juifs où qu’ils soient comme des
collaborateurs de facto de la mauvaise conduite d’Israël. Quand Israël
viole le droit international dans les territoires occupés, quand Israël
humilie publiquement les populations dont il a pris la terre — mais
répond ensuite aux critiques en hurlant à l’“antisémitisme” —, il
veut dire, en fait, que ces actes ne sont pas des actes israéliens, ce
sont des actes juifs ; l’occupation n’est pas une occupation israélienne,
mais une occupation juive ; et si vous n’appréciez pas cela, c’est que
vous n’aimez pas les Juifs. » (pp. 411-412). Ce comportement est « la
principale source du sentiment antijuif en Europe occidentale et dans une
bonne partie de l’Asie ».
De fait, et ce sera aussi un thème de l’article de Ha’aretz, la
politique israélienne, non seulement coloniale et raciste, mais aussi
irresponsable, s’explique par l’impunité que lui assure (en tout cas
pour l’instant) le soutien inconditionnel des États-Unis.
Si Tony Judt n’a aucune indulgence pour la politique israélienne, il
n’en a pas plus pour la politique américaine : l’article sur la crise
des missiles de Cuba en 1962 affaiblit la version américaine
traditionnelle, qui attribue une victoire totale à Kennedy, en faisant
ressortir, à la lumière des archives soviétiques récemment rendues
disponibles, les mérites de Khrouchtchev, tout en jetant une lumière
inquiétante sur les ardeurs guerrières de l’entourage du président
américain. L’article sur Kissinger ruine sa réputation, en montrant en
gros et en détail que les effets négatifs de sa politique, au Chili, au Cambodge ou en Iran, par exemple, se répercutent jusqu’à maintenant : il ne laisse à son crédit que la normalisation des relations avec la Chine. Il y aurait encore bien des commentaires à faire : le mieux est de vous conseiller la lecture de ce livre.