Pénélope fut un des principaux chats de la fin du siècle dernier. Je vais m’efforcer de retracer ici les événements significatifs de sa vie, ainsi que les traits les plus marquants de sa personnalité, qui, pour le meilleur ou pour le pire, n’ont laissé indifférent aucun de ceux qui l’ont approché, hommes ou bêtes.
Pénélope naquit en septembre 1992 à Mezeaux, petit village d’une province française de l’ouest, le Poitou. Je n’ai fait moi-même sa connaissance que trois ans plus tard, aussi ne puis-je narrer ses années de formation que d’après les récits qui ont pu m’en être faits par Amina, sa jeune maîtresse, alors âgée de huit ans, et Artémise, la maman d’icelle.
Malgré ce que pourrait laisser supposer son nom, Pénélope était un chat mâle. L’attribution de ce nom homérique mais féminin fut le fruit d’une erreur de diagnostic : il était venu aux oreilles d’Artémise que les chats tricolores étaient nécessairement des chattes, pour d’impérieuses raisons génétiques. Restait à s’entendre sur la substance du caractère tricolore : un pelage qui alliait un ventre, une poitrine et un menton blancs à un occiput, un dos et une queue tigrés selon deux nuances de gris-beige, comme celui de Pénélope, ne confère pas la qualité tricolore, qui n’est obtenue qu’avec des taches noires et oranges. Bref, sur la foi d’informations incomplètes et d’observations sommaires, Artémise se dispensa d’un examen anatomique plus approfondi, et Pénélope eut à porter, pour le reste de ses jours, un nom féminin. Cela lui fut-il désagréable ? Peut-être, mais il n’en laissa jamais rien paraître.
Pénélope était le fils de Finouette, ex-Finou (une autre erreur de diagnostic), elle-même née au début de la même année dans la maison de l’oncle et de la tante d’Artémise, à quelques kilomètres de Mezeaux, et qu’Artémise et Amina avaient adoptée en s’installant dans cette maison, à leur arrivée d’Afrique. La maison était spacieuse, constituée de deux bâtiments mitoyens mais indépendants, sur un beau terrain en pente d’un demi-hectare, bordé de noyers et d’autres arbres auxquels étaient venus s’ajouter un catalpa et des vinaigriers. Cette ancienne ferme avait été bien aménagée, et dotée notamment d’une vaste pièce de réception à charpente apparente et de nombreuses salles de bain qui ne manquaient jamais de paraître superflues aux populations poitevines en visite. Pendant la vie africaine d’Artémise, c’était une maison de vacances. À peine âgé de trois jours, Pénélope eut à affronter une nouvelle épreuve : Finouette, sans doute mal remise des fatigues de l’accouchement, s’avança imprudemment sur la route qui longeait la maison, et fut happée par une auto. Il allait désormais devoir s’en remettre, pour son éducation et sa subsistance, aux seuls humains, puisqu’il n’avait plus ni parent ni ami chat. Que cela eût sur sa personnalité à venir une influence déterminante, cela ne peut faire aucun doute.
Artémise disait ne pas aimer les animaux, en ce sens qu’ils ne lui inspiraient aucun intérêt particulier, mais ils pouvaient quand même compter sur elle. C’est ainsi que Pénélope fut nourri au biberon. Pénélope avait trois ans lorsque ma vie croisa à nouveau celle d’Artémise, trente ans après que nous eûmes été condisciples au lycée de Poitiers. Je devins un hôte habituel des fins de semaine à Mezeaux, et les résidents permanents du lieu durent s’y accoutumer. À vrai dire, ce ne fut pas sans une désapprobation manifeste qu’Amina et Pénélope eurent à se pousser un peu pour me faire une place non pas tant dans l’espace, qui ne manquait pas, que dans le temps et les préoccupations d’Artémise.
La désapprobation de Pénélope à l’encontre de mes séjours ne se manifesta pas par un état dépressif, qui aurait pu par exemple provoquer une perte d’appétit et une certaine prostration, non, pas du tout. D’aileurs les habitudes alimentaires du chat fournirent la matière de quelques conversations entre Artémise et moi, conversations dont les préoccupations logiques ne furent pas absentes. Artémise avait eu, dans une vie antérieure, à élever des chiens, animaux dont elle n’avait guère d’expérience. Elle s’était donc procuré un manuel pratique du chien, grâce auquel elle avait acquis de nombreuses connaissances dont l’utilité devait d’ailleurs se révéler parfois transposable à d’autres êtres, notamment humains. Mais s’il était un point (parmi d’autres) sur lequel le comportement des chiens différait de celui des chats, c’était dans le domaine des repas. Le chien, disait le manuel, prend un unique repas par jour, et les expériences pratiques menées avec des chiens réels avaient confirmé ce principe. Artémise savait qu’un chat n’était pas un chien, et elle en avait déduit, avec justesse, qu’il n’était de ce fait pas soumis à la règle d’unicité du repas quotidien. Mais cette déduction avait, par une erreur de calcul logique, engendré une règle (fausse) qui disait que le chat prenait dans la journée autant de repas qu’il lui en venait l’envie. Il y avait derrière cette règle erronée une tradition douteuse selon laquelle le chat prend dans la journée de multiples petits repas, mais Pénélope avait réussi à faire adopter une jurisprudence selon laquelle il prenait dans la journée de multiples gros repas, autant que l’envie lui en prenait.
Lors de mes premiers séjours à Mezeaux, l’application de cette jurisprudence battait son plein, et des conséquences néfastes en découlaient. Le budget de l’alimentation féline était exagéré, puisqu’aussi bien le chat européen contemporain ne se contente plus des restes de l’alimentation humaine et des proies issues de sa chasse, mais consomme des croquettes et des plats préparés tout cuits en provenance des supermarchés. En outre, cet animal était affecté d’un embonpoint excessif pour son âge et menaçant pour sa santé. Je ne manquai pas d’attirer l’attention d’Artémise sur ces désordres et sur leurs effets fâcheux, et préconisai la limitation à une valeur quotidienne raisonnable, disons trois ou quatre, du nombre des repas pénélopiens. Était également venue à mes oreilles une autre théorie, qui mentionnait le rôle symbolique pour les animaux, et donc aussi pour l’homme, de l’ordre de préséance alimentaire : celui qui domine mange le premier, les dominés mangent après. Pour persuader les animaux de la domination de leurs maîtres humains et les convaincre de leur obéir, il convient de les nourrir après ceux-ci. Cette théorie fut également communiquée à Artémise, qui l’appliqua, au moins de temps en temps, plus ou moins complètement.
Pénélope ne fut pas indifférent à l’introduction dans le Haut-Poitou méridional des théories modernes relatives aux repas des animaux de compagnie, notamment des chats. Il leur fut d’emblée hostile, carrément hostile. L’application de la prérogative humaine dans la question du petit déjeuner lui fut particulièrement odieuse. Ce sentiment qu’il éprouvait, il ne le garda pas pour lui, en un ressentiment silencieux. Il l’exprima de la voix et du geste, avec une véhémence indignée et la résolution du combattant déterminé que l’on peut dès ici retenir comme un de ses traits de caractère les plus marquants. Bref, il lutta contre l’application des nouveaux décrets avec une énergie sans relâche, destinée à user la détermination d’Artémise, non sans quelque succès il faut bien le dire.
Pénélope n’avait pas seulement observé avec justesse l’entrée en vigueur des nouveaux décrets relatifs aux repas félins, mais il avait également repéré avec perspicacité le responsable de leur instauration, en l’occurrence l’auteur de ces lignes. Le coupable identifié fut soumis à des représailles systématiques, directes ou indirectes. Les représailles directes consistaient parfois en coups de griffe, mais plus souvent en morsures, toujours administrées lorsque nous étions en tête à tête, loin des regards d’Artémise. Les représailles indirectes prenaient la forme d’actions de dissuasion envers Artémise, de pressions de nature, pensait le chat, à la convaincre de se débarrasser de ce nouvel animal de compagnie, encombrant, bavard, gourmand, intrusif, affameur de chat et pour tout dire désagréable. D’ailleurs Amina était bien d’accord avec cette analyse, et nul doute qu’une telle unanimité des résidents de longue date dût raisonnablement trouver l’oreille de la patronne et conduire à l’éviction de l’intrus. Ces actions indirectes consistaient en dépôts de petits besoins répartis agréablement dans la maison, en attentats contre les provisions, en saccage d’objets divers.
Pour illustrer les actions directes menées par Pénélope contre l’envahisseur je prendrai une anecdote particulière. Il y eut un samedi où je dus venir à Mezeaux alors qu’Artémise était retenue ailleurs pour la journée : elle ne pouvait pas venir me chercher à la gare de Saint-Maixent où le TGV me déposait habituellement. Je devais donc aller à Mezeaux par les transports en commun, entreprise qui n’allait pas manquer d’intérêt.
Aller de Saint-Maixent à Mezeaux était un projet sans espoir, mais Niort, la gare suivante et le chef-lieu du département, semblait une destination plus prometteuse. Effectivement le TGV m’y déposa vers onze heures du matin, et la cour de la gare abritait une station de bus où s’arrêtaient les autocars qui, via Mezeaux, ralliaient Chef-Deulette, chef-lieu du canton et, comme son nom l’indique, lieu où prend sa source la Deulette, principal affluent de rive droite de la Charente. L’organisation merveilleuse des transports publics dans le département des Deux-Sèvres faisait, certes, que le dernier car avait quitté la cour de la gare dix minutes avant l’arrivée du train, et que le suivant partait trois heures et demie plus tard, mais il faisait beau, j’allais donc pouvoir visiter Niort. Bon, deux heures de tourisme, suivies d’un agréable déjeuner dans un restaurant de cuisine kurde, installé ici par miracle, et je me rendis à la gare routière, où je repérai le car de Chef-Deulette, ainsi que son chauffeur, à qui je fis part de mon projet de monter dans son véhicule pour me rendre à Mezeaux. Cette déclaration sembla le plonger dans le plus grand trouble : il y avait sans doute des années que personne n’avait pris le car pour Mezeaux, or le car passait soit à Curzay, soit à Mezeaux, mais ne pouvait passer à Curzay et à Mezeaux, pour des raisons de géométrie d’un certain carrefour, où le car ne pouvait prendre le virage qui aurait pu le conduire de Mezeaux à Curzay, ou de Curzay à Mezeaux, d’ailleurs. Et un passager régulier allait tous les samedis de Niort à Curzay, jeune garçon qui allait devoir téléphoner à son père qu’il devrait, à cause de mon projet de voyage à Mezeaux, aller le chercher à Chef-Deulette plutôt qu’à Curzay. Les téléphones portables ne s’étaient pas encore répandus de façon irrémédiable (les réseaux, sauf celui de Bouygues, n’atteignent d’ailleurs toujours pas Chef-Deulette), et c’était compliqué, mais bon, finalement cela fut réglé, nous quittâmes la Place de la Brèche avec six passagers à bord, dont quatre descendirent d’ailleurs au premier arrêt dans les faubourgs de Niort, et nous roulâmes une bonne heure avant d’atteindre Mezeaux, où je fus déposé au pied de la petite église romane agrémentée d’une façade baroque. Mezeaux est un minuscule village, chanté par un écrivain local, Marguerite Gurgand, dans son roman non dépourvu de mérites, « Les demoiselles de Beaumoreau ». J’eus vite atteint la maison d’Artémise, devant laquelle Pénélope m’attendait à grands cris, révolté d’avoir dû jeûner depuis le matin. Habituellement, à ce stade de nos relations, c’est-à-dire un an ou deux après notre première rencontre, il affectait de ne pas me reconnaître, si ce n’est de ne pas me voir, mais là, la nécessité faisait loi, j’étais le seul humain disponible pour ouvrir la porte et rendre d’autres services, il surmonta son snobisme et vint se frotter sur mes mollets.
La porte ouverte, Pénélope m’indiqua avec autorité le chemin du frigidaire qui contenait ses nutriments. Incidemment, il savait parfaitement ouvrir lui-même le frigidaire, en glissant sa patte sous la porte et en agrippant le joint en caoutchouc avec ses griffes, mais il savait aussi avec quelle réprobation ces agissements étaient accueillis, aussi ne s’y adonnait-il qu’avec parcimonie, lorsqu’il estimait avoir été victime d’une injustice exceptionnelle, propre à légitimer un acte de révolte éclatant, provocant. Bref, ce jour-là il disposait d’un humain pour accomplir les basses besognes alimentaires, et il attendit que je lui servisse à manger, ce que je fis incontinent. S’il est un domaine où les manières félines l’emportent par l’élégance sur celles des chiens, c’est bien celui de la table. Pénélope termina son repas avec grâce et componction, se lécha les babines et fit quelques pas en s’étirant : je crus pouvoir tirer argument de ce bien-être auquel j’avais contribué, mieux, dont j’étais le dispensateur principal, pour risquer une caresse sur le dos de Pénélope : présomptueux que j’étais ! Une morsure précise et profonde vint me rappeler à ma position ancillaire. Les chats n’ont en effet pas la même vision sociologique que nous, et bien malin qui pourra prouver que nous avons raison contre eux : ils sont convaincus, non sans quelques arguments, que l’espèce humaine a été domestiquée par eux, et qu’ainsi tout chat adulte raisonnablement bien organisé possède un ou plusieurs humains à son service, chargés de faire en sorte que la maison soit correctement chauffée, qu’il n’y ait pas de gouttières sous le toit, et que le frigidaire soit rempli de nourritures convenables, lesquelles seront préparées selon les règles de l’art avec une fréquence suffisante et servies au chat, à sa famille et à ses amis. Le service félin comporte aussi l’ouverture et la fermeture des portes et des fenêtres lorsque la demande en est faite, la disposition aux endroits appropriés de coussins, de fauteuils, de lits et autres lieux de repos, ainsi que le dressage des petits humains, qui sinon risqueraient de se laisser aller à quelques tractions de queue de chat et autres actes inadmissibles de lèse-chat. Ces tâches accomplies, les humains de la maison du chat sont libres de vaquer, mais ils ne sont pas pour autant autorisés à de trop grandes familiarités, comme celle dont j’avais eu l’audace et pour laquelle je venais de recevoir ma juste punition.
Il est fait mention ci-dessus des amis du chat : il ne m’a pas échappé que certains auteurs nient l’existence de l’amitié chez les chats, dont les relations sociales autres qu’amoureuses seraient cantonnées à la fratrie et à la lignée ; et il est vrai que Pénélope n’avait pas d’ami chat. Mais j’ai pu observer des chats qui avaient des amis avec lesquels ils n’avaient aucun lien de parenté. Ainsi, de miens amis retournés à la terre dans le Tarn-et-Garonne y avaient amené Titus, un jeune chat parisien dépourvu de toute parenté locale ; eh bien Titus ne tarda pas à se faire un ami d’un chat du voisinage un peu plus âgé que lui, qui venait lui rendre visite et partager ses repas, et ce pour leur plus grande satisfaction à tous les deux (sinon pour celle des humains obligés de doubler les rations). Plus tard, devenus adultes, ils chassaient ensemble la nuit, et on les voyait rentrer à l’aube tous les deux en file indienne. De même, la chatte de mes parents avait fini par sympathiser avec le vieux chat de la voisine, et ils se faisaient des farces en se surprenant dans les buissons.
Un jour j’ai entendu à la radio un spécialiste des comportements (un éthologue) expliquer ce qui selon lui constituait le propre de l’espèce humaine : l’aptitude à respecter certaines valeurs, ainsi que la pratique du secret et du mensonge. Sauf le respect que je lui dois, ce monsieur n’avait jamais dû fréquenter sérieusement les chats, sinon il n’aurait pas manqué de découvrir qu’ils possèdent bien ces trois aptitudes, et à un degré qui surpasse celles de beaucoup d’humains. Il y a certes parmi les chats, comme parmi les humains, des individus peu doués, des imbéciles, pour tout dire, mais qui ne peuvent faire oublier les chats de qualité, tel Pénélope.
Il m’a un jour été donné de vérifier les compétences psychologiques des chats, une fois parmi d’autres. J’observais deux jeunes chats de l’année, âgés peut-être de six ou sept mois, qui jouaient dans un arbuste. Quelques branches plus haut se percha un pigeon. Les deux chats, aussitôt attirés par le volatile, entreprirent de monter vers lui dans l’espoir de s’en saisir. Mais ces deux nigauds faisaient un tel raffut que le pigeon s’envola : assumèrent-ils leur échec avec amertume ? Que nenni : un quidam était là pour en endosser la responsabilité, moi en l’occurrence, et les deux chats me regardèrent d’un oeil accusateur, afin que je n’ignore pas ma culpabilité dans l’affaire de la fuite du pigeon.
Pénélope avait toujours ambitionné de dormir dans le lit des humains, ce par quoi il faut bien dire qu’il ne manifestait pas une grande originalité au sein de la gent féline. Je soutiens que le moteur de cette ambition est l’amour : à quoi les matérialistes, au rang desquels Artémise, ont tendance à objecter que ce serait plutôt la recherche de la chaleur et de la douceur du lit. Mais l’amour n’est-il pas, sinon toujours, du moins souvent, la recherche d’un peu, ou, mieux, de beaucoup de chaleur et de douceur ? N’ai-je pas connu des couples, rompus par les émotions d’un printemps trop vigoureux, qui se sont réunis avec le retour des premiers froids de l’hiver ? Bref, Pénélope avait pu sans grande difficulté satisfaire son désir de concubinage avec Amina, mais Artémise était tout à fait opposée à la réalisation d’un tel projet qui aurait concerné son propre lit. Or parfois Amina était absente, en vacances ou en classe de neige, Artémise ne fermait pas la porte de sa chambre, et alors Pénélope, que l’on avait oublié d’envoyer mener dehors sa vie sauvage de la nuit (on remarquera ici, comme en d’autres passages de ce récit, que l’administration de cette maison manquait de règles systématiques et surtout systématiquement appliquées, qui eussent été de nature, par leur systématicité même, à inculquer à Pénélope plus d’obéissance et de respect, justement, des règles [1]), persévérait dans ses entreprises en direction du lit de sa patronne, et ce malgré les répressions réitérées qui s’ensuivaient. Il s’avançait à pattes de velours dans la chambre et sautait sur le lit sans un bruit, mais son goût pour la chaleur le trahissait : à force de se rapprocher d’Artémise, il finissait par la réveiller à moitié, et prenait alors une bonne tape qui le chassait.
Le conflit pour le lit était donc une guerre de position et d’observation suspicieuse émaillée d’escarmouches occasionnelles, lorsque je fis irruption dans l’univers d’Artémise.
Il y avait dans cette maison une position où Pénélope était invincible, inexpugnable : c’était une chaise de la cuisine, généralement poussée sous la table surélevée qui servait aux travaux culinaires, par opposition à l’autre table, de hauteur normale, destinée aux repas : si la chaise avait été sous la table des repas, il n’y aurait eu de place que pour un chat en position couchée, tandis que sous la table de travail, Pénélope pouvait être assis, tout en bénéficiant d’une protection contre d’éventuelles attaques venues du haut, des coups de torchon d’Artémise, par exemple, cependant que le dossier de la chaise parait aux attaques latérales. Lorsqu’il était donc assis sur cette chaise, de préférence pendant les préparatifs des repas, sur lesquels il avait d’ailleurs alors un point de vue panoramique, Pénélope prenait un air particulièrement insolent, impérieux même ; si un torchon, objet honni du fait de l’usage qui en était fait parfois pour des actes de lèse-chat, était posé sur le dossier de sa chaise, il le griffait rageusement et le jetait à terre ; son visage offrait l’aspect de la cruauté impitoyable. Si les aliments en préparation excitaient de façon agréable son odorat ou sa vue, il émettait des signes sonores et gestuels qui pouvaient sans ambiguïté être interprétés comme des manifestations revendicatives, comme des prétentions à la possession et à l’ingestion de ces aliments. Et si un humain imprudent se risquait dans ces circonstances à tendre la main pour une caresse, il était assuré d’une morsure ou d’un coup de griffe. Je l’ai déjà signalé plus haut, Pénélope savait parfaitement ouvrir le frigidaire : pour ce faire, il glissait sa patte sous la porte, et avec sa griffe accrochait le joint en caoutchouc qui en assurait l’étanchéité, ce qui diminuait l’intensité de la force de traction à exercer ; il n’y avait plus alors qu’à tirer. Il avait mis cette technique au point un jour où nous étions partis en excursion pour la journée. À notre retour le frigidaire était grand ouvert et les aliments dignes de l’intérêt félin répandus à terre et plus ou moins mangés. Les forces de répression n’hésitèrent pas longtemps sur le choix d’un coupable, et Pénélope endura des représailles à la mesure de son forfait, ce dont il conçut un vif sentiment d’injustice : n’avait-il pas été abandonné tout seul dans la maison, avec pour seule pitance de vieilles croquettes éventées ? N’était-il pas légitime alors de forcer la porte de la cambuse et de s’y servir ?
Si je connais la méthode pénélopienne d’ouverture de frigidaire, c’est qu’il l’a employée sous mes yeux, avec le plus parfait cynisme (un comble !). Après les représailles consécutives à sa première tentative réussie (y eut-il des échecs ? nous l’ignorerons, je le crains, toujours), Pénélope s’abstint de recommencer, sauf s’il s’estimait parfaitement dans son bon droit, et c’est dans une telle circonstance que, sous mes yeux, il réitéra son attentat. Artémise et moi ne partageâmes bien entendu pas son appréciation de la situation, et il fut puni. Mais j’en retiens que les chats, ou du moins certains d’entre eux, possèdent une notion assez précise de la justice et de leur droit. Lorsqu’il estimait que les humains manquaient aux devoirs alimentaires qui s’imposaient à eux vis-à-vis de lui, Pénélope pouvait devenir violent : je l’ai vu littéralement gifler Amina pour la faire lever de son canapé, après quoi il attrapait ses pieds entre ses pattes de devant pour les faire se mouvoir en direction de la cuisine. Avec Artémise ou moi il était trop prudent pour employer la violence physique, mais ses manifestations vocales ou gestuelles n’étaient guère empreintes de douceur.
Pénélope pouvait faire avec ses pattes des choses extraordinaires. Par exemple, il aimait bien dormir sur le linge fraîchement repassé, mais parfois Artémise l’avait laissé empilé de façon inconfortable, selon par exemple une déclivité mal-commode : alors Pénélope prenait le tas de linge à bras le corps, si j’ose dire, et le disposait selon une configuration plus favorable, avec patience ; il pouvait en faire autant pour un coussin mal placé, qui risquait de glisser à terre. Une fois, Amina et Artémise rentraient à la maison, et surprirent Pénélope en équilibre au-dessus de la cuvette des toilettes, en train d’y faire ce que de droit. Quelle bête intelligente !
Pénélope tenait à ce que ses qualités ne restassent pas ignorées du public, aussi de temps en temps offrait-il aux spectateurs présents un numéro complet de chat, avec démarche nonchalante de grand fauve dans les hautes herbes de la savane poitevine, approche de la proie, course rapide, ascension du catalpa devant le salon, mine terrifiante, puis retour dédaigneux, attitude suprêmement détachée pour aller s’étendre majestueusement sur la terrasse. Les circonstances les plus favorables à l’exhibition de ce grand numéro étaient les soirées d’été où les humains dînaient sur la terrasse, et, spécialement, quand il y avait des invités, surtout des invités nouveaux, qui ne connaissaient pas encore Pénélope. Ils ne laissaient pas d’être impressionnés. Les visiteurs qui gardaient, eux, toujours un mauvais souvenir de Pénélope, étaient les animaux invités, ou non invités mais venus avec leurs maîtres. Au premier rang de ces malheureuses victimes était le petit caniche du fils aîné d’Artémise et de son épouse, visiteurs réguliers à Mezeaux. La pauvre bête était tellement terrorisée à l’idée de séjourner sous le toit de Pénélope qu’elle en faisait sous elle. Bien sûr, dès que les humains avaient le dos tourné, il prenait une raclée. Un jour nous reçûmes la visite d’un ancien collègue d’Artémise en Afrique, accompagné de sa femme et d’un énorme berger allemand, qui fut attaché sur la terrasse pendant le repas. Pénélope s’approcha d’un air indifférent à trois ou quatre mètres du chien, s’assit tranquillement et jeta un regard rêveur sur la campagne : le chien se mit à trembler comme une feuille, à gémir, implora grâce. Nous eûmes pitié de lui et priâmes Pénélope d’aller contempler plus loin, ce à quoi il consentit sans trop de hâte.
Pénélope possédait au sujet des humains une science certaine, il savait s’y prendre avec eux, mais il était resté un animal sauvage, moins humanisé que certains de ses congénères urbains. À part Amina, et aussi les vétérinaires, qui savent y faire par métier, personne ne pouvait se saisir de lui. À l’âge de quatre ou cinq ans il avait été coupé, pour mettre un terme aux bagarres de plus en plus violentes auxquelles il participait avec les matous du voisinage et dont il rentrait balafré de partout, mais cette opération n’avait pas fait de lui un eunuque, comme sont les chats coupés plus jeunes ; il avait juste cessé de courir le guilledou, mais gardé sa combativité et son physique de lutteur. Un jour Pénélope avait rendez-vous chez le vétérinaire : Artémise et moi ne savions pas comment le mettre dans sa cage de transport. Nous plaçâmes au fond de ladite cage des aliments prisés du chat, il y pénétra pour voir, je fis basculer la cage afin de l’y précipiter et la portai dans l’auto. Nous étions sur le point de démarrer, lorsque Pénélope remarqua que la porte de la cage était mal fermée, il la poussa doucement avec sa patte et se glissa sans précipitation vers la verte campagne, sans qu’Artémise ni moi osions le rattraper, de crainte d’être lacérés. Ce jour-là, Pénélope ne se départit pas un seul instant de son sang-froid, mais il rata son rendez-vous chez le vétérinaire, et sa confiance en moi, déjà bien faible, fut pour longtemps réduite à peu près à rien.
Il m’a été donné, rarement, d’observer Pénélope sous l’empire de la peur, et même de la panique. Un samedi matin, en fin de matinée, nous rentrions du marché à Chef-Deulette, et les paniers remplis de provisions étaient posés devant le frigidaire. C’était une circonstance où Pénélope ne manquait jamais d’exercer le pouvoir d’investigation que lui conférait sa suzeraineté à notre égard. Il était donc en train de flairer d’un air dédaigneux les fruits et légumes, sous lesquels étaient enfouis des paquets plus intéressants en provenance de la boucherie et de chez la dame qui fabriquait des fromages de chèvre.
Pénélope n’éprouvait aucun intérêt pour le poisson, mais adorait le fromage de chèvre, même un peu affiné, et le Haut-Poitou méridional est la terre d’élection du fromage de chèvre, avec pour seuls rivaux sérieux les voisins du Berry et de la Saintonge, peut-être aussi de la Touraine. Bref, Pénélope fouillait du nez le tas de fruits dans l’espoir de gagner un meilleur accès aux parfums carnés et caprins, et peut-être pas seulement aux parfums. Les fruits contemporains, lorsqu’ils sont issus du négoce et pas directement de l’étal d’un producteur, et je dois dire que bien qu’il y eût dans le canton de Chef-Deulette des vergers, nous étions parfois amenés à acheter des fruits en provenance de l’agriculture industrielle, lesquels fruits, donc, sont souvent ornés de petites étiquettes auto-collantes qui en mentionnent l’origine ou les mérites. Une de ces étiquettes était à moitié décollée, et les investigations olfactives de Pénélope s’en approchèrent au point qu’elle se colla sur le nez du chat, qui fut pris de panique, se croyant saisi par un animal mystérieux et, en fait, invisible. Il prit immédiatement la fuite à toutes pattes, mais il n’arrivait pas à se débarrasser de l’étiquette, la colle était de trop bonne qualité. Je réussis quand même à m’approcher de lui et à retirer l’étiquette. En tirai-je quelque reconnaissance féline, voire un peu d’amour, comme Saint Jérôme avec son lion (il paraît qu’en réalité c’était Saint Guérassime, au nom mal traduit par l’Église d’Occident) ? Peut-être : cet épisode était bien postérieur à l’affaire de la cage de transport et du rendez-vous avec le vétérinaire, et Pénélope s’était habitué à moi, il me laissait l’approcher, même dans des circonstances aussi tragiques que cette histoire d’étiquette. Or le principal facteur de l’amour, comme Marcel Proust l’a observé pour les humains, et il me semble que cela vaut aussi pour les chats, c’est l’habitude.
Un des premiers épisodes de la résignation de Pénélope à l’inévitabilité de mon existence eut lieu par une soirée d’automne assez fraîche : j’étais assis sur le canapé devant la cheminée où brûlait un feu de bois. Cette cheminée était équipée d’un insert, c’est-à-dire que le feu, au lieu d’être à l’air libre, était enfermé dans une cage métallique munie vers l’avant d’une vitre en verre réfractaire qui le laissait voir. L’insert représente par rapport à la cheminée classique un progrès considérable : il permet une répartition bien plus régulière de la chaleur, ainsi que des économies de bois, et devient ainsi un moyen de chauffage vraiment utilisable. Bref, la température devant la cheminée était propre à attirer Pénélope, qui vint par là avec le projet de s’allonger sur quelque fauteuil, lorsqu’il remarqua ma présence : il me regarda d’abord d’un air vaguement dégoûté, mais il dût calculer que ma chaleur corporelle devrait bien lui apporter quelques calories supplémentaires, et il vint se coucher en rond sur mes genoux.
Amina, qui observait la scène avec une camarade de collège, proféra sa désapprobation à voix suffisamment haute pour que j’entende : « Il m’a volé mon chat ! ». Évidemment, pour ces faveurs pénélopiennes il y avait un prix à payer, et dès l’heure suivante je sus que j’abritais une des dernières puces de la saison, dont les faveurs sus-mentionnées n’avaient peut-être été qu’un moyen machiavélique de se débarrasser.