Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Solitude à seize heures
« Chanson douce » de Leïla Slimani, « Petit pays » de Gaël Faye
Le Goncourt 2016 et son dauphin
Article mis en ligne le 28 novembre 2016
dernière modification le 20 décembre 2016

par Laurent Bloch

Une fois n’est pas coutume, je me suis procuré le roman qui a cette année remporté le Prix Goncourt, « Chanson douce » de Leïla Slimani, et celui qui le lui a le mieux contesté, « Petit pays » de Gaël Faye. Je n’ai pas été déçu et n’hésite pas à vous les recommander.

Du Burundi au Rwanda

Gardons le lauréat pour la fin et parlons du roman de Gaël Faye, assez largement (mais pas trop) autobiographique. Le narrateur, Gabriel, est un jeune homme qui vit dans la région parisienne, on sent que malgré un métier, un salaire, un appartement, il est plutôt à la dérive dans un océan de vacuité, son seul lien dans la vie est avec sa sœur plus jeune, Ana, que l’on devine plus équilibrée. Il va nous raconter son enfance et son adolescence.

Gabriel et sa petite sœur Ana sont nés au Burundi d’une mère rwandaise, Yvonne, et d’un père français, Michel. La famille d’Yvonne a fui le Rwanda pour échapper aux agressions contre les Tutsis, qui avaient commencé bien avant le génocide de 1994.

Gabriel vit sa vie d’écolier, puis de collégien dans une société de plus en plus soumise aux discriminations et au violences ethniques. Les amis blancs de son père distillent au jour le jour un racisme de basse intensité mais d’imprégnation permanente. Les nouvelles du Rwanda sont de pires en pires. Les milices ethniques s’organisent, Pacifique, le frère d’Yvonne, s’enrôle. Au Burundi la situation n’est guère plus riante, l’espoir soulevé par une élection démocratique est bientôt balayé par un coup d’État qui instaure une guerre civile larvée mais meurtrière.

Malgré les mauvaises nouvelles, en février 1994, Yvonne, Ana et Gabriel partent au Rwanda pour représenter la famille au mariage de Pacifique, dans un village isolé des montagnes. Ils sont accueillis à l’aéroport de Kigali par la tante Eusébie. « Veuve, Eusébie était installée dans une maison du centre-ville de Kigali où elle élevait seule ses quatre enfants, trois filles et un garçon de cinq à seize ans : Christelle, Christiane, Christian, Christine. » Pacifique est au courant des préparatifs du génocide, qui battent leur plein. Ils vont au mariage, mais repartent le soir-même, la situation est trop dangereuse pour s’attarder.

Le génocide est déclenché à peine deux mois plus tard, le 7 avril. Dès que possible, en juillet, Yvonne part au Rwanda, pour découvrir les cadavres d’Eusébie et de ses enfants, puis ceux de la belle-famille de Pacifique. Elle cherche sa mère partout, jusque dans les camps de réfugiés au Zaïre, en vain. Elle rentre à Bujumbura, elle plonge dans la démence. Ana et Gabriel auront pu s’enfuir en France, mais un jour Gabriel reviendra à Bujumbura.

Ce que Gaël Faye a écrit de cette histoire mérite que vous le lisiez.

Chanson douce

Le premier paragraphe du livre de Leïla Slimani expose le meurtre de deux enfants, Mila et Adam, par l’assistante maternelle qui en avait la garde, Louise. La suite du roman nous apprendra dans quelles circonstances la vie de Louise a été détruite, comment elle a essayé de la reconstruire, pourquoi elle a échoué, ce qui a provoqué l’effondrement et le drame. « “Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? ” La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit. “Car il faut que tout homme puisse aller quelque part.” » Cette citation du Crime et châtiment de Dostoïevski, en exergue du volume, nous en donne le sens, qui ne se révélera qu’aux dernières pages.

Le couple dont Louise garde les enfants, ce sont Paul, producteur musical en pleine ascension, et Myriam, avocate prometteuse qui vient de reprendre une activité professionnelle parce que la vie de mère au foyer la déprimait.

Au fil des brefs chapitres du livre surgissent des flashbacks [1] qui nous apprennent que Louise a eu une fille, Stéphanie, née de « personne », disparue sans laisser d’adresse, puis un mari, Jacques, mort en lui laissant une nuée de dettes à retardement. « À huit ans, Stéphanie savait changer une couche et préparer un biberon. » Adolescente, elle a compris que sa mère était une domestique méprisée, elle l’a méprisée et elle est partie.

La solitude de Louise est écrasante. Myriam, Paul, Mila, Adam sont toute sa vie sociale. Elle est une nounou parfaite, quand Myriam et Paul rentrent le soir le dîner est prêt, le ménage est fait impeccablement, l’appartement est rangé.

Le week-end Louise reste cloîtrée chez elle, un taudis moderne en banlieue, dont bientôt les dettes de Jacques la chasseront. Elle espère que Myriam et Paul auront une occupation imprévue et qu’ils l’appelleront pour les dépanner.

Comment Leïla Slimani, jeune femme belle et talentueuse, peut-elle si bien décrire la vie de Louise, déshéritée, laissée pour compte, humiliée sans même s’en rendre compte ? les affres de la solitude, surtout à seize heures, lorsque l’on mesure qu’il reste encore tant de temps avant le sommeil ? le désarroi de Myriam, jeune mère submergée par les soins à ses enfants et la claustration domestique ? Cela reste le secret de son talent, que je vous invite à découvrir. Et confirme l’idée que le cœur de la littérature romanesque est à chercher dans l’humiliation.