Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Réponses à des questions posées par le mouvement des Gilets jaunes :
Se sentir mal dans une France qui va bien - La société paradoxale
Un livre d’Hervé Le Bras aux Éditions de l’Aube
Article mis en ligne le 27 juillet 2020
dernière modification le 7 août 2020

par Laurent Bloch

Au printemps 2019, alors que le mouvement des Gilets jaunes était encore actif mais que sa mobilisation déclinait, le démographe Hervé Le Bras examinait dans son livre Se sentir mal dans une France qui va bien un certain nombre de revendications et de questions posées (explicitement ou implicitement) par le mouvement des Gilets jaunes et entreprenait de les confronter aux données disponibles sur l’état de la société française, ainsi que de les comparer aux données relatives à d’autres pays, principalement européens. Notons que ce livre est antérieur à la pandémie Covid-19, ce qui ne retire rien à son intérêt, parce qu’il étudie des mouvements de longue durée de la société, en se basant sur une compilation de statistiques d’origines diverses (Insee, Eurostat, OCDE...) et d’enquêtes d’opinions (Eurobaromètre...).

Hervé Le Bras part justement des opinions paradoxales, pour ne pas dire incohérentes, des Français sur leur pays : 94% estiment y être heureux, particulièrement pour leur vie familiale, alors que parmi les peuples européens ils sont ceux qui ont, et de loin, la plus mauvaise opinion de leurs institutions, de leurs hommes politiques, de leurs syndicats, de leurs médias. Seules l’armée et la police trouvent grâce à leurs yeux (85% d’opinions favorables pour l’armée). Les Français n’ont confiance ni dans l’avenir, ni dans l’économie de marché, ni dans l’État-providence, ni dans la mondialisation. Bref, tout va mal, et de mal en pis. Notre auteur va donc confronter ces opinions aux réalités.

Les protestations les plus fréquentes et les plus véhémentes des Gilets jaunes concernaient le pouvoir d’achat, perçu comme déclinant, et les inégalités, perçues comme croissantes. Qu’en est-il ? Si l’on observe le revenu disponible par unité de consommation (qui tient compte de la composition des ménages), il stagne depuis 2008, à l’issue d’une période de croissance forte et continue depuis 1960, hormis une pause au début des années 1980. Depuis 2008, contrairement à l’intuition, la situation des personnes âgées continue à s’améliorer, alors que celle des jeunes de moins de 18 ans reste assez peu favorable. Notons que jusqu’en 2008 le revenu des ménages (après transferts sociaux) croît plus vite que le PIB.

Qu’en est-il alors des inégalités ? « L’inégalité diminue nettement entre 1970 et le début des années 1990, à cause de l’action des gouvernements tant de droite jusqu’en 1981 que de gauche jusqu’en 1993, puis elle augmente lentement tendanciellement, tout en restant loin de son niveau de 1970. Si l’on exclut la légère pointe de 2010 et de 2012 à cause des séquelles de la crise de 2008, la tendance est à la stabilité depuis 2005 environ. »

Même si elles ont beaucoup diminué depuis 1970, les inégalités de revenu ne seraient-elles pas supérieures à celles que l’on observerait chez nos voisins européens ? Selon Eurostat, la France serait en dixième position parmi les 28 pays comparés en 2015, ce n’est donc pas de côté qu’il faut chercher des motifs de colère.

Par contre, les inégalités de patrimoine restent importantes. Sur ce sujet Thomas Piketty apporte des éléments intéressants : l’entre-deux guerres a vu naître une classe moyenne, les « 40% du milieu », entre les 50% d’en bas qui n’ont pratiquement rien et les 10% d’en haut qui jusqu’en 1914 avaient tout (surtout d’ailleurs les 1% de tout en haut), et qui aujourd’hui doivent partager (parcimonieusement) avec ceux du milieu (les 10% d’en haut ne possèdent plus que les 2/3 du capital, alors qu’en 1900 ils en possédaient les 9/10). Sous ce rapport Eurostat nous apprend que la France occupe une position moyenne en Europe. Mais, nous dit Hervé Le Bras, « il est étrange que les récents débats en France n’aient pas réservé une place très importante aux questions de capital, à part la demande de revenir sur l’allègement de l’ISF. » Ce ne sont pas les inégalités les plus fortes qui sont les mieux perçues.

La pauvreté serait-elle un risque pour nos concitoyens ? « Contrairement à une idée répandue, la pauvreté a considérablement reculé en France depuis un demi-siècle. On la mesure habituellement par le pourcentage de personnes qui ont un niveau de vie inférieur à 50 % du revenu médian. Ce pourcentage a constamment diminué depuis les années 1950. Il était encore de 13 % en 1970, mais il est maintenant de 8 %. » L’évolution est plus favorable pour les vieux que pour les jeunes, pour les couples avec ou sans enfants que pour les personnes seules ou les familles monoparentales. Là encore la France est un des pays d’Europe où le taux de pauvreté est le plus faible. Hervé Le Bras nous renseigne au passage sur le nombre de SDF dans notre pays : 140 000, ce qui est énorme en valeur absolue mais faible en proportion.

La santé est-elle menacée ? La pandémie actuelle a bien souligné certaines lacunes ou déficiences, mais si la situation était vraiment si mauvaise, « l’espérance de vie, qui est l’un des meilleurs juges de la qualité de la santé, devrait diminuer, ou au minimum stagner à un niveau inférieur à celui de pays où le système de santé fonctionne mieux. Elle devrait, par exemple, se trouver dans une situation comparable à celle des États-Unis, où l’espérance de vie baisse alors qu’elle est déjà inférieure de trois ans à celle de plusieurs pays européens, et cela malgré un système de santé moitié plus coûteux qu’en France. » Or il n’en est rien : l’espérance de vie des Français (et surtout des Françaises) est une des plus élevées au monde, et elle continue à progresser régulièrement.

On pourrait arguer sur « l’espérance de vie en bonne santé », mais les données d’Eurostat laissent ici perplexe : « c’est en Bulgarie que l’espérance de vie en bonne santé serait la plus élevée, et en Suisse, la plus faible. ... En fait, ces évaluations de la vie en bonne santé reposent sur des appréciations par les individus, et non sur des mesures objectives. » Les séries chronologiques erratiques confirment que la confiance à accorder à ces données est faible.

La France a donc « l’une des plus hautes espérances de vie en Europe, grâce pour partie à une bonne couverture en personnel médical et surtout à la fraction importante de son PIB consacrée à la santé. Elle a aussi l’une des plus faibles proportions de handicapés âgés. Dès lors, on pourrait s’attendre à ce que les Français soient conscients de leur bonne situation de santé en regard des pays voisins. Il n’en est rien. »

La France est aussi à la première place pour les prestations sociales et les retraites, auxquelles elle consacre 34% du PIB. Contrairement aux idées reçues, les frais de gestion n’absorbent qu’une faible part de ce budget : « 1% au Royaume-Uni, 6% en Suisse, autour de 4% en France, Allemagne, Irlande et Danemark. »

Bref, en suivant Hervé Le Bras jusqu’ici nous voyons que si beaucoup de Français, dont le mouvement des Gilets jaunes fut une des expressions, sont mécontents de leur situation, les causes doivent sans doute en être cherchées dans des phénomènes plus difficiles à saisir que les motifs immédiats de ce mécontentement.

On a remarqué (notamment Hervé Le Bras) que le mouvement des Gilets jaunes se manifestait selon une géographie particulière, spécialement le long de la « diagonale du vide » qui, des Ardennes au sud du Massif Central, relie des territoires en voie de perdre autant leur population que leur activité. Hervé Le Bras livre une analyse particulièrement fine et détaillée de ce phénomène, qu’il étudie depuis des décennies par des méthodes statistiques et cartographiques originales que j’ai déjà évoquées ici. Je ne saurais trop renvoyer le lecteur au texte original parce que je ne saurais résumer ici la répartition fine des communes selon la taille et la distance au centre de taille supérieure le plus proche, qui explique bien mieux les choses que la division entre simplement centre et périphérie. Par exemple, « ce sont les écarts entre les situations personnelles qui grandissent à mesure que l’on se rapproche du centre. ... Les plus pauvres comme les plus riches ont intérêt à vivre à proximité du centre pour des raisons différentes. ... En dehors des grands centres, une plus grande égalité règne. »

Pour l’inventaire de « ce qui na va pas » dans la société française, j’en ai déjà fourni un bref résumé ici. En deux mots, le système éducatif procurait un moyen d’ascension sociale pendant la période de forte croissance de l’après-guerre, il ne le procure plus maintenant. Depuis l’année charnière de 1974 les structures familiales se disloquent. La justice et le système pénitentiaire fonctionnent mal.

Enfin citons quelques phrases de la conclusion : « Le lecteur qui parvient au bout de cet ouvrage peut s’étonner que deux sujets qui accaparent d’habitude l’attention, le chômage et l’immigration, aient été passés sous silence. ... Si le chômage était la cause première du mécontentement des Français, les troubles auraient dû éclater depuis longtemps, puisque cela fait quarante ans qu’il est à un niveau élevé. ... Quant à l’immigration, à part quelques provocations par des éléments d’extrême droite, elle a été la grande absente des manifestations, des propositions et des slogans des Gilets jaunes. ... On peut même se demander si la fixation des préoccupations sur l’emploi et sur l’immigration n’a pas masqué depuis des années d’autres causes d’insatisfaction qui, longtemps comprimées, se sont exprimées avec violence. Ni la question du chômage ni celle de l’immigration ne permettent de comprendre l’énigme qu’on a tenté de résoudre ici, celle d’un pays qui se porte bien avec des habitants qui pensent se porter mal. »