Youssouf vient de Bobo-Dioulasso, en Haute-Volta, pays nommé maintenant Burkina Faso. Lui aussi prône le marxisme-léninisme version chinoise, que l’on n’appelle pas encore maoïsme, et fréquente le club de jazz de la Maison des Jeunes et de la Culture. Nous sympathisons parce que nous aimons les mêmes musiciens, le Free Jazz le plus extrême : Ornette Coleman, Archie Shepp, Cecil Taylor... Sa discothèque est une vraie caverne d’Ali Baba.
Il habite la Grand Rue, comme Kalifa. Nous déjeunons ou dînons souvent ensemble au restaurant universitaire. Il fait montre d’une grande éloquence, mais c’est un autre de ses talents, lié à celui-ci, qui me fascine le plus. Par exemple, après le dîner, il m’invite à passer chez lui le lendemain à l’heure du déjeuner. Lorsque je frappe à sa porte le lendemain midi, il me hèle : « Entre, entre ! ». J’obtempère, il est au lit, cependant qu’une jeune fille en tenue légère s’enfuit vers la cabine de douche. Nous allons déjeuner avec elle, après quoi chacun part vaquer : « Bon, tu passes chez moi ce soir pour aller au restau U ? ». D’accord. Le soir, même scénario, mais avec une étudiante différente. Et ainsi de suite plusieurs fois par semaine. Je dois confesser que le spectacle de ces succès à répétition ne compte pas pour peu dans mon adhésion au marxisme-léninisme, dont j’escompte bien qu’il me confère à brève échéance des aptitudes similaires dans le champ de la conquête amoureuse.
Enfant, je passais des après-midi entières dans les atlas, et j’avais bien repéré un pays, colonie française à l’époque, muni de deux villes aux noms extraordinaires : Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. Je m’étais promis d’y aller, ce que je fis, plus tard. Autre sujet d’émerveillement cartographique : le Fayoum, cette dépression égyptienne (44 m au-dessous du niveau de la mer) au fond de laquelle se trouve le lac Qârûn (Moéris dans l’antiquité) alimenté par le Bahr Youssouf, où le Nil semblerait devoir se déverser, si l’on en croit la carte. J’y suis allé aussi, bien plus tard.
Youssouf est censé faire des études de sociologie ; entre les jeunes filles, le marxisme-léninisme et le militantisme étudiant au sein de la Fédération des Étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) il n’a guère le temps de mettre les pieds à l’université, mais je ne doute pas que son talent oratoire subjugue les examinateurs lors des oraux de rattrapage. Plus tard il devient chercheur au Centre voltaïque de la Recherche scientifique, et de dangereux irresponsables lui confient des enseignements de sociologie à l’École d’Assistantes sociales de Ouagadougou.
En 1973 l’Insee décide de me verser rétroactivement quelques primes, je n’ai jamais eu autant d’argent et j’achète illico un billet pour Ouagadougou (à l’époque le transport aérien était beaucoup plus cher qu’en 2022). En effet Youssouf m’avait toujours assuré de l’hospitalité africaine, indéfectible : « tu viens quand tu veux ! ». Bon, quand je veux, certes, mais encore aurait-il fallu que je m’assure de sa présence à Ouagadougou, et de fait à la date prévue pour ma venue il est à Dakar pour trois semaines... Je suis accueilli à la descente de l’avion par un de ses amis, qui m’informe de la situation, et m’emmène chez Youssouf, où je vais donc passer ces trois semaines en compagnie de ses petits frères et sœurs qui habitent la maison. Le père de Youssouf, vieux polygame musulman, habite Bobo-Dioulasso avec ses quatre épouses, et il a envoyé à Ouagadougou cinq de ses enfants, à charge pour Youssouf de veiller sur leur scolarité. L’aînée a dix-sept ans, elle tient le rôle de chef de famille.
Ce concours de circonstances, plutôt défavorable au départ, va faire de ce séjour une expérience unique. En effet si j’ignore à peu près tout des règles de la vie sociale africaine, les petits frères et sœurs de Youssouf sont au moins aussi ignorants des mœurs de l’Europe, où ils n’ont jamais mis les pieds. Ce seront donc trois semaines de surprises quotidiennes, souvent amusantes. Je fais des choses dont je comprends a posteriori qu’elles sont incongrues, comme d’imposer que nous prenions nos repas tous ensemble, y compris le boy, pas beaucoup plus âgé que la fratrie, ou d’aller chaque matin à pied au centre-ville acheter L’Observateur de Haute-Volta, journal indépendant qui n’hésite pas à critiquer ou moquer les autorités, phénomène peu fréquent en Afrique en ce temps.
Je fréquente aussi quelques adultes, l’ami de Youssouf qui est venu me chercher à l’aéroport, et l’épouse de celui-ci, ainsi qu’un camarade connu à Paris, Hubert Yameogo, maintenant pharmacien-chef de l’hôpital Yalagdo, le plus important du pays. La visite d’un tel hôpital est aussi un choc culturel, j’en aurai un autre, encore différent, en visitant l’hôpital Qasr El Eyni du Caire.
Aller au cinéma, cela aussi est assez différent : il est hors de question qu’un « personnage respectable », a fortiori un blanc, approche des caisses, de toute façon c’est impossible. On donne quelques sous à un gamin, qui va se charger de prendre nos places. Idem pour garder la voiture pendant la séance. Séance, au demeurant, très animée, au moins autant par ce qui se passe dans la salle (en plein air) que par ce qui se passe sur l’écran.
Une vingtaine d’années plus tard je reviens dans ce pays, qui entre temps a changé de nom pour devenir le Burkina-Faso. Au carrefour voisin de la maison de Youssouf j’avais été fasciné par les panneaux indicateurs, qui promettaient des routes pour Léo et Po, alors cette fois-ci je vais passer un week-end à Po, à la frontière du Ghana, près de la réserve de Nazinga, que nous ne pouvons visiter à cause de pluies trop abondantes la semaine précédente, c’est néanmoins un séjour intéressant, animé de rencontres surprenantes avec des Burkinabès.
En tout cas je dois une fière chandelle aux étudiants africains de Poitiers, qui m’ont accueilli comme un frère, à certaines périodes ils ont été ma famille de substitution.