Blog de Laurent Bloch
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Après Charlie, les policiers, les juifs, les musulmans, et les autres
Article mis en ligne le 14 janvier 2015
dernière modification le 17 janvier 2015

par Laurent Bloch

Tout semble avoir été dit sur les événements épouvantables de la semaine dernière. Comme Olivier Roy l’avait déjà écrit vendredi 9 janvier, donc avant les assassinats de l’HyperCacher de la Porte de Vincennes et l’extraordinaire journée de manifestations du dimanche 11 janvier, « l’émotion qui a saisi la France après la tuerie de Charlie Hebdo est plus qu’une réaction d’horreur ou une manifestation de solidarité : elle est un fait de société. » On pourra aussi lire dans l’Express le point de vue de Boualem Sansal : « Les musulmans ont tout perdu, ils ont perdu leurs pays “colonisés” par les dictateurs et/ou par les islamistes, et ils ont perdu leur religion, que l’islamisme a phagocyté et dont les dictateurs ont fait la religion d’État, autrement dit leur religion puisque l’État c’est eux. Sans pays et sans leur religion, il se pose à eux un sérieux problème d’identité et de dignité. » Et sur le site des Inrocks l’analyse de Jean Baubérot, toujours mesurée et équitable. Sans oublier Shlomo Sand.

La quasi-unanimité [1] qui s’est manifestée dans la rue et à l’Assemblée Nationale, et dont Olivier Roy note qu’elle impose à nos compatriotes musulmans une double contrainte à laquelle ils ne peuvent répondre, me semble lourde de malentendus et de questions laissées en suspens, auxquelles il faudra bien répondre un jour.

La République française et son régime démocratique (certes imparfait, mais c’est la nature même de la démocratie), tels que nous les connaissons aujourd’hui, se sont construits au cours de plus de deux siècles de combats contre divers adversaires, les monarchismes de diverses obédiences, les totalitarismes de droite et de gauche, mais aussi l’Église catholique.

L’Église catholique apparaît aujourd’hui comme une ONG innocente, minoritaire et plutôt sympathique, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant l’affaire Dreyfus par exemple le journal La Croix, qui a bien changé depuis, a charrié une boue raciste particulièrement nauséabonde. Que l’on pense aussi à l’affaire Finaly, et, pour son dernier combat politique, à l’interdiction du très beau film que Jacques Rivette avait réalisé à partir du roman de Diderot La Religieuse.

Pourquoi ce détour par le passé anti-démocratique de l’Église catholique ? Parce que cette histoire explique que, pour beaucoup de Français de sensibilité démocratique plutôt de gauche, leur penchant démocratique aille de pair avec l’anticléricalisme, et que « bouffer du curé » soit un moyen d’exprimer leur sentiment démocratique. Et, souvent, ils confondent laïcité et combat anti-religieux. J’ai regardé il y a quelques jours une vidéo de Charb, j’ai aussi écouté les manifestants de ces derniers jours, c’est cela que j’ai entendu.

Ce qui me semble ne pas avoir été compris par ces démocrates pleins de bons sentiments et pas racistes pour deux sous, et il est bien sûr ignoble que certains aient dû le payer de leur vie, c’est qu’il est très différent de se moquer d’une religion dominante et oppressive, et de ridiculiser la religion d’une minorité soumise au racisme, et a fortiori d’une minorité longtemps colonisée par notre pays, soumise au racisme et à des dictateurs dont nos gouvernements sont les amis.

Pendant l’affaire Dreyfus Caran d’Ache se moquait du judaïsme chaque semaine, mon grand-père a conservé une collection de caricatures antisémites de l’époque, il n’y a pas de mots pour les qualifier, et avec le recul de l’histoire cela ne ferait plus rire personne aujourd’hui. Je pense qu’il en sera de même un jour des dessins anti-musulmans de Charlie, qui ont souvent tourné à l’acharnement et à l’obsession. Il y a d’ailleurs longtemps que je me suis détourné de ce journal qui avait nourri mon adolescence.

Comme l’ont dit Boualem Sansal et une dame interrogée par Le Monde, beaucoup de Musulmans qui vivent dans notre pays, souvent relégués dans les « quartiers », économiquement peu favorisés et assez mal traités par les institutions de la République, sentent que leur religion est le dernier point d’ancrage de leur dignité. S’en moquer est au minimum idiot, et sans aucun doute odieux. Ce qui ne saurait bien sûr excuser ni des assassinats particulièrement cruels, ni les pitreries commerciales répugnantes d’un Dieudonné.

N’oublions pas l’influence catastrophique du prosélytisme financé par les pays du Golfe, qui propage une conception particulièrement étroite de l’Islam, mais encore faudrait-il ouvrir les yeux sur les conditions d’application de la loi de 1905. J’entendais l’autre jour M. Menucci, conseiller municipal de Marseille, expliquer que chaque année la ville de Marseille consacrait 10 ou 15 millions d’euros à l’entretien des églises, mais rien pour les mosquées : eh bien il ne faut pas s’étonner si pour leur financement elles se tournent vers les gouvernements de tel ou tel pays arabe. Il y a peu le conseil municipal de Poitiers avait voté une subvention pour la construction d’une mosquée (que vous pouvez admirer en regardant par la fenêtre du train juste avant la gare, du côté gauche), mais la Cour régionale des Comptes a bloqué le paiement, alors que les églises sont entièrement entretenues sur fonds publics.

Il me semble que si l’on ne réfléchit pas à ces questions, ce qui passe sans doute par un effort éducatif à l’école mais aussi pour les adultes, des fossés vont se creuser, des barrières s’élever, et le prix à payer risque d’être élevé. La bonne conscience imperturbable de la population blanche de naissance catholique (et en plus de gauche) de ce pays gagnerait en légitimité à être remise en question de temps en temps. Le peuple français a manifesté de façon impressionnante son attachement à la liberté de pensée et d’expression et à la démocratie, il ne se renierait pas en étant plus attentif à la situation des minorités sur le sol de notre pays.


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