De temps en temps j’achète Les Échos : c’est un journal digne de foi, ce qui devient rare. Le numéro des 11 et 12 juillet publiait en sa page 13 trois points de vue perspicaces : La rente contre le développement de Zaki Laïdi, Faut-il supprimer les niches fiscales ? de Pascal Salin et Comment faire baisser l’euro ? de Philippe Jurgensen.
La rente contre le développement par Zaki Laïdi
Cet article examine les chances de succès du projet d’Union pour la Méditerranée : elles ne sont pas estimées très haut. L’auteur note qu’entre les rives Sud et Nord de cette mer les niveaux de vie des habitants sont dans un rapport de 1 à 12, et que les indicateurs du développement humain calculés par le PNUD pour le Sud sont fort bas et en baisse régulière. Mais surtout, les dirigeants au pouvoir sur la rive sud n’ont aucun intérêt au développement de leurs pays, qu’ils perçoivent non sans raison comme une menace contre leurs régimes.
Zaki Laïdi nous invite à considérer cette rive Sud en l’élargissant au Moyen-Orient arabe, qui lui est lié par des liens étroits, et à remarquer que ce n’est pas l’argent qui y manque, c’est le moins que l’on puisse dire : le sous-développement ne résulte pas du manque de ressources, mais de leur allocation sous-développante, si l’on ose dire. Dans la plupart de ces États (Laïdi donne l’exemple de l’Égypte), « la quasi-totalité [des] ressources ont un caractère rentier (aide américaine, tourisme, revenus des immigrés, redevances du canal de Suez)... Les régimes rentiers ont de l’argent, mais ils veillent à ce que cet argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper. »
En effet, la naissance d’une économie locale créatrice de richesses comporterait l’existence d’entrepreneurs et de salariés auxquels les revenus de leur travail confèreraient une autonomie sociale bien supérieure à celle du chômeur maintenu au seuil de la survie par des aumônes gouvernementales calculées au plus juste, ou à celle du courtisan stipendié. Dès lors que toute ressource procède du bon vouloir du despote local dans la distribution des miettes de la rente, le pouvoir de celui-ci est (relativement) assuré.
Zaki Laïdi souligne alors l’impossibilité pour ces régimes d’être démocratiques, dans la mesure où leur domination est assise sur « la canalisation et le contrôle de l’expression de la société. »
Ainsi devient compréhensible la situation en Algérie, où l’argent du pétrole et du gaz coule à flots depuis la hausse des cours, où le chômage atteint des taux très élevés, et où les pouvoirs publics font massivement appel à la main d’œuvre chinoise pour des emplois peu qualifiés dans les travaux publics et le bâtiment. Cette politique en apparence absurde devient parfaitement logique dès lors que l’on a compris que sa seule raison d’être est le maintien et la consolidation de la position des détenteurs du pouvoir.
Je sors ici du compte-rendu pour dire des choses qui ne sont pas dans l’article de Laïdi : préférer subventionner des assistés, qui ainsi continueront à dépendre du subventionneur et constitueront sa clientèle, plutôt que de leur donner les moyens de gagner leur vie en participant à la création de richesses, n’est pas le monopole des dictateurs de la rive Sud. La politique de l’emploi et de l’aide sociale menée par le gouvernement Jospin m’a semblé ne pas être totalement exempte, mutatis mutandis, de ce genre d’arrière-pensées : c’est ce que l’on appelle partout hors de notre pays « le choix français du chômage ».
Faut-il supprimer les niches fiscales ? par Pascal Salin
Les idées de Pascal Salin ne sont pas toujours les miennes, mais là son point de vue est inattaquable. Qui confectionne les niches fiscales ? Les hommes politiques, dont l’objectif est d’être élus ou réélus. Pour atteindre cet objectif, la théorie montre que « l’idéal est donc pour eux de trouver des mesures avec des bénéficiaires ciblés et repérables, alors que le coût de ces mesures est supporté de manière diluée par un grand nombre de contribuables inconscients du cadeau que l’État les oblige à faire aux autres... Les niches fiscales sont donc un instrument très attractif... Mais lorsqu’elles s’accumulent de façon excessive — comme en France — elles limitent l’action étatique. »
Le labyrinthe de niches fiscales qui encombre le paysage français impose à l’économie des distorsions dommageables : « les décisions économiques sont donc souvent déterminées non pas seulement par leur rentabilité propre, mais par les avantages fiscaux qu’elles peuvent apporter. » Ainsi, « pourquoi le plafond [de déductibilité fiscale] est-il de 6.000 euros pour la souscription de parts de fonds communs de placement dans l’innovation, alors qu’il est de 25.000 euros pour des travaux réalisés dans des logements touristiques ou pour les souscriptions au capital de Soficas (cinéma français) ? » Pascal Salin évoque à mi-mots les délicieux repas au cours desquels ces seuils ont pu être négociés, et pour lesquels le lobby du tourisme connaissait sans doute de meilleurs restaurants que les innovateurs.
Que faire des niches fiscales ? Les supprimer toutes, préconise Salin, en allégeant la fiscalité. En effet, les technocrates prétendent que les niches « coûtent à l’État 73 milliards », mais une grande partie des activités qui échappent à ces 73 milliards d’impôts hypothétiques n’existent que pour profiter des niches, et disparaîtraient sans elles. Tandis qu’une réduction uniforme de la fiscalité encouragerait l’activité économique en général et sans distorsions arbitraires.
Comment faire baisser l’euro ? par Philippe Jurgensen
Comme la plupart de ses collègues économistes, Philippe Jurgensen pense que « Jean-Claude Trichet a raison [de ne] pas désarmer face à l’inflation. » L’inflation est un des moyens à la disposition des pays aux économies inefficaces et mal gérées, comme la France, pour faire partager aux autres, l’Allemagne par exemple, le coût de leur impéritie et de l’insuffisance de leurs efforts. L’inflation est aussi un moyen de satisfaire démagogiquement des revendications sans en payer la note, et les gouvernements français y ont abondamment recouru dans le passé, ce que la zone euro rend plus problématique aujourd’hui.
Mais Jurgensen pense aussi que Trichet « a tort [de] laisser le cours de change de l’euro continuer à monter sans réagir. » Certes, « les menaces inflationnistes sont tout à fait réelles, puisque la hausse des prix au sein de la zone euro atteint le niveau le plus élevé depuis sa création, à 4%... Pour étouffer dans l’œuf la renaissance d’une inflation dont les ménages modestes sont les premières victimes, la BCE dispose d’un instrument : le maintien de taux d’intérêt assez élevés. Il n’est pas anormal qu’elle l’utilise. »
Moyennant quoi la politique monétaire plus stricte en Europe qu’aux États-Unis mène à un taux de change de l’euro « surévalué de 20 à 30% par rapport à son niveau d’équilibre, en termes de parité de pouvoir d’achat... ce qui dépasse les limites du raisonnable. »
Mais alors, sans baisse des taux d’intérêt, comment enrayer la hausse de l’euro ? « utiliser un outil puissant, qui permet de déconnecter la fermeté intérieure de l’évolution extérieure de notre monnaie : celui des interventions sur les marchés des changes. »
Pour être efficaces, de telles interventions doivent être massives, si possible coordonnées, et « aller dans le sens indiqué par les grandeurs économiques fondamentales. »
De telles interventions ne dérogeraient-elles pas à l’économie libérale de marché ? Que nenni : « il s’agit ... de corriger des excès du marché, non de s’y substituer — et de lutter à armes égales avec des compétiteurs, chinois notamment, qui n’hésitent pas, eux, à utiliser l’arme du taux de change. »
Jurgensen pense que de telles actions ont toutes chances de succès, « car, outre l’effet psychologique de renversement des anticipations, une banque centrale dispose de réserves illimitées lorsqu’elle agit pour faire baisser sa propre monnaie... Et la création interne de monnaie qui en résulte peut être “stérilisée” par des opérations de reprise des liquidités sur le marché monétaire. »