La Roue rouge est un immense texte (plus de 6000 pages) dont Alexandre Soljenitsyne a poursuivi l’écriture tout au long de sa vie, pour essayer d’élucider les ressorts des événements tragiques endurés par son pays, la Russie. J’hésite à qualifier de roman ce monument hétéroclite où se mêlent récits historiques, coupures de presse, analyses politiques ou économiques, intrigues romanesques et documents d’archives. Je suis loin d’avoir tout lu, seulement quelques centaines de pages du « Quatrième nœud, avril 17 », mais je n’attendrai pas d’être arrivé au bout pour vous en dire deux mots, et vous conseiller d’aller y voir.
Événements dérisoires ou dramatiques, acteurs médiocres, conséquences incalculables : décennies de tyrannie implacable pour des centaines de millions d’humains, assassinats par dizaines de millions.
La Russie au début du XXe siècle
Dans son article Révolution d’octobre. Démocratie des Soviets ou pouvoir totalitaire ? [1], Stéphane Courtois nous rappelle qu’en 1914 la Russie avait surmonté les désastres de 1905 (défaite face au Japon, écrasement de la révolution) et que sous l’impulsion donnée par le premier ministre Piotr Arkadievitch Stolypine (assassiné en 1911) le pays se modernisait rapidement, de façon certes très inégale selon les régions de l’empire et les secteurs de la société, avec des traits archaïques (autocratie tsariste, structure féodale de la propriété foncière), mais la fin de la misère ne semblait pas un but hors d’atteinte. Cet essor était en fait amorcé depuis longtemps ; on pourra par exemple pour s’en faire une idée lire Oblomov, livre publié en 1859 par Ivan Gontcharov, et qui donne de la vie des classes populaires à Saint-Petersbourg un tableau assez contrasté. Comme énoncer cela suscite souvent l’incrédulité de l’auditeur persuadé que le régime soviétique avait quand même amélioré les conditions de vie de la population, qu’il suffise de rappeler que parmi les objectifs proclamés officiellement du plan quinquennal de 1933 figurait le rattrapage du niveau de vie de 1914, et comme la guerre de 1941-1945 n’a sûrement pas permis ce rattrapage, celui-ci n’aura probablement pas eu lieu avant les années 1950, au mieux.
La guerre éclate en 1914
Comme plusieurs articles des numéros récents de Commentaire l’ont exposé, personne n’avait vraiment souhaité la guerre de 1914, déclenchée par l’attentat de Sarajevo et par une cascade de traités qui auraient sans doute pu ne pas être pris trop au pied de la lettre si tel ou tel homme politique décisif n’avait pas été en vacances au mauvais moment, ce qui laissait la décision entre les mains de fonctionnaires civils ou militaires peu préparés à de telles responsabilités. Il semble bien aussi que le bellicisme borné de Guillaume II ait joué un rôle particulièrement néfaste, un peu comme celui de George W. Bush en 2003 en Irak, à ceci près que l’Allemagne, elle, a dû subir les conséquences de l’irresponsabilité de son empereur. Un contre-exemple, bien exposé par un article célèbre de Tony Judt [2], est la façon dont en octobre 1962 Kennedy et Khrouchtchev ont évité que la crise des missiles de Cuba ne déclenche une guerre nucléaire, en résistant aux pressions de leurs militaires respectifs, qui poussaient à l’escalade fatale.
Selon les critères des guerres du XIXe siècle, les pertes humaines et matérielles des trois ou quatre premiers mois de la guerre de 1914 étaient telles que les belligérants auraient dû s’arrêter épuisés. C’était compter sans l’application à la guerre des méthodes de la seconde révolution industrielle, machinisme et mobilisation de masses humaines considérables, investissements en capital sans précédents. Particulièrement mal préparée, la Russie croulait sous l’effort de guerre ; dans une société à 85% rurale, la mobilisation des paysans ruinait l’agriculture ; sur un territoire immense, la désorganisation des transports ferroviaires et la réquisition des animaux de trait avait des effets catastrophiques tant pour les populations civiles que pour l’approvisionnement du front. La faiblesse et la paralysie bureaucratique des organes administratifs aggravait tout.
Révolution de février
La révolution de février 1917 fut déclenchée le 8 mars (calendrier grégorien) par une manifestation de femmes contre la pénurie alimentaire, mouvement bientôt rejoint par les ouvriers des usines Poutilov et d’autres. Après une répression initiale brutale, les soldats de plusieurs unités refusent de tirer sur la foule, Nicolas II abdique le 15 mars au profit de son frère, qui renonce au trône le lendemain. La chute de la dynastie tricentenaire des Romanov prend tout le monde de court, personne n’est prêt à s’emparer du pouvoir vacant. Par exemple Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, est en Suisse, et ne peut rentrer en Russie qu’en avril.
La nature autocratique du pouvoir n’avait pas permis le développement d’une classe politique expérimentée. Le livre de Soljenitsyne raconte par le menu les atermoiements pitoyables des partis politiques : constitutionnels-démocrates (« cadets »), socialistes-révolutionnaires (S-R), sociaux-démocrates menchéviks... Un groupe désigné par la Douma [3] s’érige en gouvernement provisoire. Parallèlement 600 délégués désignés on ne sait comment, essentiellement des S-R, menchéviks et bolchéviks, se constituent en Soviet (conseil) doté d’un Comité exécutif central, avec l’ambition de contrôler le gouvernement provisoire. Alexandre Fiodorovitch Kerenski, membre S-R du gouvernement provisoire et du Soviet, joue dans ce dispositif un rôle central, mais marqué par l’indécision et la versatilité.
Lénine et d’autres bolchéviks veulent rentrer de Suisse en Russie, mais l’Italie et la France, à la demande du ministre des affaires étrangères du gouvernement provisoire, Pavel Nikolaïevitch Milioukov, leur refusent le passage, ce qui donne lieu à leur passage par l’Allemagne dans un wagon plombé, puis la Suède (neutre) et la Finlande (territoire de l’empire russe), épisode qui donne prise au soupçon de connivence avec l’ennemi.
Poursuite de la guerre ou paix séparée ?
La question la plus brûlante est celle de la poursuite de la guerre : faut-il respecter les traités d’alliance avec la France et le Royaume-Uni, ou conclure une paix séparée avec les empires centraux ? Et en cas de paix, sur quelle frontière ? En abandonnant les vastes territoires occupés par l’Allemagne ? La population aspire intensément à la paix, de préférence sans annexions d’un côté ni de l’autre, mais entre les deux belligérants il y a la Pologne, à l’époque partagée entre les trois empires russe, allemand et autrichien, dont le sort est un non-dit de la situation.
Il était évident qu’une paix séparée procurerait à l’Allemagne un avantage considérable sur le front occidental, et en ferait une puissance dominante en Europe. Milioukov, le ministre des affaires étrangères, est pour la poursuite des hostilités à outrance, avec comme but de guerre rien moins que la conquête d’Istambul, rebaptisée pour l’occasion Tsargrad ! Étrange, il avait été au tournant du siècle un homme intelligent et courageux, emprisonné par le pouvoir à cause de ses idées libérales...
Nina Berberova, qui a rendu visite à Kerenski à la fin des années 1940 en Australie, affirme dans son autobiographie C’est moi qui souligne que le gouvernement provisoire était resté favorable à la poursuite de la guerre parce que ses membres, à l’instar de la plupart des ministres français, étaient affiliés à la franc-maçonnerie : je ne suis pas sûr que cette hypothèse soit indispensable pour expliquer cette position.
Quant aux S-R et aux menchéviks, ils tergiversent entre une paix sans conditions ni annexions et la poursuite de la guerre jusqu’à la reconquête des territoires perdus.
Face à toutes ces tergiversations, les bolchéviks, repris en mains par Lénine, ont un objectif clair : une paix séparée avec les empires centraux, ce qui allait progressivement lui valoir une certaine popularité [4], et un autre objectif moins proclamé, même s’il l’avait déjà écrit [5] : transformer la guerre étrangère en guerre civile. C’est bien à Lénine et aux bolchéviks que l’on doit ces années de guerre civile qui ont causé des pertes humaines considérables et réduit le pays à la famine, parce qu’en fait personne ne voulait restaurer l’empire, les armées dites blanches se sont constituées essentiellement pour résister à la dictature léniniste sanglante et ruineuse.
Pendant ce temps, les alliés...
En cette année 1917, et surtout après la révolution de février en Russie, comme nous l’apprend l’article de Georges-Henri Soutou [6], les alliés occidentaux songent aussi à prendre langue avec leurs adversaires pour arriver à une paix négociée. Les hommes politiques qui seront allés le plus loin dans cette voie auront été Paul Painlevé (Ministre de la Guerre de mars à novembre 1917, Président du Conseil de septembre à novembre) et Aristide Briand.
Plusieurs démarches sont envisagées. La plus subtile émane en juillet 1917 du colonel Goubet, responsable des services secrets, qui suggère à Paul Painlevé une proposition de paix séparée à la double monarchie impériale-royale austro-hongroise, en s’appuyant sur la question des nationalités : l’empire des Habsbourg survivrait, à condition qu’il se transforme en « confédération danubienne » d’États autonomes, notamment pour faire une place aux Slaves de l’Empire (Tchèques, Slovaques, Ruthènes, Slovènes, Croates et peut-être Bosniaques, étant sans doute entendu que Polonais, Ukrainiens, Italiens et Roumains auraient vocation à rejoindre leurs compatriotes hors de l’Empire). Dès lors que l’Autriche-Hongrie, à bout de souffle et rongée par les conflits de nationalités, aurait accepté un tel plan, l’Allemagne serait bien obligée de suivre, en restituant bien sûr l’Alsace et la Lorraine et en restaurant la Belgique, à laquelle le Royaume-Uni tient tout particulièrement.
D’autres plans envisagent des moyens plus drastiques de réduire la puissance allemande : annexion par la France de la Sarre et de quelques régions du Palatinat, création en Rhénanie d’un État tampon contrôlé par la France... Toutes ces combinaisons fleurent bon le XIXe siècle, pour ne pas dire le XVIIIe voire le XVIIe, et ignorent le nouvel esprit national des peuples non indépendants d’Europe centrale.
Enfin, et cela nous ramène à notre propos, d’autres hypothèses consistent à imposer à l’Allemagne de lourdes concessions à l’Ouest, quitte à lui laisser les mains libres à l’Est. Outre qu’encore une fois la Pologne est oubliée, laisser l’Allemagne dominer d’une façon ou d’une autre de vastes territoires autour de la Baltique, en Ukraine, en Russie Blanche (Biélorussie), voire plus loin, ces élucubrations en feraient rapidement la puissance dominante du continent, et exposeraient à un retour de bâton russe quelques décennies plus tard.
Le retour en novembre 1917 à la tête du gouvernement français de Georges Clémenceau, partisan de la lutte jusqu’à la victoire totale, met fin à toutes ces spéculations.
La question de la terre
La question d’une réforme agraire était brûlante en Russie. Après une expansion continue du servage au cours des siècles, il fut généralisé par la tsarine Élisabeth Ire (1741-1761) qui octroya à la noblesse le privilège exclusif de la possession des terres habitées par des serfs. Catherine II envisagea d’abolir le servage, mais recula devant les protestations des nobles ; il ne fut finalement aboli qu’en 1861 par Alexandre II, mais sans réforme agraire suffisante, ce qui laissait la plus grande partie de la paysannerie démunie, regroupée dans des communautés traditionnelles, le mir. Stolypine avait instauré des réformes qui permettaient aux paysans qui en avaient les moyens de s’affranchir du mir et d’établir une ferme indépendante, mais pour la grande masse avide de terres la question restait entière.
Soljenitsyne consacre de longues pages à expliquer pourquoi la collectivisation des terres ne peut aboutir qu’à la ruine de l’agriculture, et pourquoi la proposition léniniste de distribution immédiate des terres, des semences et du matériel agricole aux paysans pauvres sous le contrôle de soviets ruraux est dangereusement démagogique : il résultera en effet de ces apories un siècle de pénurie alimentaire avec des épisodes de famine dans un pays qui en 1914 était le premier exportateur mondial de céréales (et qui, si l’on agrège les productions ukrainienne, kazakhe et russe, pourrait bien le redevenir grâce à la privatisation).
L’amour de deux femmes
Une histoire d’amour scande le récit de brefs intermèdes. Le colonel Georges Vorotyntsev, marié à Aline, cède à une brève idylle avec Olda Orestovna Andozerskaïa lors d’un passage à Petrograd. Il apprendra à ses dépens que l’on ne plaisante pas avec l’amour d’une femme, qu’il ne peut y en avoir deux, et que l’on ne peut passer l’éponge comme si de rien n’était. L’auteur dépeint les sentiments d’Aline et d’Olda avec une finesse que je n’attendais pas de lui.