Blog de Laurent Bloch
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Un film d’Alice Diop
Nous
Qui sommes nous, ce peuple
Article mis en ligne le 21 février 2022
dernière modification le 4 mars 2022

par Laurent Bloch

« Au lendemain de la marche du 11 janvier 2015 qui avait réuni deux millions de personnes, suite aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le journal Libération, exalté, titrait : “Nous sommes un peuple”. Moi qui m’étais curieusement sentie seule dans cette foule, je me suis demandé quel était donc ce “peuple” dont le journal parlait ? »

Ainsi s’exprime Alice Diop, cinéaste née à Aulnay-sous-Bois de parents sénégalais, réalisatrice du film Nous, justement. Elle dit aussi que ce film s’est inspiré du livre de François Maspero Les Passagers du Roissy-Express, où l’auteur décrit ses pérégrinations le long de la ligne B du RER parisien, ainsi que des récits autobiographiques du philosophe Pierre Bergounioux, qui apparaît en personne à la fin du film pour nous lire quelques pages de son journal.

La scène initiale du film, en bordure de forêt, à l’aube, nous montre un homme d’un certain âge, muni de jumelles, accompagné d’un garçon que l’on peut supposer être son petit-fils. Ils scrutent la lisière du bois, où bientôt apparaît un cerf, assez méfiant.

La séquence suivante montre un mécanicien malien en train de réparer une voiture très défectueuse sur un parking improbable d’une banlieue parisienne hivernale (Le Bourget). On l’entend parler avec sa mère au Mali par WhatsApp, en ce qui est sans doute du sarakolé (mon informatrice n’est pas sûre), puis en bambara (là c’est sûr, même moi je reconnais) avec un collègue avec qui on comprend qu’il partage une camionnette qui leur sert sinon de logement du moins de salle à manger. Il emploie un vocabulaire très péjoratif pour qualifier la voiture sur laquelle il s’affaire.

Nous suivons assez longuement la tournée de la sœur de la réalisatrice, auxiliaire de vie auprès de toute une collection de vieilles personnes à qui elle administre des soins, prépare des repas, et surtout apporte un peu de conversation et de chaleur humaine. Puis nous allons à Drancy, où la visite du Mémorial de la Shoah, en face des bâtiments de ce qui fut le camp d’internement, se déroule dans un silence impressionnant seulement rompu par la lecture de dernières lettres de déportés.

Dans la basilique de Saint-Denis nous assistons à la messe commémorative de la mort du roi Louis XVI sous la guillotine des sans-culottes et nous descendons pour la prière au caveau royal, en compagnie (entre autres) d’un prêtre africain.

Enfin nous comprenons que les personnages qui observaient un cerf à l’aube au tout début du film étaient les rabatteurs d’une chasse à courre qui se déploie maintenant devant nous, avec des aristocrates quasi-centenaires qu’il faut aider à monter sur leurs malheureux canassons.

Ce film est donc un début d’inventaire, bien sûr incomplet mais déjà assez bigarré pour nous montrer la variété de ce « Nous », objet de la perplexité initiale de la réalisatrice. Il suffit à démontrer l’impasse où s’égare une version dévoyée de l’universalisme des lumières, qui en croyant ne faire aucune distinction entre les hommes selon leur origine ou leur religion, revient à une injonction à se conformer au modèle majoritaire, c’est-à-dire blanc chrétien. C’est ce que Maurice Merleau-Ponty désigne par la locution « universel de surplomb », par opposition à un « universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » [1]. Ou pour le dire autrement, à un universalisme qui intime à chacun de se couler dans le moule majoritaire, on peut en préférer un qui serait ouvert à tous les hommes de quelque civilisation et de quelque contrée qu’ils soient issus, et quelles que soient leurs pratiques culturelles, religieuses, culinaires ou autres, comme en a disposé dans sa grande sagesse la loi du 9 décembre 1905.


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