Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Géographie, éducation, philosophie :
Pour comprendre quelque-chose au mouvement des Gilets jaunes
Avec Le Bras, Starobinski, Arendt et Rousseau
Article mis en ligne le 15 mai 2019
dernière modification le 17 mai 2019

par Laurent Bloch

Depuis le 17 novembre 2018 une vague de colère a profondément troublé notre pays. Certes, l’effectif des Gilets jaunes, 280 000 le premier samedi, puis un peu moins chaque semaine qui a suivi, n’a jamais approché celui des manifestations syndicales des grandes années de la CGT, mais la volonté de saccage et les expressions de colère irréfléchie ont pris tout le monde au dépourvu, à commencer par les acteurs politiques et syndicaux dont le rôle traditionnel aurait été d’encadrer un tel mouvement et de donner à sa colère une expression en forme de revendications économiques et politiques. Alors comme tout le monde j’ai cherché dans ma bibliothèque des auteurs capables de m’expliquer les choses. Voici quelques-unes de mes trouvailles.

État des lieux, par Hervé Le Bras

Avant tout il convient de comparer les protestations des Gilets jaunes, assez hétérogènes et divergentes mais unanimes pour exprimer souffrance et dénuement, à la situation du pays : c’est l’exercice auquel s’est livré Hervé Le Bras dans son dernier livre, Se sentir mal dans une France qui va bien, bref (une centaine de pages) mais dense de faits chiffrés, mis en cartes et en graphiques. Et l’on peut vérifier à sa lecture que si les statistiques peuvent parfois suggérer des idées nouvelles sur le monde, elles peuvent encore plus souvent réfuter des idées intuitives et généralement admises, mais néanmoins fausses [1].

Ce qui va bien

Non, le niveau de vie de la population ne diminue pas, depuis 1959 une progression constante a permis de tripler le revenu individuel (corrigé de l’inflation). Depuis la crise de 2008 il est sur un palier, comparable à celui de la première moitié des années 1980, mais il n’y a pas eu de baisse prononcée, contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres pays. Il y a eu, certes, des déplacements d’équilibres, au profit des plus âgés et au détriment des plus jeunes, contrairement là aussi aux idées admises.

Non, les inégalités n’ont pas explosé : après une diminution forte et continue de 1970 au début des années 1990, elles augmentent très modérément, mais restent bien moindres qu’en 1970. Et la France reste le moins inégalitaire des grands pays européens. De même, le taux de pauvreté a beaucoup diminué jusqu’en 1990, et reste à peu près stable depuis.

Encore contre toutes les idées admises, le système de santé français est un des meilleurs du monde, ce qui nous donne une des espérances de vie les plus élevées (surtout pour les femmes) et en progrès, pour un coût par habitant bien inférieur à celui des États-Unis, dont l’espérance de vie, déjà bien inférieure à la nôtre, est en baisse.

La France est aussi le champion du monde des prestations sociales et des retraites, du soutien à la famille et au logement. La sécurité est excellente : cinq fois moins de meurtres par habitant qu’aux États-Unis, dix fois moins qu’en Russie.

Ce qui ne va pas

Cette situation excellente sur tous les fronts laisse mal comprendre le mécontentement virulent exprimé par les Gilets jaunes. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?

Hervé Le Bras identifie plusieurs dysfonctionnements de la société, qui ne sont pas ceux que les commentateurs habituels évoquent.

D’abord, les efforts éducatifs considérables consentis tant par la population que par les institutions d’enseignement, qui avaient alimenté la mobilité sociale ascendante jusqu’au début des années 2000, ne procurent plus les mêmes possibilités de promotion aux jeunes issus de milieux populaires. Tout se passe comme si l’on était revenu à la situation des années 1930 et antérieures, où l’enseignement supérieur servait exclusivement à la reproduction à l’identique des classes supérieures. Les espoirs déçus de ces jeunes à qui l’on avait promis un avenir meilleur par les études nourrissent frustration et colère, que l’on avait pu observer pendant le mouvement « Nuits debout », d’ailleurs éteint sans laisser de braises apparentes.

Ensuite, un nouveau clivage semble se développer dans la société française : les intérêts des habitants jeunes et diplômés des métropoles urbaines vont vers plus de libéralisme, moins de charges sociales et des encouragements aux entreprises, tandis que ceux des habitants des villes petites et moyennes éloignées des grands centres vont vers le maintien et l’amélioration des services publics, notamment des infrastructures de transport et des établissements de santé, alors que les territoires environnants se dépeuplent. Hervé Le Bras observe d’ailleurs que l’intensité de la mobilisation des Gilets jaunes, mesurée par le rapport du nombre de manifestants à la population du département, atteint son maximum dans les départements de la « diagonale du vide », des Ardennes au Cantal. Trouver une solution de compromis entre ces deux familles d’intérêts divergents sera un des problèmes à résoudre par la politique du pays dans les années à venir.

Un lecteur me signale la responsabilité de l’Éducation nationale : c’est vrai, bien sûr, les enseignements proposés n’ont pas suivi l’évolution du monde. Au début des années 1980 fut lancée une grande vague de créations d’universités nouvelles. Les collectivités territoriales concernées ont demandé la création de départements d’informatique, mais « on » le leur a refusé, parce qu’à l’époque les ordinateurs étaient chers, et on les a cantonnés dans des filières sans avenir. Même constat pour l’enseignement professionnel.

Le livre d’Hervé Le Bras ouvre bien d’autres pistes, que je ne saurais trop conseiller de découvrir dans le texte.

Rousseau lu par Starobinski et Hannah Arendt

Entre le déclenchement du mouvement des Gilets jaunes et la parution du livre de Le Bras, Jean Starobinski est mort, on a parlé de lui dans la presse, ce qui m’a suggéré de lire son livre Jean-Jacques Rousseau - La transparence et l’obstacle. Je ne l’ai pas regretté, et il m’a apporté certains éclairages sur les événements récents.

Tout le monde connaît ou croit connaître Rousseau, mais personne comme le connaissait Starobinski, psychiatre, psychanalyste, historien et critique littéraire, quatre métiers utiles à tel objet d’étude. Juif de nationalité polonaise résident à Genève pendant la guerre, il n’avait guère de possibilité de voyager, les bibliothèques genevoises sont riches d’archives rousseauistes, et Starobinski avait tout loisir de les explorer. Ce qu’il y a trouvé va bien au delà de ce que nous avons appris au lycée, non seulement il a lu et relu les textes classiques dont nos professeurs expliquaient les passages les plus connus, mais il a scruté les versions préliminaires et les brouillons raturés, sans compter la correspondance et les textes moins connus ou non publiés. J’aurai garde de tenter un compte-rendu dont je n’aurais guère les moyens, mais je lui emprunterai quelques idées qui me semblent adaptées aux circonstances.

Rousseau s’est imposé à moi par son style, je le tiens pour le plus grand prosateur de langue française de son siècle, avec Marivaux. Parfait autodidacte, il a étudié à fond Descartes, Malebranche, Pascal, Hobbes et Leibniz, qui ne sont pas les auteurs les plus faciles. Maintenant si l’on considère les idées de la Révolution française, il n’y en a pas une dont on ne trouve la source chez Rousseau, les meilleures comme les pires. Pour les meilleures, j’ai envie de nommer la liberté de pensée et d’expression, l’égalité entre les hommes de par leur naissance, et l’idée de faire de la liberté et de l’égalité des droits universels, pour tous les hommes où qu’il soient nés. Hannah Arendt souligne avec force, dans son livre De la révolution, que là réside la grandeur et la gloire spécifiques de la Révolution française, ce qui explique que ses idées se soient répandues à la planète entière, alors que les révolutions anglaise et américaine ne visaient que les droits des citoyens anglais et américains (les Irlandais et les esclaves d’Amérique en ont su quelque-chose) et surtout le droit de regard sur les impôts qu’ils payaient. C’est ainsi la gloire de la Révolution française d’avoir aboli l’esclavage et établi le suffrage universel, et celui qui a rétabli l’esclavage (Bonaparte) devra en supporter l’opprobre.

Rousseau n’a malheureusement pas eu que de bonnes idées, Starobinski examine longuement son aspiration à une communication transparente entre les hommes, à l’immédiateté, au refus des moyens et des outils, qui va jusqu’à nourrir une aspiration à la suppression du langage, de la réflexion, en un mot de la pensée. Cette quête d’immédiateté est bien sûr peu compatible avec quelque institution que ce soit, et ce qui doit y suppléer, si je puis me permettre un raccourci sans doute abusif, réside dans la volonté générale. Or cette hostilité aux institutions et cette idée malheureuse de volonté générale seront hélas adoptées par la Convention, et après elle par les bolcheviks et tous leurs émules de par le monde. La méfiance à l’égard des institutions a fait jeter par dessus bord la séparation des pouvoirs, préconisée par Montesquieu (inspiré par l’expérience anglaise) dont les meilleurs disciples seront les Pères fondateurs de l’indépendance américaine. Quant à l’idée de volonté générale, qui postule l’unanimité du peuple, elle a surtout servi à massacrer les minorités, ce dont la Terreur a montré un premier exemple qui sera nombreusement suivi. Lénine pourra perfectionner le dispositif en théorisant la nécessité de la guerre civile et du meurtre de masse, et Staline n’aura plus qu’à ajouter la touche finale en inventant le totalitarisme. Comme l’écrit Hannah Arendt (p. 81 de l’édition Folio), « La triste vérité est que la Révolution française, qui s’acheva en désastre, a façonné l’histoire du monde, alors que la Révolution américaine, une réussite si triomphale, est, à peu de choses près, demeurée un événement de portée régionale. »

Quel rapport entre ces livres, bien plus riches au demeurant que les deux ou trois idées que je résume ici de façon très sommaire, et le mouvement des Gilets jaunes ? D’abord, bien que les revendications des Gilets jaunes soient diverses et contradictoires, elles semblent bien postuler l’existence d’une volonté générale du peuple, qui exigerait le renversement des autorités en place et la distribution des biens d’une hypothétique ploutocratie (NB : il y a bien des ploutocrates, la question n’est pas là) au peuple supposé affamé. Au premier chapitre de son livre (p. 39 de mon édition), Hannah Arendt cite Condorcet : « Le mot “révolutionnaire” ne peut s’appliquer qu’aux révolutions dont la liberté est le but », pour au second chapitre (p. 86) analyser l’abandon par Robespierre et Saint-Just de cet idéal de liberté au motif de la nécessité dans laquelle se trouve le peuple. Saint-Just écrit ainsi : « Il faut ramener toutes les définitions à la conscience ; l’esprit est un sophiste qui conduit toutes les vertus à l’échafaud. » (p. 119). Nul doute que le peuple de l’époque révolutionnaire était dans la nécessité, et que le spectacle de l’opulence et de la corruption des riches ne pouvait que susciter la haine des nécessiteux, mais les conséquences politiques d’une telle contradiction ne pouvaient qu’être désastreuses, ce qu’elles furent. Était-ce inévitable ? Hannah Arendt ne souligne-t-elle pas (p. 105) que la Révolution américaine ne semble une telle réussite que si l’on « oublie » l’esclavage des Noirs ? Et la misère la plus noire ne s’est-elle pas abattue sur les ouvriers européens de la première moitié du XIXe siècle, des deux côtés de la Manche, sans préjudice de la Magna Carta et de l’habeas corpus ? En tout état de cause, si la situation des Gilets jaunes peut difficilement se comparer à ces exemples d’il y a deux siècles, leurs discours et leurs actes évoquent des épisodes révolutionnaires qui ne sont pas les plus enthousiasmants.