Au tout début de cette histoire, mes sœurs Isabelle et Martine, mes parents et moi habitons une maison louée en 1911 puis achetée en 1913 à Poitiers par mes grands-parents paternels, grâce à la dot de ma grand-mère, fille d’industriels juifs du drap établis à Elbeuf. Peu après cette acquisition mon grand-père avait démissionné de l’Éducation nationale pour fonder une revue littéraire, L’Effort (puis L’Effort libre, de tonalité idéologique très à gauche), et, croyait-il, vivre de sa plume. Il n’avait prévu ni la guerre ni le retour de l’inflation. Ni la révolution surréaliste.
En 1914 son âge et ses trois enfants lui évitent la mobilisation mais il s’engage volontairement, sera blessé trois fois, la dernière fois gravement, ce qui lui vaudra de finir la guerre au Service cartographique des Armées, dont j’ai conservé quelques cartes magnifiques du Kaiserlich-Königliches Militär-Geographisches Institut (l’institut cartographique austro-hongrois), celle des Bouches de Kotor surtout.
Entre les deux guerres il sera auteur de romans et de pièces aujourd’hui plus ou moins oubliés, journaliste, critique, éditeur, directeur de revue.
La maison, dite la Mérigote, comporte initialement au rez-de-chaussée trois grandes pièces et une cuisine, au premier étage deux grandes pièces et trois petites. Dans les années 1920 est ajoutée une aile avec deux pièces au rez-de-chaussée. Le premier étage, jamais aménagé, reste un immense grenier avec une partie des 30 000 volumes de la bibliothèque et des sept ou huit mètres cubes de périodiques. J’ai le droit d’y installer mon train électrique. Aujourd’hui propriété de la ville de Poitiers, la Mérigote est transformée en résidence d’écrivains et d’artistes invités pour des périodes plus ou moins longues.
Cette maison se situe au sommet d’une falaise de trente cinq mètres de haut, elle domine la vallée du Clain et la ligne de chemin de fer. Le terrain attenant, de près de trois hectares, se partage entre un parc arboré en haut de la falaise, avec une maison de gardien, et un pré en bas, le long de la rivière. Les terrasses de la falaise, orientées au sud, jadis aménagées pour la culture de primeurs, étaient notre terrain de jeu.
Mon grand-père avait passé l’année universitaire 1913-1914 à l’Institut français de Florence où il avait enseigné l’histoire et la littérature françaises. Revenu ébloui par la Toscane, il avait planté une allée de cyprès, au grand désespoir des voisins parce que, paraît-il, selon une tradition poitevine, à chaque fois que l’on plante un cyprès il y aurait un mort dans l’année.
Au congrès socialiste de Tours (1920) mon grand-père, délégué de la Vienne, vote avec la majorité (pour le ralliement à la révolution bolchévique) ; peu après il s’éloigne du Parti communiste. En 1928 il passe six mois en Allemagne où Piscator envisage de monter une de ses pièces. Bon connaisseur de l’Allemagne et de la langue allemande (il traduit le second Faust), il mesure assez vite la gravité du danger nazi, et dès lors adhère inconditionnellement à la cause soviétique, qu’il perçoit comme ultime recours.
Au début des années 1920 il n’est pas insensible à la cause sioniste. Il accepte en 1925 une invitation à l’inauguration de l’Université de Jérusalem, dont il donne un compte-rendu sous le titre Le Robinson Juif, republié dans le numéro du 15 juillet 1970 de la revue Europe. Mais en 1929 il apprend le déclenchement du soulèvement palestinien, et à partir de ce moment il rompt avec ses sympathies sionistes [1] de la période antérieure (il y aura plusieurs soulèvements palestiniens contre la colonisation, les principaux en 1929 et 1936). Ce sera l’occasion de controverses avec son ami André Spire, dont on peut lire les traces dans les notes de leur correspondance, publiée aux Éditions Claire Paulhan.
En 1934 il est invité au congrès de l’Union des écrivains soviétiques, il y passe six mois avec ma grand-mère, les Soviétiques comprennent qu’ils peuvent se l’attacher. Il co-dirige la revue Europe avec Romain Rolland, lui-même marié à Maria Cuvilier, ex-épouse Koudacheva, que l’on soupçonne d’être manipulée par les Soviétiques. Rolland et lui mèneront des campagnes intransigeantes contre tous ceux qui émettront les moindres critiques contre l’URSS, tels Panaït Istrati et Jean Guéhenno (Gide est hors d’atteinte), et feront tout pour les isoler par des calomnies et du dénigrement.
Au début 1941 mes grands-parents paternels sont à Paris, dans une situation dangereuse en tant que Juifs et communistes notoires, autant dire que leur espérance de vie est faible. L’ambassade d’URSS à Paris leur délivre des passeports diplomatiques, ils quittent Paris en train pour Moscou, via Berlin, le 15 avril 1941, l’invasion allemande de l’URSS n’aura lieu que le 22 juin. On peut dire que Staline leur a personnellement sauvé la vie (une telle décision ne pouvait être prise sans son accord explicite), ce qui explique sans doute en partie l’allégeance inconditionnelle de ma famille à l’Union soviétique jusqu’à son effondrement (et même après...).
À Moscou, puis à Kazan et à Oufa où ils seront évacués lorsque l’armée allemande approchera de Moscou en octobre puis en décembre 1941, mes grands-parents sont bien sûr étroitement surveillés, comme tous les habitants du pays. Mon grand-père est un des très rares intellectuels français de quelque renom présents en URSS, à ce titre il réalise pendant presque tout son exil des émissions en langue française à Radio-Moscou, interrompues à plusieurs reprises par le transfert à Kazan, par le déménagement de la radio à Oufa, par la maladie, par un voyage à Léningrad lors de sa libération en 1944. Ma grand-mère apprendra très bien le russe, et publiera des articles dans la presse soviétique. Elle sera pour son mari secrétaire, infirmière, psychanalyste, interprète, traductrice, cuisinière, dactylo... Après la mort de mon grand-père en 1947 elle continue à percevoir des droits d’auteur sur ses livres jusqu’à sa propre mort en 1975. En effet, si les livres de mon grand-père n’étaient plus guère lus en France, il était un des très rares auteurs français du XXe siècle autorisés et traduits dans les pays de l’Est, ce qui m’a valu plus tard de rencontrer des Hongrois, des Tchèques ou des Russes qui l’avaient étudié en classe.
Au début de 1945, non sans avoir obtenu l’autorisation du gouvernement soviétique grâce à l’appui de Maurice Thorez, mes grands-parents rentrent en France par Bakou, Téhéran, Damas, Le Caire, Alger, Marseille (Bagdad avait refusé l’atterrissage de l’avion parce qu’ils étaient juifs). Ils arrivent à Paris le 16 janvier, et ce n’est qu’à l’issue de longues recherches qu’ils apprennent que la mère de mon grand-père a été gazée à Auschwitz, leur fille France guillotinée à Hambourg, leur gendre Frédo Sérazin torturé à mort par la Gestapo à Saint-Étienne, leur neveu Jean-Louis Wolkowitsch fusillé au Mont-Valérien. Roland, le fils de France et Frédo, et sa sœur Éliane, née d’un premier mariage de Frédo (sa mère est morte quand elle avait deux ans) ont vécu la guerre comme enfants cachés, dans le climat psychologique que l’on peut imaginer. Nul doute que cette histoire tragique, suivie de la mort prématurée de mon grand-père, a pesé lourdement sur l’histoire familiale ultérieure.
Quant à la Mérigote, pendant la guerre elle a d’abord été mise en vente par le Commissariat général aux questions juives, mais sans trouver preneur (un couple intéressé aurait voulu être sûr que « les Bloch ne reviendraient pas »), puis attribuée aux Allemands, qui ont miraculeusement épargné la bibliothèque, mais détruit la discothèque.
Il existe un site consacré à mon grand-père (Études Jean-Richard Bloch) où le lecteur curieux pourra compléter son information, ainsi que des pages Wikipédia sur lui et sur France Bloch-Sérazin, et aussi les nombreuses publications de Rachel Mazuy, Alain Quella-Villéger, Claudine Delphis-Goettmann, Tivadar Gorilovics, Nicole Racine, Wolfgang Asholt et quelques autres, des films de Sabine Franel, Marie Cristiani et Loretta Walz.