The Grand Budapest Hotel, dernier film du réalisateur Wes Anderson, m’a procuré le même bonheur que son précédent, Moonrise Kingdom : même alliage d’humour, de poésie (tant dans la mise en scène que dans le scénario et les prises de vues), de charme, pour aborder néanmoins des sujets graves et même dramatiques. Il y a aussi dans ces films un côté burlesque, qui emprunte souvent à la bande dessinée.
Moonrise Kingdom évoquait de romantiques amours adolescentes dans une belle île sauvage entre Long Island et la côte du Connecticut. L’histoire de The Grand Budapest Hotel, inspirée des écrits de Stefan Zweig et des films tournés aux États-Unis dans les années 1930 par des réalisateurs immigrés d’Europe centrale, se déroule dans la république imaginaire de Żubrówka [1], à une époque indéterminée mais sans doute dans le premier tiers du XXe siècle. La Żubrówka est certainement limitrophe de la Syldavie de Hergé. Le mot n’est pas prononcé, mais pour quiconque a entendu ou lu le nom Mitropa, c’est lui qui vient à l’esprit immédiatement.
Wikipédia nous apprend que « Mitropa, acronyme de Mittel Europa (Europe centrale), en allemand Mitteleuropäische Schlafwagen und Speisewagen Aktiengesellschaft, en français Compagnie de wagons-lits et wagons-restaurants pour l’Europe centrale, est une compagnie [...] fondée en Allemagne le 1er janvier 1917. » Cette compagnie s’appuyait sur la création de fait d’une zone continue d’Anvers à Istanbul sous contrôle politique et économique allemand. Lors d’un séjour en Allemagne de l’Est en 1963, j’eus l’occasion d’être client de Mitropa, puisque curieusement la RDA avait conservé cette dénomination pour ses wagons-restaurants et les buffets de ses gares.
Mais, de façon plus générale, ce qu’évoque Mitropa, c’est bien ce territoire d’Anvers à Istanbul, où s’entrecroisent et se confrontent les mondes slave et germanique, avec au milieu les Hongrois qui ne sont cousins ni des uns ni des autres, et aux marges des ressortissants du monde latin, Italiens et Roumains, sans oublier Juifs, Grecs, Tsiganes et Albanais, et quelques siècles de présence turque. Et si tous ces peuples ont consacré une énergie multi-séculaire à s’entretuer épouvantablement, ils ont aussi constitué sur ce territoire une culture commune, que l’effondrement des empires austro-hongrois et ottoman a finalement ruinée, et dont ceux qui l’ont connue ont gardé, malgré tout, une nostalgie que l’on retrouvera chez Stefan Zweig, mais aussi, mêlée de dégoût, chez Robert Musil, et pour une évocation contemporaine dans le beau Danube (fleuve qui unit en effet tous ces pays) de Claudio Magris.
C’est avec infiniment de grâce, de légèreté et d’humour, mais sans en estomper les horreurs ni le devenir totalitaire, que le film de Wes Anderson rallume les derniers feux de ce « Monde d’hier », pour reprendre le titre des mémoires de Stefan Zweig. C’est bien sûr à Ernst Lubitsch et à Max Ophüls que l’on pense. La scène est dans un palace des Carpathes ou des Alpes autrichiennes, puisque la Żubrówka doit bien étendre son territoire jusque là, à moins que ce ne soient les Tatras, du côté de Zakopane ou de Banská Bystrica... Monsieur Gustave H. est le directeur de l’hôtel, et il embauche comme Lobby Boy le jeune Zéro Moustafa, rescapé de massacres dans lesquels toute sa famille a péri.
Monsieur Gustave H. est aussi l’amant de la vieille comtesse Céline Villeneuve Desgoffe und Taxis (on pense à la princesse de Tour et Taxis, amie de Rainer Maria Rilke, qui aurait pu lui aussi être citoyen de la Żubrówka). La mort suspecte de la comtesse, et un testament contesté en faveur de Monsieur Gustave, conduiront ce dernier en prison, ce qui donnera l’occasion d’une évasion aussi spectaculaire que pittoresque. Le chemin de fer joue un rôle dans l’histoire, et de façon récurrente des soudards affectés aux contrôles d’identité y mettront en péril le jeune Zéro Moustafa, qui n’a à leur présenter qu’un document provisoire et en piteux état pour attester son statut de réfugié à titre précaire. La première fois, c’est encore le Monde d’hier, et il suffira que l’officier autrichien reconnaisse en Monsieur Gustave le maître d’hôtel qui avait été gentil avec lui quand, enfant, il passait ses vacances avec ses parents au Grand Hôtel Budapest pour que tout s’arrange. Mais la seconde fois, les soudards seront des nazis sans état d’âme du Monde d’après, et cela se passera mal.
Des décennies plus tard, Zéro Moustafa, devenu le propriétaire désabusé du Grand Hôtel Budapest, racontera ces aventures au narrateur, et lui confiera l’amour qu’il garde pour ce palace du Monde d’hier, où malgré tout il a été heureux.
Ne ratez pas ce film. Non plus que Moonrise Kingdom, s’il repasse à cette occasion.