James Baldwin, né en 1924 à Harlem et mort en 1987 à Saint-Paul-de-Vence, est une figure majeure de la littérature américaine du XXe siècle et du mouvement d’émancipation des Noirs américains. Nous avons pu voir sur les écrans le film I Am Not Your Negro (2016), adapté d’un texte inédit de Baldwin par le cinéaste haïtien Raoul Peck et disponible en VOD sur Univers Ciné et sur Canal VOD.
Les essais réunis ici sous le titre Chroniques d’un enfant du pays (Notes of a Native Son), écrits dans les années 1940 et 1950, dans la première jeunesse de leur auteur, sont variés par leur style et par leurs sujets ainsi que par leur ampleur, mais la situation des Noirs dans la société américaine leur est un thème commun. James Baldwin a beaucoup vécu en France, dont il maîtrisait parfaitement la langue et où il a fini par s’installer (à Saint-Paul-de-Vence), ce qui lui a donné l’occasion d’un regard décapant sur la société française et de comparaisons entre la situation des Noirs des deux côtés de l’Atlantique.
Aporie des bons sentiments
Depuis La case de l’oncle Tom jusqu’à Devine qui vient dîner ce soir la culture américaine a produit de nombreuses œuvres emplies de réprobation pour l’esclavage et la discrimination raciale. Si Baldwin ne met pas en doute la sincérité de leurs auteurs, généralement blancs, il en démonte systématiquement la « sentimentalité vertueuse et [la] bonne conscience satisfaite », déjà insuffisantes pour un pamphlet, mais qui ne peuvent étayer que de mauvais romans ou films.
En outre, si l’on tente d’aller plus loin, ce que Baldwin ne manque pas de faire, on ne tarde pas à découvrir que les personnages noirs de ces œuvres ne correspondent que trop bien à ce que peut en attendre le lecteur blanc, des Noirs parfaits et respectueux, prêts à tendre l’autre joue et à pardonner les offenses. I Am Not Your Negro, monté selon un essai inachevé de Baldwin, montre plusieurs extraits de films de Sidney Poitier. Ainsi, La Chaîne (The Defiant Ones) montre deux prisonniers, un Noir et un Blanc, enchaînés ensemble, évadés à la faveur d’un accident de la route, qui se haïssent et se battent mais sont bien obligés de coopérer. Après avoir réussi à couper la chaîne ils tentent de sauter dans un train en marche, le Noir réussit, mais le Blanc n’y arrive pas, alors le Noir saute du train pour ne pas l’abandonner : Baldwin souligne que devant cette scène caractéristique les réactions de spectateurs blancs ou noirs ne seront probablement pas les mêmes ; là où les Blancs seront soulagés de voir que le prisonnier noir n’en veut finalement pas tant que cela à son collègue blanc (au comportement pourtant particulièrement ignoble), les spectateurs noirs risquent d’éprouver du dépit en voyant le sauvetage d’un personnage si violemment hostile à ce qu’ils sont.
Pour qu’une œuvre romanesque ou cinématographique soit fidèle à l’expérience qu’elle se propose de transmettre, elle doit renoncer à « cette parade ostentatoire de l’émotion excessive et factice, [...] marque de la malhonnêteté, [de] l’incapacité à sentir », en un mot, au misérabilisme.
« Mais dans l’œuvre de Faulkner, dans l’attitude générale et certains passages spécifiques de Robert Penn Warren, et, de façon plus significative, avec l’émergence de Ralph Ellison, on voit les débuts — au moins — d’une recherche plus authentiquement pertinente. M. Ellison, d’ailleurs, est le premier romancier noir chez qui j’ai lu, dans une langue brillante, un peu de l’ambiguïté et de l’ironie de la vie noire. »
Expériences multiples de l’esclavage
La France et d’autres pays européens ont pratiqué l’esclavage avec une inhumanité qui n’avait rien à envier à celle des colons anglais de ce qui est maintenant le territoire des États-Unis, mais cela ne se passait pas sur le territoire français proprement dit, où l’esclavage avait été supprimé dès le XIVe siècle (il y réapparaîtra à l’occasion d’annexions, comme celle de la Franche-Comté, ou au bénéfice de propriétaires d’esclaves aux Antilles à l’occasion de leurs séjours en métropole). Cette distance avec les plantations esclavagistes permettait à la majorité de la population d’ignorer ce phénomène, ou de le considérer de manière abstraite, plus ou moins hypocritement, parce que les revenus de Haïti et Saint-Domingue pesaient lourd dans la prospérité française.
Les Blancs américains n’avaient pas cette possibilité de faire comme si cela n’existait pas, l’esclavage était une expérience quotidienne. Rappelons à cette occasion que si les colons américains du Texas, territoire mexicain jusqu’en 1836, se sont soulevés pour obtenir l’indépendance, c’est notamment parce que le Mexique avait aboli l’esclavage en 1829. Et jusqu’à aujourd’hui, explique Baldwin, la présence des descendants d’esclaves oppose un démenti à la vision que les Blancs aimeraient bien avoir de leur société, un monde blanc, propret moralement et matériellement. Cette contrariété contribue à la haine raciste.
Les Noirs américains, quant à eux, doivent aussi vivre avec la mémoire de l’esclavage, puisqu’ils n’ont pas d’autre histoire : aucun d’entre eux ne peut faire remonter sa généalogie au delà du débarquement sur la côte américaine. Ils sont donc pleinement et exclusivement américains, alors que cette qualité leur est déniée par les Blancs : Baldwin analyse le roman de l’écrivain noir Richard Wright Un enfant du pays (Native Son), dont le personnage central, Bigger Thomas, dévoré par une haine impuissante, ira jusqu’au meurtre et à la chaise électrique.
Le roman de Wright tient que la haine détruit celui qui l’éprouve encore plus sûrement que celui qui la subit. Baldwin lui répond que le rêve d’un monde sans haine est généreux, mais destiné à rester un rêve, car « la bataille est ailleurs. Elle se déroule loin de nous dans la chaleur et l’horreur et la douleur de vivre elle-même, où tous les hommes sont trahis par la cupidité et la culpabilité et la soif de sang, et où personne n’a les mains propres. Nous attendons de notre bonne volonté qu’elle ait une force capable de nous transformer, mais elle est malingre, bruyante et sans passion : ses racines, à l’examen, nous ramènent à nos aïeux, dont le postulat était que l’homme noir, pour devenir vraiment humain et acceptable, doit d’abord devenir comme nous. Une fois ce postulat accepté, le Noir en Amérique ne peut qu’acquiescer à l’effacement de sa propre personnalité, à la distorsion et à la dégradation de sa propre expérience, et se rendre à ces forces qui réduisent la personne à l’anonymat et qui se manifestent, chaque jour, dans un monde de plus en plus sombre. »
Baldwin critique ensuite le film d’Otto Preminger Carmen Jones, adaptation de l’opéra de Bizet joué par des acteurs noirs (Dorothy Dandridge, Harry Belafonte, Pearl Bailey...) : « ce sont les noces de l’arrogante et creuse solennité avec laquelle Hollywood aborde si souvent les “œuvres d’art”, et de la condescendance vraiment décourageante avec laquelle Hollywood a toujours envisagé les Noirs. Ce choix d’une distribution entièrement noire pour interpréter Carmen sert de justification à leur remarquable inanité, à leur complète invraisemblance, à leur totale séparation d’avec quoi que ce soit qui évoquerait les réalités de la vie noire. »
Juifs et Noirs en Amérique
Baldwin a quelques remarques pénétrantes sur les relations entre Juifs et Noirs américains. Il ya d’abord une identification religieuse : « le Noir le plus dévot considère qu’il est un Juif, enchaîné au service d’un tyran et attendant un Moïse qui le guide hors d’Égypte. Les hymnes, les textes et les légendes préférés du Noir dévot sortent tous de l’Ancien Testament et sont donc d’origine juive : la fuite d’Égypte, les enfants hébreux dans la fournaise... ». D’autre part, « les Juifs à Harlem sont de petits commerçants, des collecteurs de loyer, des agents immobiliers et des prêteurs sur gages », ce qui ne crée pas un climat amical, pour dire le moins. Mais, plus profondément, « quand le Noir hait le Juif comme Juif, il le fait en partie parce que la nation le fait, et cette haine ressemble douloureusement à celle qu’il a pour lui-même. C’est un aspect de son humiliation, taillé dans un format maniable puis transféré ; c’est la meilleure forme que le Noir ait trouvée pour compiler à voix haute son long cahier de doléances contre son pays natal. » Et réciproquement, « les Juifs, comme les Noirs, doivent utiliser toutes les armes à leur disposition pour être acceptés, et doivent essayer de pallier leur vulnérabilité en adoptant frénétiquement les coutumes du pays ; et le traitement des Noirs par la nation est incontestablement une coutume. » Chacun des deux groupes minoritaires adopte à l’égard de l’autre l’attitude dégradante que la majorité applique aux deux.
Quand l’expérience du mépris et de l’humiliation se retourne contre le père
Après que sa mère eut quitté son père après sa naissance, elle épousa le révérend Baldwin, que James a toujours appelé son père. Il consacre l’essai le plus long du volume, qui lui donne son titre, aux relations amères qu’il a eues avec ce père adoptif. La famille vivait dans une pauvreté extrême. Cet homme était habité d’une idéologie religieuse intransigeante et punitive, progressivement aggravée par un état mental qui évoluait avec l’âge vers la paranoïa. Sous son influence le jeune James a prononcé dans des églises pentecôtistes des prêches très appréciés des paroissiens, mais sa vocation religieuse ne tarda pas à s’éteindre, peut-être en partie du fait de ses relations détestables avec le révérend.
En fait, outre le caractère difficile du révérend et le rejet qu’il lui manifestait, Baldwin pense que cette inimitié grandissante procédait pour beaucoup des brimades et humiliations racistes qu’il subissait et qui se répercutaient sur ses relations avec son beau-père. Ce qu’il écrit à ce sujet, qu’il n’est pas possible de résumer ici, évoque avec une grande profondeur les blessures psychologiques que provoque le racisme chez ses victimes.
Il y aurait bien d’autres choses à dire sur ce livre, mais le mieux serait encore que vous le lisiez.