Historien britannique passé par le King’s College de Cambridge et l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, auteur de travaux de premier plan sur l’histoire de la France des XIXe et XXe siècles, Tony Judt est professeur à New York University ; on consultera avec profit l’article que lui consacre Wikipédia (de préférence en anglais). Vous pourrez lire sur le site du New York Times un article qu’il a consacré à la politique française. Armand Colin a publié en 2007 la traduction de son livre monumental Après-guerre — Une histoire de l’Europe depuis 1945.
L’idée de ce livre est venue à Judt, écrit-il dans la préface, en décembre 1989, alors qu’il changeait de train à la Westbahnhof de Vienne (la gare de l’Ouest) en rentrant de Prague libérée, et en entendant à la radio les nouvelles du soulèvement roumain contre Ceauşescu : il allait falloir réécrire l’histoire de l’Europe.
Certains auteurs ont qualifié de « tentative de suicide presque réussie de l’Europe » l’enchaînement des deux guerres mondiales du siècle dernier : Judt donne une peinture saisissante de l’état de désespoir dans lequel se trouvait le continent en 1945, et l’ensemble du livre peut se lire comme le récit d’une résurrection improbable, miraculeuse, dont les artisans seraient Konrad Adenauer, Charles de Gaulle, Jean Monnet, Willy Brandt, Karol Wojtyła, Václav Havel, Adam Michnik, Lech Wałęsa et quelques autres.
Britannique, et doté de ce fait d’une certaine distance vis-à-vis du continent, Judt a des notations souvent acerbes tant sur sa patrie que sur la France et d’autres pays. Il note ainsi que la résistance au nazisme a fait l’objet de discours emphatiques surtout dans les pays où elle n’avait mobilisé qu’une toute petite minorité (qui n’en avait que plus de mérite), au premier rang desquels la France, alors que l’on en a beaucoup moins parlé dans des pays où elle fut un phénomène massif, avec des résultats militaires considérables, c’est-à-dire surtout la Yougoslavie et la Grèce.
La description des revendications françaises en termes de réparations de guerre attendues des Allemands m’a fait monter le rouge au front, tant leur stupidité ne le disputait qu’à leur petitesse et à leur aveuglement : le gouvernement français voulait que l’on envoie des Allemands travailler dans des camps en France, Maurice Thorez (vice-président du conseil) voulait mettre la main sur « les bœufs du Württemberg » [1], sans parler du désir de piller la Ruhr, et de l’espoir d’annexer un jour la Sarre. Comme si les leçons des clauses iniques du traité de Versailles et de leur rôle dans les succès de Hitler n’avaient pas suffi. Les Américains et les Anglais ont dû rappeler aux Français la faiblesse des moyens dont ils disposaient pour accomplir leurs rêves de pillage.
Les premiers chapitres narrent l’érection du rideau de fer, qui allait scinder l’Europe en deux pendant quarante ans, et écraser sa moitié orientale sous la glaciation. Les procès d’épuration dans les « démocraties populaires » et l’écrasement de l’insurrection hongroise de 1956 sont l’objet de synthèses vivantes et documentées, qui font écho aux guerres coloniales (surtout françaises) et à l’expédition de Suez (la « triple et lâche agression » comme on dit dans les pays arabes, et le récit de Judt corrobore cette façon de parler). Les ressorts de la guerre civile en Grèce, souvent mal connus dans notre pays, les détails de la rupture entre Staline et Tito et le destin ultérieur de la Yougoslavie ne manquent pas de jeter une lumière utile sur des événements plus récents.
Une qualité éminente de ce livre réside dans la place qu’il accorde aux aspects économiques, culturels et même sportifs de l’histoire, qui viennent éclairer les événements politiques et leur donner un contexte très utile. Il n’est pas superflu de connaître les mécanismes du plan Marshall ou de la création de la Comunauté économique européenne, non plus que les mouvements qui regroupèrent de jeunes intellectuels autour de Louis Althusser ou de Herbert Marcuse. Judt a séjourné à l’École normale en pleine période althusserienne, et les passages qu’il consacre aux althusseriens, au structuralisme ou à Jacques Lacan sont particulièrement savoureux, non moins que l’analyse comparée des Beatles, plébéiens de province, et des Rolling Stones, issus de la classe moyenne londonienne, ni que la description de la suffisance de l’équipe de football d’Angleterre face aux Hongrois qui allaient leur infliger une raclée historique.
Les lecteurs les plus jeunes apprendront avec surprise que jusque dans les années 1960 et peut-être même un peu plus tard l’Europe vivait sous le signe de la concurrence entre système capitaliste et système socialiste, et que beaucoup de gens, même très savants, très intelligents et pas vraiment de gauche, ne donnaient pas cher de l’avenir du premier. Ils seront également étonnés d’apprendre que dans l’immédiat après-guerre et jusque dans les années 1950 la plupart des peuples, à l’est comme à l’ouest, redoutaient une reprise des hostilités par les Allemands, une guerre de revanche, crainte qui devait par exemple alimenter longtemps la propagande du PCF, et qui servira encore en 1968 pour faire croire aux équipages des chars soviétiques envoyés écraser le printemps de Prague qu’ils seraient accueillis à bras ouverts par la population, soit-disant menacée d’une invasion ouest-allemande.
On trouvera dans la seconde moitié du livre une vision d’ensemble du mouvement d’opposition et de résistance qui devait mener à la libération des pays d’Europe de l’Est du joug soviétique. Mais sur chaque sujet Judt a un diagnostic clair : le Forum civique tchèque ou le syndicat Solidarność ont joué un rôle de sape, mais l’effondrement de la domination soviétique n’aurait pas été possible si Gorbatchev n’avait pas miné en son cœur un système déjà ruiné par la confrontation militaire avec les États-Unis et privé de légitimité morale par les écrits de Soljetnitsyne et Zinoviev et la persécution de Siniavski, Daniel, Sakharov et tant d’autres. Les Croates ont commis leur part de crimes de guerre, mais la responsabilité du drame yougoslave incombe essentiellement aux apparatchiks serbes du gouvernement yougoslave tels que leur chef Slobodan Milošević.
Né en 1948, issu d’une longue lignée de rabbins lithuaniens, Judt a séjourné pendant son adolescence dans un kibboutz, et il n’a pas manqué de remarquer que la création d’un état pour le peuple juif dépossédait de son pays un autre peuple qui habitait là avant, les Palestiniens. Il milite depuis pour que l’état d’Israël devienne un état binational laïc, où juifs et arabes de Palestine jouiraient de droits égaux. Pour lui, Israël sous sa forme actuelle est un état intolérant, belliqueux, théocratique et qui ne fait que générer de l’antisémitisme.
Tony Judt a publié en 2003 dans la New York Review of Books un article où il exposait sa vision de la politique israélienne et du destin des Palestiniens, telle que résumée ci-dessus ; cette publication a déclenché la vague de protestations que l’on peut imaginer. Peter Coleman a publié dans le numéro de juillet 2006 de la revue australienne Quadrant une analyse intitulée What History Teaches the Jews où il défend l’idée que le livre Après-guerre constituerait, entre autres thèmes, une réponse au torrent d’insultes et de réfutations plus ou moins honnêtes que Judt a reçues après son article de 2003.
En effet, pour Judt, la construction de l’Europe peut se concevoir comme le résultat de la prise de conscience, après deux conflits catastrophiques, de l’impossibilité de régler par la guerre les dissensions entre pays voisins, et, au-delà, de l’inadaptation du modèle nationaliste d’état hérité du XIXe siècle aux conditions politiques et militaires du continent au début du XXIe siècle. Bien sûr, tous les Européens n’adhèrent pas à cette conception, ainsi les dirigeants nationalistes serbes en sont encore aux conceptions anciennes d’écrasement des voisins par la force et de massacre des minorités. D’un autre côté certains courants flamands ou catalans voient dans l’Union européenne un cadre favorable à leurs aspirations nationales, ce qui peut être considéré comme un point de vue légitime, même si on ne le partage pas.
Tony Judt pense que dans cette prise de conscience la dimension morale joue un rôle essentiel. Certains pays qui avaient d’eux-mêmes, par rapport aux événements de la seconde guerre mondiale, l’image d’innocentes brebis ou d’héroïques peuples résistants, voient remonter à la surface des aspects peu reluisants de leur passé, notamment la participation de larges secteurs de leur administration et de leur classe politique à la destruction des Juifs d’Europe. À la suite de l’historien français Henri Rousso, Judt nomme « syndrome de Vichy » la prise en compte de cette douloureuse remémoration, dont pour la France on pourra lire une analyse sous la plume d’Annette Wieworka.
Il ne lui a pas échappé que les Français ont dû attendre d’abord l’historien américain Robert Paxton pour disposer d’une analyse historique sérieuse du régime de Vichy, ensuite Jacques Chirac pour qu’un responsable politique national parle dignement de la rafle du Vel’d’Hiv, et enfin le procès Papon pour qu’un haut fonctionnaire ait à rendre compte en détail de sa participation à la persécution des juifs. Notons d’ailleurs que ce procès a permis d’évoquer également le rôle criminel de Papon lors de la répression sanglante de la manifestation des Algériens de Paris le 17 octobre 1961. Et il reste encore beaucoup à faire, après les travaux pionniers de Jacques Sigot, pour élucider les crimes contre les Rroms, pour lesquels la République française a construit des camps de concentration dès la période de la drôle de guerre, quand elle n’a pas réutilisé ceux qui avaient servi pour les républicains espagnols. Les derniers détenus de ces camps n’ont été libérés, à contre-cœur, qu’en 1946.
Judt ne manque pas de relever le contraste entre l’effort remarquable accompli en Allemagne par la génération née après la guerre pour assumer un passé terrible, tardivement peut-être, mais sérieusement, et jusqu’à une époque très récente en France une attitude hypocrite dont François Mitterand fut le représentant le plus caractéristique. C’est encore pire en Autriche, où encore aujourd’hui une large part de l’opinion publique prétend avoir été « victime » du nazisme : Otto de Habsbourg l’a redit tout récemment, mais le grand âge et son point de vue un peu particulier peuvent peut-être lui valoir une certaine indulgence (comme l’appréciation de l’attitude de Mitterand, ce point de vue sur Otto de H. est propre à moi, LB, j’ignore celui de T. Judt). La lente résorption de ces phénomènes de dénégation a jalonné le chemin de la construction européenne.
Aujourd’hui nous avons basculé dans l’excès inverse : l’obsession du « devoir de mémoire », la déplorable loi Gayssot, l’impossibilité d’allumer un téléviseur sans entendre parler de la Shoah, et le fait qu’il soit devenu imprudent de prononcer en public le mot « juif » sans avoir consulté au préalable son avocat, même si l’on est soi-même juif, comme Edgar Morin en a fait la triste expérience. Il n’est pas sûr que cet étalage de pieux sentiments plus ou moins sincères corresponde à un approfondissement ni à un élargissement de la conscience morale et politique, ni qu’il soit pour les Juifs une protection contre l’antisémitisme.