La défaite israélienne
Le 7 octobre 2023 Israël a essuyé la défaite la plus cinglante de son histoire. Ce jour là les commandos du Hamas, après avoir brisé les barrières et franchi la ligne de démarcation entre la bande de Gaza et Israël, pensaient disposer d’au plus quelques dizaines de minutes pour attaquer les quelques objectifs militaires qu’ils s’étaient fixés. À leur grande surprise il n’y avait quasiment personne en face, ce qui leur a permis de prolonger leurs opérations, et ce qui a aussi permis l’irruption de toutes sortes d’éléments incontrôlés, qui seraient à l’origine des exactions criminelles contre les civils dont il est peu douteux qu’elles aient été commises, selon le communiqué du Hamas du 22 janvier 2024, que la presse française n’a pas jugé utile de signaler à ses lecteurs (presse française qui s’est empressée de relayer des allégations israéliennes d’atrocités pour le moins douteuses). On n’est pas obligé de croire au pied de la lettre tout ce que déclare le Hamas, mais les idéologues disent souvent ce qu’ils pensent, et il est au moins intéressant de savoir ce que pense l’acteur principal de cet événement capital. Remarquons au passage que le communiqué affirme que le Hamas ne nourrit aucune hostilité à l’égard des Juifs en tant que tels, mais seulement contre l’État d’Israël, et qu’il formule une autocritique relative aux victimes civiles.
Cette défaite d’Israël ridiculise ses services de renseignement, que tout le monde croyait insurpassables. Ils avaient pourtant été prévenus, depuis longtemps, par de multiples canaux, ne serait-ce que par les observatrices de l’armée, qui avaient repéré des mouvements suspects aux abords de la ligne de démarcation, depuis plus d’un an. Un document du Hamas de quarante pages décrivait en détail les opérations prévues (et réalisées), et était entre les mains des services de renseignement militaires israéliens depuis plus d’un an également. Les sentinelles aux abords de la ligne de démarcation signalaient que les exercices prolongés et intenses du Hamas qu’elles observaient étaient très conformes au document en question. Le Shin Beth disposait d’une information précise sur le projet d’infiltration du Hamas deux mois avant qu’elle se produise avec, circonstance aggravante, la date exacte de l’opération. Les services égyptiens avaient également prévenu les Israéliens. Bref, les services de renseignement et l’armée étaient informés à satiété, et ne peuvent que constater leur échec sur toute la ligne.
Pourquoi cette incurie, ces négligences incroyables ? Sans doute la suffisance a-t-elle joué un grand rôle, sous-estimation de l’adversaire et surestimation de ses propres forces, mais surtout les forces armées israéliennes étaient concentrées en Cisjordanie, soi-disant pour « protéger » des colons, qui sous couvert de festivités religieuses y organisaient ce que pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie les colonialistes français appelaient des ratonnades, c’est-à-dire des chasses aux Arabes (ici plus précisément aux Palestiniens).
Un effondrement moral
La défaite militaire israélienne est lourde, mais ce n’est sans doute pas le plus grave. Le 1er avril 2024 le site féministe israélien Politically Koret a publié une interview d’un officier réserviste israélien, traduite par le Courrier International. Ce psychologue de 35 ans dénonce un climat toxique et alerte sur les répercussions psychologiques de ce combat sur lui et sur ses compagnons d’armes. Il décrit des soldats désemparés, que la panique conduit à des comportements criminels, lancers de grenades ou rafales d’armes automatiques sans raison contre des maisons habitées par de simples civils palestiniens. On pense là aussi aux conscrits français de la guerre d’Algérie, paniqués mais parfois massacreurs de populations civiles, incendiaires de villages. « La plupart des soldats qui m’entouraient, y compris ceux placés sous mes ordres, n’avaient qu’une seule et unique motivation : la vengeance. » L’image de l’armée « la plus éthique du monde » ne tenait déjà plus que pour ses partisans, qui peut y croire encore maintenant, après la publication sur les réseaux sociaux de selfies de soldats israéliens en train de rigoler avec des jouets d’enfants palestiniens, de parader devant des maisons détruites ? Juste une armée coloniale comme les autres. Et quels parents pourront souhaiter que leurs enfants servent dans cette armée, pour commettre un génocide à Gaza et des ratonnades en Cisjordanie ? Pas mieux que l’Afrique du Sud de l’apartheid. Et qui croira qu’Israël puisse être un refuge sûr pour les Juifs ?
Déjà en 1991 le cinéaste Eyal Sivan, dans son film Izkor, les esclaves de la mémoire [1], avait signalé les failles du récit national israélien : amalgamer des promesses territoriales hypothétiques formulées paraît-il il y a plus de deux millénaires, les événements tragiques du génocide des Juifs survenus en Europe pendant la domination nazie, et un projet de colonisation au Moyen-Orient, en plaçant tout sur le même plan, avec le même degré d’historicité, ne peut produire qu’une idéologie nationaliste fallacieuse, inculquée à grand renfort de slogans dès l’école maternelle (de nombreuses scènes du film sont tournées dans des écoles maternelles, primaires et secondaires). Le philosophe Yeshayahou Leibowitz apparaît dans le film pour commenter cet endoctrinement de la jeunesse : pour lui, il est trop facile de définir les Juifs uniquement par ce que les autres leur ont fait, cette démarche évacue toute responsabilité pour ce que les Juifs font, et donne réponse à tout. C’est une pente dangereuse, dit-il, l’expérience du peuple allemand n’a que trop montré que, faute de s’arrêter, elle mène au fond du gouffre de l’inhumanité (heureusement pour eux ils ont pu s’en extraire). Quant à l’occupation de territoires arabes, il a déclaré « l’occupation détruit la moralité du conquérant ». Il a été parmi les premiers intellectuels israéliens à déclarer immédiatement après la guerre des Six Jours de 1967 que si l’occupation israélienne se poursuivait, elle conduirait à un déclin de la stature morale d’Israël.
Cette destruction de la moralité du conquérant s’observe jour après jour à Gaza et en Cisjordanie. Lorsque l’on croit que la soldatesque israélienne a atteint le fond, elle parvient à descendre encore d’un cran, comme le 17 ou 18 avril en « protégeant » des colons occupés à frapper et tuer des civils palestiniens en Cisjordanie. Dans de nombreux pays, dont les États-Unis, les juifs se détournent de plus en plus du soutien à Israël ; en France, beaucoup moins, pour des raisons qu’il faudra analyser un jour.
Et les Palestiniens ?
Les Palestiniens existent, les manigances minables des « accords d’Abraham » avaient tenté de les faire disparaître, le coup de tonnerre du 7 octobre a rappelé au monde qu’ils ne disparaîtraient pas et que tant qu’ils seraient là tous leurs efforts tendraient vers l’obtention de leurs droits légitimes.
Revenir au premier plan de la scène politique mondiale est un succès pour le peuple palestinien. Mais à quel prix : des dizaines de milliers de morts, les habitations et les infrastructures civiles détruites dans une grande proportion, les survivants pourchassés et affamés. En tout cas je pense que le Hamas ne se soucie guère du sort des Palestiniens, qui pour lui passe bien après le succès de son organisation.
Il y a quelques jours je prenais le thé avec un ami palestinien. Du même âge que moi, il avait passé la moitié de sa vie au Liban, notamment les dix premières années de la guerre civile de 1975-1990. Je lui disais que j’étais littéralement malade en pensant aux monceaux de douleurs, de rancunes et de haines accumulés par cette guerre coloniale, au fait qu’il serait pratiquement impossible aux Palestiniens et aux Israéliens de vivre ensemble sur la même terre après de telles violences et de telles injustices. Il m’a répondu, en substance : « Au Liban il y a eu des massacres inter-communautaires épouvantables (entre 150 000 et 250 000 morts selon Wikipédia pour un pays de quatre millions d’habitants à l’époque), et après les accords qui ont mis fin à la guerre, tout le monde n’aspirait qu’à oublier ces horreurs, les gens ont recommencé à vivre les uns à côté des autres ». Espérons la vérification de cet optimisme.
Et en France ?
Le paysage politico-médiatique français est d’une médiocrité insigne. C’est à qui proclamera le plus fort « le droit d’Israël à se défendre », même des gens qui avaient l’air pondéré, comme le rabbin Delphine Horvilleur, se répandent en compassion pour les Israéliens sur les ondes en passant sous silence ce qui se passe à Gaza, qui est quand même d’une toute autre ampleur : les villes les plus au nord du territoire sont pratiquement rasées, plus d’un million d’habitants vivent sans toit ni nourriture, il y a des dizaines de milliers de morts, on ne sait pas exactement. Fabien Roussel, qui avait décrit cette situation en la comparant à celle du ghetto de Varsovie, a dû se rétracter rapidement, même si cette comparaison n’était que décalée (mais n’est-ce pas le propre d’une comparaison d’être approximative ?).
Une politique occulte se développe sournoisement : de nombreux militants pro-palestiniens, au moins des dizaines semble-t-il, sont convoqués par les services de police et déférés aux tribunaux pour « apologie du terrorisme ». Pour les deux cas dont j’ai pu apprendre les détails, Sylvette Rougier à Poitiers et Mohamed Makni, adjoint socialiste au maire d’Échirolles, cette accusation est proprement délirante. Mais se retrouver devant le juge n’est pas une circonstance sans conséquences pour un particulier, contraint d’y consacrer du temps et de l’argent, en sus d’une perte de réputation. J’aimerais savoir si ces convocations sont le fait des pouvoirs publics ou de plaintes privées. En attendant la majorité de notre classe politique se vautre dans la lâcheté devant l’establishment sioniste, et se dire anti-sioniste est de plus en plus un délit de droit commun. Il en restera des traces assez moches.