Blog de Laurent Bloch
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Pour plus de justice sociale
Prendre aux riches pour donner aux pauvres ?
Article mis en ligne le 30 octobre 2018
dernière modification le 22 décembre 2021

par Laurent Bloch

Aider les démunis, veiller à la prospérité générale

Comment accroître le niveau de vie des plus démunis ? Les méthodes pour y parvenir peuvent se classer en deux catégories : stimuler l’économie et la formation professionnelle augmentera pour les chômeurs les chances de trouver un emploi, pour les travailleurs pauvres celles de trouver un meilleur emploi. Distribuer des allocations et des exemptions permettra d’assurer une vie décente à ceux pour lesquels les méthodes de la catégorie précédente n’auront pas fourni de solution. En France ce système de redistribution fonctionne assez bien : une publication récente (27 mai 2021) de l’Insee montre que si le revenu moyen des ménages du décile supérieur est treize fois celui de la tranche du décile inférieur, après redistribution ce rapport n’est plus que de trois (cf. Alexandre Mirlicourtois sur Xerfi Canal).

Les méthodes de la première catégorie sont bien sûr les plus « vertueuses » : elles contribuent à la prospérité générale, et par là même elles accroissent les ressources publiques propres à financer les méthodes de la seconde catégorie, allocations et exemptions. Les méthodes de la seconde catégorie ont des effets indésirables bien connus : trappe à chômage, trappe à pauvreté, effet auto-amplificateur. En France, par exemple, être non-imposable est un statut qui confère des droits ; une augmentation de salaire minime mais suffisante pour faire perdre ce statut est une catastrophe.

L’application efficace de telles méthodes suppose une régulation équitable du marché du travail ; en France ce marché est divisé en deux parts traitées de façon différente : le secteur public au sens large, qui emploie 20% de la population active, possède un statut très différent de ceux des autres secteurs, tant pour les conditions de travail que pour les conditions d’accès à la retraite. Ce déséquilibre rend très difficile toute réorganisation d’une législation sociale inextricable.

Il convient également de dire que la fiscalité et les dispositifs de protection sociale pourront difficilement être perçus comme équitables tant que subsistera le détournement des bénéfices de la croissance par les « hyper-riches » et par les professions de la finance, désormais mafieuses, phénomène exposé avec concision par Olivier Passet.

Tentations démagogiques

Toute la difficulté d’une politique publique dans ce domaine consiste à placer les curseurs aux positions les plus équitables et les plus efficaces. Une autre difficulté consiste à rendre une telle politique compréhensible, parce que la politique la plus favorable ne sera pas forcément perçue comme telle, tous les démagogues le savent. Promettre simultanément l’abaissement de l’âge de la retraite, le recrutement de fonctionnaires supplémentaires et une baisse générale des impôts est idiot, mais peut séduire l’électeur naïf qui ne retiendra que l’aspect qui le concerne personnellement.

Ce mardi matin 30 octobre sur France Culture le journaliste Guillaume Erner avait invité Jean-Marc Borello, dirigeant d’un groupe à but non lucratif spécialisé dans les services sociaux, et proche du Président de la République. Lorsque la conversation en vient à la politique sociale du gouvernement et aux moyens de la financer, j’entends pour la nième fois le même dialogue de sourds : Borello explique que l’important est de soutenir l’activité économique afin que le plus grand nombre puisse y trouver sa place, cependant qu’Erner suggère, peut-être pour provoquer son interlocuteur, qu’il faudrait donner plus d’argent aux pauvres, ou leur en prélever moins, allusion sans doute à la réforme de la CSG, de l’ISF, des retraites.

Distribuer l’argent que l’on n’a pas, c’est piller les générations futures

L’expérience de décennies de politiques économiques et de comparaisons internationales ont beau confirmer que c’est Borello qui a raison, rien n’y fait, l’idée de distribuer de l’argent sans trop se poser de questions sur la façon de se le procurer plaît, depuis la République romaine. Ce que le démagogue suggère, c’est de « prendre dans la poche des riches pour donner aux pauvres ». On sait que cela ne marche pas, ne serait-ce que parce que le riche dispose de plusieurs moyens pour empêcher que l’on prenne dans sa poche, et que les effets de ces moyens seraient négatifs pour l’activité économique, d’où perte de ressources, etc. Il n’y a que trois moyens de financer une politique démagogique : la dette, la dévaluation et l’inflation (j’écarte les conquêtes militaires suivies du pillage des pays conquis, méthode des Romains, appliquée avec une particulière avidité par Sénèque, qui l’eût cru). Alors pourquoi de telles politiques semblent-elles avoir toujours les faveurs d’un vaste public dans notre pays, y compris auprès de gens dont on pourrait attendre qu’ils soient intelligents, comme par exemple Dominique Méda, professeur de sociologie, que j’entendais récemment débiter des lieux communs à la radio ?

Je crois avoir trouvé quelques éléments d’explication à ce tropisme français en repensant à la lecture du livre célèbre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle. Les conclusions de ce travail ont depuis été contestées par d’autres économistes, mais je crois que tout le monde est d’accord pour saluer la qualité du travail de reconstitution des évolutions du capitalisme depuis 250 ans effectué par l’équipe de l’auteur.

La richesse : jadis en stock, maintenant en flux

La richesse peut être envisagée sous deux angles : en stock ou en flux. Dans le monde contemporain le rendement du capital est bien plus élevé que dans le monde ancien (qui n’a connu qu’une très faible expansion entre Jules César et Louis XIV), et de ce fait, dans ce monde industriel, les flux ont plus d’importance que les stocks. Mais dans le monde ancien, essentiellement rural, où le capital, au mieux, se reproduisait à l’identique, le stock était bien plus important qu’aujourd’hui. Après la révolution française est apparue une couche de petits paysans propriétaires, sans doute assez pauvres voire misérables les années de mauvaises récoltes, mais assurés de ne pas mourir de faim parce qu’ils étaient propriétaires de leur outil de production. Dans un tel contexte, « prendre dans la poche des riches pour donner aux pauvres » avait du sens, parce que la propriété d’un capital, même petit et peu rentable, sauvait de la misère. Cela s’appelle une réforme agraire. Aujourd’hui c’est différent, le commerçant avec un stock démodé peu vendable ou le propriétaire en zone rurale désertifiée sont bien moins assurés de l’avenir que le salarié qualifié dans une grande ville.

Si la France est depuis longtemps un pays industriel, son peuple ne l’a jamais accepté et a gardé un esprit rural, sa classe politique s’est toujours méfiée de l’industrie. D’où l’idée que les riches « ont de l’argent » (que l’on peut « prendre »), alors que ce qui est important ce n’est pas tant d’en avoir, mais d’en gagner. On trouvera une analyse concise de ces errements dans une vidéo d’Olivier Passet pour Xerfi Canal, L’incapacité de la gauche à penser l’appareil productif.

Une France soviéto-catholique

Mais Thomas Piketty m’a également procuré une autre explication, complémentaire de la précédente, de ce tropisme français pour le capital rural d’Ancien Régime : pour les autorités religieuses médiévales, « l’idée est plutôt qu’il faut se méfier de l’accumulation infinie : les revenus issus du capital doivent être utilisées de façon saine, si possible pour financer de bonnes œuvres, et certainement pas pour se lancer dans des aventures commerciales et financières qui pourraient éloigner de la vraie foi. Le capital terrien est de ce point de vue très rassurant, puisqu’il semble ne rien pouvoir faire d’autre que se reproduire à l’identique, d’une année sur l’autre, d’un siècle sur l’autre. » (p. 560, pagination de l’édition électronique). J’observe d’ailleurs que de ce point de vue l’idéologie dominante française reste fidèle à ses sources catholiques, en confondant le fonctionnement du capitalisme moderne avec celui du capital terrien médiéval, et qu’elle rejoint également, pour l’hostilité à l’argent, la tentation soviétique, qui a contaminé jusqu’à des milieux politiquement très à droite, et dont la nostalgie ne l’a jamais abandonnée.

Soviéto-catholique : telle est l’idéologie française, résolument réfractaire à l’industrie au sens large, à la modernité, à tout ce qui a trait à l’argent, cette chose répugnante. Le gouvernement actuel s’emploie à redresser la barre, malgré les vociférations des démagogues de droite et de gauche, mais ce sera difficile.

Le consentement à l’impôt

Mardi 20 novembre dans l’émission Matières à penser sur France Culture, Dominique Rousset recevait Nicolas Frémeaux, économiste à l’Université Paris 2, pour évoquer le retour de l’héritage au premier plan des préoccupations (et des constitutions de patrimoine !) des Français.

La valeur moyenne des héritages, en France, est de l’ordre de 35 000 euros, ce qui signifie, étant donnés les montants très élevés des héritages de grandes fortunes, qu’il y a en bas de la distribution un nombre considérable d’héritages de très faible montant. Les successions en ligne directe d’un montant inférieur à 100 000 euros par héritier, c’est-à-dire l’immense majorité, sont exonérées de droits de succession : donc la plupart des enfants héritent de leurs parents sans payer de droits de succession. Eh bien cela n’empêche pas que les droits de succession, qui ne concernent donc que la petite minorité la plus riche de la population, soient un impôt extrêmement impopulaire, et que toute suggestion de son augmentation suscite des réactions de haine passionnée. Nicolas Frémeaux attribue cette passion à l’instinct familial.

Cette observation a conduit notre auteur à une réflexion sur le consentement à l’impôt. Sous l’Ancien Régime l’impôt était essentiellement destiné à couvrir les dépenses somptuaires et militaires du souverain, la question du consentement à l’impôt ne se posait pas, et seule la crainte de la maréchaussée garantissait sa perception. Si dans la France contemporaine on n’égorge plus guère de percepteurs au coin des bois, c’est parce que le contribuable a conscience, plus ou moins, de recevoir en contrepartie de sa contribution des services : école, santé, transports publics, police, justice, défense, sans lesquels sa vie serait nettement plus difficile.

Les hommes politiques se préoccupent du consentement à l’impôt, parce qu’il joue un rôle dans leur réélection. Ce n’est pas parce qu’un impôt est plus juste qu’il est mieux accepté. Ainsi, la TVA frappe plus lourdement les pauvres que les riches, mais elle est mieux acceptée que l’impôt sur le revenu, progressif et donc plus « juste ». La perception de l’impôt sur le revenu peut être brutale, mais celle de la TVA ne l’est pas moins : si l’on ne peut pas payer les fournitures les plus vitales, les conséquences peuvent être des chèques sans provision ou des crédits revolving, les deux cas sont très coûteux financièrement et moralement.

En 2017 en France la TVA a rapporté 189 milliards (52% des recettes fiscales de l’État, d’un total de 361 milliards), l’impôt sur le revenu 78 milliards (21% du total), l’impôt sur les sociétés 66 milliards (18%). Les autres recettes fiscales de l’État sont faibles. 43% des foyers fiscaux s’acquittent de l’impôt sur le revenu. La fiscalité au profit des collectivités territoriales a rapporté 112 milliards. La CSG, qui n’est pas considérée comme un impôt de l’État et qui frappe tous les revenus sans progressivité, a rapporté 99 milliards.

À titre de comparaison, voici les chiffres des dépenses de protection sociale 2016 que la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du Ministère des Solidarités et de la Santé (DREES) a publiés cette année : 759,5 Mds€ de dépenses pour 755,6 Mds€ de recettes qui se composent de cotisations (461,8 Mds€), impôts et taxes (184,9 Mds€), dotations et autres ressources (108,9 Mds€).

Les 714 Mds€ de prestations (le reste des dépenses concerne les coûts de fonctionnement du système et les frais financiers) se décomposent ainsi :

Prestations de santé 249,9 Mds€
Prestations liées à l’emploi 44,8 Mds€
Dépenses contre la pauvreté et l’exclusion sociale 21,3 Mds€
Prestations « vieillesse-survie » 325 Mds€
Dépenses liées à la famille 54,6 Mds€

Mon correspondant sur Twitter Michel Louis Lévy @MLLvy ajoute : « L’informatisation , et aujourd’hui le prélèvement à la source, devraient conduire à remettre à plat le total IR + CSG - allocations familiales selon le revenu du ménage (et non de l’individu) et la configuration familiale. »

Démagogie française

En fait, le public est très mal informé des dispositifs fiscaux auxquels il est soumis, dont il faut bien admettre qu’ils ne sont pas faciles à comprendre, et cette déficience d’information fait le lit de politiciens démagogues, surtout lorsqu’ils sont dans l’opposition.

La tradition politique de notre pays, avec laquelle le gouvernement actuel tente de rompre (non sans une certaine maladresse), consiste à répondre à toute revendication, fondée ou infondée, par une dépense populaire, qui sera financée en coulisse par des moyens inavouables : c’est ce que l’on appelle en France une « politique sociale ». Pendant des décennies, ces méthodes de financement reposaient sur la dévaluation et l’inflation, peu visibles mais très délétères parce qu’elles assèchent l’investissement et donc la production et l’emploi. L’Union européenne et la zone Euro rendent ces procédés impossibles, alors on recourt à la dette, très dangereuse parce qu’elle constitue une épée de Damoclès que toute crise financière internationale peut faire tomber, et très immorale parce qu’elle condamne nos enfants et nos petits-enfants à financer notre niveau de vie actuel. Je serai mort depuis vingt ans que des contribuables pas encore nés continueront à payer ma retraite, pour le dire de façon crue.

Il n’empêche que toute tentative de rompre avec ces politiques misérables et dangereuses soulève la colère populaire.