Au début de l’année 1981 ma collègue Andrée Bréas m’informe que l’Institut national d’études démographiques (Ined) cherche quelqu’un pour diriger son service informatique. Le directeur de l’Ined, Gérard Calot, avait organisé le recensement de la population de 1968 lorsqu’il était à l’Insee. Andrée en avait dirigé les traitements informatiques, cela s’était bien passé, tout naturellement Calot lui propose le poste, mais elle préfère rester à l’Insee dans l’espoir (qui sera exaucé) d’accéder au grade d’administrateur. Elle recommande à Calot deux collègues, dont moi. L’autre collègue décline aussi la proposition, je rencontre Gérard Calot, le courant passe, l’affaire est conclue, je rejoindrai l’Ined le 1er septembre 1981.
L’Ined est un petit institut de recherche public, 150 personnes dont 50 chercheurs à l’époque, installé dans un quartier agréable du 14ème arrondissement de Paris. La démographie est une « petite » science, 2 000 chercheurs dans le monde, généralement dispersés dans des départements universitaires de sciences humaines et sociales, il n’y a nulle part de cursus exclusivement consacré à la démographie, l’Ined est la plus grande institution mondiale qui lui soit dévolue, et sa revue Population une des deux grandes revues mondiales avec Population Studies.
Je découvre avec stupéfaction que l’ordinateur DEC (Digital Equipment Corporation) de ce petit établissement de recherche, pourtant un modeste PDP 11/40 sous IAS avec 256 Ko de mémoire à tores de ferrite, a une bonne décennie d’avance sur la lourdeur des systèmes IBM dont je suis féru. Cette minuscule machine arrive à délivrer des temps de réponses corrects à une dizaine d’utilisateurs interactifs simultanés, là où la technologie IBM aurait nécessité pour le même résultat une machine au moins dix fois plus grosse et plus chère. J’apostasie donc (ce ne sera pas la dernière fois) et me convertis à DEC.
L’Ined m’a recruté pour mon aptitude supposée à mener le renouvellement de son infrastructure informatique en contournant le plus habilement possible les directives de la politique industrielle nationale, qui nous aurait équipés d’un Mini 6 de CII-Honeywell-Bull, ordinateur dont nous n’aurions rien pu faire faute de logiciels convenables. Nous voulons un VAX de DEC, et nous l’aurons, certes à l’aide du dossier que j’aurai monté, mais aussi grâce à l’atténuation de la rigueur de la politique industrielle en ces années 1981-1982.
Le PDP se programme en Fortran, ce qui m’amène à revenir à ce langage. Il y a aussi un compilateur Pascal, ce qui me donne l’occasion d’apprendre un nouveau langage et de l’utiliser pour quelques applications, mais il n’est pas très robuste. Le VAX que nous espérons a un compilateur PL/1 Subset G, c’est-à-dire débarrassé de tous les gadgets inutiles ou nuisibles du PL/1 d’origine, en fait le meilleur PL/1 que j’aie rencontré (je connaissais le PL/1 d’IBM, et des cours de programmation donnés à l’Ensae sous système Multics m’ont fourni l’occasion d’utiliser celui de ce système, ainsi que l’éditeur Emacs).
L’indétermination épistémologique de la démographie contribue puissamment à son intérêt : les chercheurs viennent d’horizons très variés, depuis des polytechniciens férus de statistique et de calcul des probabilités jusqu’à des médecins épidémiologistes en passant par les généticiens, les économistes, les sociologues, les historiens et les politistes. La cantine n’est pas très grande, on s’assoit où il y a de la place, sans distinction d’équipe ni de rang, ainsi par exemple je déjeunerai assez souvent à la table d’Alfred Sauvy, le fondateur de l’Ined, en retraite depuis des années mais toujours assidu. Je partagerai aussi régulièrement pendant mes sept ans à l’Ined les propos de table de François Héran, Éva Lelièvre, Catherine Bonvalet, Georges Tapinos, James Hollifield, Henri Leridon, Philippe Fargues, Jacques Houdaille, Gilles Pison... À l’issue de ces cours particuliers intensifs je pense que j’aurais mérité au moins une licence de sociologie !
Une autre chose formidable à l’Ined : sa bibliothèque, dirigée alors par Michel Louis Lévy. Chaque lundi soir les documentalistes étalent sur une grande table les ouvrages et périodiques reçus et catalogués la semaine précédente, et tout le monde peut venir fouiner et prélever ce qui l’intéresse. Je ne rate jamais cette séance, et les chercheurs, pleins de sollicitude pour l’ignorant que je suis, ne manquent pas de me recommander des lectures éducatives dont je tire le plus grand profit. J’aurai l’occasion avec Lévy de me pencher sur l’informatisation des bibliothèques, alors à ses débuts.
Venons-en à l’informatique : dans les années 1970 Robert Nadot, chercheur polytechnicien, et Guy Vaysseix, ingénieur issu de l’Inria, avaient créé un centre informatique équipé d’un mini-ordinateur de Digital Equipment Corporation (DEC PDP 11/40) connecté à l’ordinateur plus puissant du Laboratoire de l’accélérateur linéaire (LAL) d’Orsay, un Univac 1108, où se font tous les calculs importants. L’ordinateur local est utilisé pour la saisie de données et les interactions avec Orsay, ainsi que pour les travaux de cartographie statistique d’Hervé Le Bras. Ils ont aussi créé un logiciel de dépouillement d’enquêtes statistiques intitulé SEXE.
Comme la direction de l’Ined n’avait pas voulu reconnaître la qualité des travaux de Guy Vaysseix et lui donner un poste en conséquence, il avait claqué la porte et Robert Nadot avait démissionné de ses activités au centre informatique. Démissionner, c’est-à-dire se retirer dans son bureau pour ses travaux personnels. Un informaticien venu du secteur privé avait été recruté pour les remplacer, mais il n’avait jamais pu trouver le contact avec les chercheurs et avait démissionné. L’informatique n’avait plus de direction depuis deux ans, le matériel, de plus en plus obsolète, devait être renouvelé, et il fallait créer une informatique de gestion, parce que la machine électro-comptable qui en tenait lieu arrivait en bout de course. Il fallait aussi remettre sur les rails une équipe de sept personnes, laissée à elle-même depuis deux ans. Voilà les travaux qui m’attendaient.
Robert Nadot, de sa tour d’ivoire, appuyé sur des soutiens syndicaux, avait bien contribué à l’éviction du précédent chef de service, et il entendait m’évincer de la même façon. Il avait annoncé urbi et orbi qu’il se donnait trois mois pour me faire partir. Il avait au sein de mon propre service un allié inconditionnel et quelques sympathies plus distantes, sur qui il comptait pour me savonner la planche. Disons tout de suite que non seulement je resterai sept ans à l’Ined, mais qu’assez rapidement Robert Nadot sera un allié, et que nous aurons plaisir à travailler ensemble, y compris pour des projets extérieurs à l’Ined, comme la rédaction des entrées « informatique » de l’Encyclopédie Bordas.
Le principal utilisateur de l’ordinateur PDP de l’Ined est Hervé Le Bras. N’oublions pas qu’à cette époque les ordinateurs ne sont pas des objets personnels, ce sont des machines encombrantes et chères que l’on partage. Le Bras est un statisticien de haute volée, il écrit ses programmes lui-même, en Fortran, il utilise un écran graphique Tektronix de haute définition pour produire des cartes démographiques, il y passe des journées entières. Il a commencé dans les années 1970 en tenant compte des travaux de sémiologie graphique de Jacques Bertin, en 2022 il continue tout en renouvelant ses procédés techniques [1], son expérience dans ce domaine est inégalable. En 1981 il vient de publier avec Emmanuel Todd un livre consacré à l’analyse de ces cartes, L’Invention de la France, qui renouvelle largement la sociologie électorale et politique de la France par une approche qui relève de l’anthropologie historique. Durant mes années à l’Ined j’aurai avec lui de longues conversations vespérales sur toutes sortes de sujets, encore des leçons particulières. Un jour je lui fais part de mon dépit que dans ses résultats le département de la Vienne, cher à mon cœur, soit toujours entre le 45ème et le 55ème rang, soit un parangon de médiocrité ; il me répond incontinent : « attends, j’ai quelque chose qui va t’intéresser » ; pour le taux d’infanticide en 1848, la Vienne est largement en tête. Et ce n’est pas un artefact dû à une erreur d’enregistrement : les départements voisins, Deux-Sèvres, Indre, Indre-et-Loire et Charente délimitent autour de Poitiers un véritable pôle de l’infanticide. Ce résultat ne sera pas publié, il faudrait vérifier l’absence d’un biais qui pourrait résulter, par exemple, de la nomination dans cette région de magistrats ou de gendarmes particulièrement consciencieux, mais il montre la curiosité insatiable de son auteur.
Gérard Calot a pleinement conscience du rôle crucial de l’informatique pour la recherche scientifique, dès mon arrivée je participe à la réunion hebdomadaire des chefs de départements de recherche, ce qui offusque quelques chercheurs médiocres arqueboutés sur leurs titres nobiliaires. Calot enjoint aux chefs de départements d’être compréhensifs avec moi, parce que, contrairement aux chercheurs qui par définition explorent des voies dont personne ne sait a priori comment ni quand elles déboucheront, je suis tenu d’obtenir des résultats « qui marchent » selon un calendrier contraignant. Je travaillerai ultérieurement dans plusieurs institutions universitaires ou de recherche scientifique, nulle part ma position n’y sera reconnue aussi explicitement.
Je lance donc les consultations et procédures d’appel d’offres pour l’informatique scientifique et pour l’informatique de gestion. J’ai déjà fait cela souvent pour l’Insee, et lors des deux ans passés à la commission de développement de l’informatique (CDI) des ministères de l’Économie et du Budget j’ai pratiqué l’autre côté de la barrière, c’est pour moi un travail facile, c’est d’ailleurs pour cela que l’on m’a fait venir. Je reçois des offres de constructeurs d’ordinateurs inédits pour moi, Data General, Harris Computer Systems (spécialisé dans les simulateurs de vol !)... Pour la science nous voulons du matériel Digital Equipment (DEC), plus précisément un VAX 11/750, qui coûte avec ses matériels périphériques quelques deux millions de francs. Le terrain de l’informatique de gestion est moins balisé, nous aurons la chance de trouver une solution excellente, un logiciel développé par une entreprise qui émane des collectivités territoriales de la région Champage-Ardennes, sur ordinateur Intertechnique, sous système d’exploitation Pick, le tout pour plus de deux millions de francs.
L’Ined relève de la CDI du Ministère du Travail, en charge des politiques de population, mes dossiers y passent sans encombre. Ce sera un peu plus compliqué avec la Commission spécialisée des marchés d’informatique (CSMI), où Noël Aucagne, qui en est vice-président, soucieux de parfaire mon éducation, démolit mon dossier de fond en comble pendant deux heures. Je viendrai à résipiscence (une expression qu’il m’a apprise), corrigerai ma copie, les marchés seront visés par le contrôle financier, matériels et logiciels seront livrés. Faute de quoi (mais je l’ignorais) ma période d’essai aurait reçu une conclusion négative et j’aurais été remis à la disposition de l’Insee.
Une fois le VAX installé il faut lui adapter les logiciels écrits pour le PDP. Le PDP est une machine à mots de 16 bits (chiffres binaires), le VAX à mots de 32 bits, les programmes sont écrits en Fortran, cela ne pose pas de problèmes fondamentaux, mais tant que ce n’est pas terminé le résultat n’est pas garanti. Hervé Le Bras convertit lui-même ses programmes, tout se passe bien, il est satisfait parce que la nouvelle machine est bien plus rapide que l’ancienne, je pousse un ouf de soulagement. Je me charge personnellement de la conversion du logiciel SEXE de dépouillement d’enquêtes, cela se passe plutôt bien, mais ce travail me réserve une surprise : alors que Guy Vaysseix manifeste haut et fort les idées libertaires de Mai 68, « il est interdit d’interdire » etc., la lecture du texte de ses programmes révèle en fait une personnalité très rigoureuse, il refuse les laxismes et les paresses autorisés par le langage Fortran et s’impose une définition rigoureuse des données, comme s’il écrivait en Algol 68, son langage de prédilection. Lire le code informatique de quelqu’un, c’est explorer les méandres les plus intimes de son esprit.
Pour l’informatique de gestion je bénéficie de l’aide inestimable du Directeur administratif et financier, Patrick Le Carvèse, qui est prêt à s’impliquer personnellement à fond dans le projet d’informatisation. J’en ai rencontré un autre de la même trempe, Goulwenn Letourneux, à l’université Paris-Dauphine, bien des années plus tard, mais ce n’est pas le cas général. Le logiciel que nous avons acquis comporte les fonctions de gestion financière et comptable, ainsi que la fonction de gestion du personnel, mais il ne s’agit que de squelettes qu’il faut compléter par les procédures adaptées au contexte local. Le système Pick comporte pour ce faire un langage destiné à des utilisateurs non professionnels, nommé English, baptisé pour le marché français... Français. Ce système est très bien fait, très sûr, il permet à l’utilisateur de paramétrer ses fonctions selon les contraintes locales, tout en écartant le risque de catastrophes provoquées par les imprudences de débutants. Patrick Le Carvèse va s’emparer de ces possibilités, et en fait programmer lui-même la gestion informatique de l’Ined. Il rencontre bien sûr des obstacles, alors, presque tous les soirs, après la fin des heures réglementaires, je le retrouve dans son bureau, il me parle de ses difficultés, je lui explique quelques mystères de l’informatique, il comprend vite et bien, c’est un plaisir. Non seulement il réalise l’informatisation de l’administration de l’Ined, mais surtout selon des procédés qui nécessitent très peu d’intervention professionnelle informatique.
C’est un peu avant mon arrivée à l’Ined que je suis séduit par le langage de programmation Ada, dont la première version sort en 1980. J’en parle plus longuement au chapitre Ada, disons qu’il vise à introduire plus de rigueur et de précision dans la programmation. J’achète le compilateur Ada de Digital Equipment, pour la modique somme de 500 000 Francs (soit 175 000 euros de 2022) après la remise de 80 % consentie aux établissements de recherche publics, et organise des cours Ada à l’ENST (aujourd’hui Télécom Paris) toute proche, dispensés par Jean-Pierre Rosen et Philippe Kruchten. Une douzaine de chercheurs et d’ingénieurs suivent ce cours, pour certains ce sera une étape dans leur acquisition de la science informatique. Didier Blanchet, à l’époque jeune chercheur en démographie économique à l’Ined, écrit en Ada un excellent logiciel d’analyse démographique.
Pendant les sept ans que je passe à l’Ined je noue des liens avec quelques chercheurs qui, une trentaine d’années plus tard, seront très présents dans le débat public sur les politiques migratoires. Hervé Le Bras publie régulièrement livres et articles sur le sujet. François Héran, devenu directeur de l’Ined (de 1999 à 2009), sera un des instigateurs de la grande enquête Trajectoires et origines (TEO), puis titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France tout en dirigeant l’Institut Convergences Migrations. Même s’ils tiennent beaucoup à leurs divergences, ils sont quand même d’accord pour réfuter les élucubrations du livre La Ruée vers l’Europe — La jeune Afrique en route pour le Vieux continent de Stephen Smith, sans parler de celles de femmes et d’hommes politiques que je préfère ne pas nommer. James (Jim) Hollifield commence en 1982 à l’Ined le travail de la thèse qu’il soutiendra en 1985 à Duke University, avant de rejoindre Stanley Hoffmann [2] à Harvard ; parfait francophone, il a un talent particulier pour établir des liens entre des gens très variés, grâce à lui je connaîtrai Catherine Wihtol de Wenden, Riva Kastoryano et d’autres chercheurs qui travaillent sur ces sujets. Emmanuel Todd rejoint aussi l’Ined. Le moins que l’on puisse dire est que la fréquentation de tous ces brillants sujets m’ouvre des horizons insoupçonnés.