Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Populisme et démocratie, Brésil et Vénézuela
Article mis en ligne le 29 octobre 2018

par Laurent Bloch

Hier le Vénézuela, aujourd’hui le Brésil : l’Amérique du Sud occupe les journaux et les ondes, et ce qu’en disent la plupart des journalistes est totalement inintelligible. Les sociétés d’Amérique latine m’ont longtemps proposé des énigmes agaçantes, alors depuis quelques années j’écoute et je lis ce qui s’en dit et s’en écrit, ce qui m’a permis de me faire une opinion que je vous livre ci-dessous. Je n’ai aucunement prétention de bien connaître le sujet, les lignes qui suivent sont sans doute schématiques, incomplètes et entachées de plusieurs erreurs, je vous les soumets néanmoins, dans l’attente de vos critiques. Il m’a semblé nécessaire de commencer par m’informer sur la naissance des pays de cette région.

Indépendance du Brésil

Les circonstances de l’accession à l’indépendance du Brésil sont assez étranges. En 1808 le roi Jean VI du Portugal fuit l’invasion de son pays par les armées napoléoniennes et il établit sa cour à Rio de Janeiro, où il reste après la chute de Napoléon. Un soulèvement libéral au Portugal impose en 1820 une monarchie constitutionnelle, et après diverses péripéties Jean VI accepte que la constitution s’applique au Brésil, bien entendu uniquement aux colons portugais blancs. Après le retour du roi à Lisbonne en 1821, les Cortes veulent rétablir le régime colonial au Brésil. Le prince dom Pedro, resté à Rio, se range aux côtés des Brésiliens, proclame l’indépendance du pays le 7 septembre 1822 à São Paulo et prend le titre d’empereur du Brésil. Son fils et successeur, Pedro II, s’efforce de lutter contre la traite et contre l’esclavage, en 1888 il promulgue une loi qui l’abolit totalement, ce qui déclenche une révolte des propriétaires fonciers, qui le renversent et établissent la République [1]. L’esclavage ne sera pas rétabli, mais il ne sera pour autant pas question que les anciens esclaves et leurs descendants soient jamais considérés comme des citoyens égaux aux descendants de colons blancs. La société du Brésil indépendant reste, par bien de ses traits, une société coloniale, les principes de l’égalité des citoyens et du suffrage universel n’y ont guère qu’un caractère formel, la hiérarchie sociale est établie selon la couleur de la peau.

Indépendances hispano-américaines

La volonté des Bourbons de renforcer le caractère absolutiste de leur gouvernement, ainsi que l’influence des idées des Lumières européennes, de l’Indépendance américaine et de la Révolution française, avaient contribué à susciter des courants de pensée libérale parmi les colons hispano-américains. Les différentes possessions espagnoles d’Amérique accéderont à l’indépendance à l’issue d’un processus amorcé en 1808 lorsque l’Espagne sera envahie par Napoléon et qui s’achèvera en 1830, après diverses péripéties, variables selon les territoires concernés. Mais, comme au Brésil, ces idées émancipatrices ne concernent que les colons blancs, et il n’est guère envisagé qu’elles s’appliquent aux descendants d’esclaves noirs ou aux Amérindiens, même si les libéraux parmi les indépendantistes obtiennent l’abolition de l’esclavage et des principes d’égalité formelle de tous les habitants. Les principes de la citoyenneté et de la démocratie y restent la plupart du temps très théoriques, l’élite blanche conserve le monopole du pouvoir politique, de l’accès à l’éducation et à de bonnes situations économiques. Et même si le suffrage est théoriquement universel, il existe de multiples procédés pour en interdire l’accès aux habitants des favelas de Rio ou des zones rurales déshéritées du Nordeste, voire aux Noirs de l’État de Géorgie aux États-Unis, comme l’a récemment révélé un article paru dans la presse.

Économies coloniales de rente

Les économies de la plupart des États d’Amérique latine (en mettant à part le cas du Mexique, qui est compliqué du fait de son imbrication étroite avec les États-Unis) sont des économies de rente, où la rente est accaparée par l’oligarchie de l’élite blanche. En lisant et en écoutant tout ce qui s’est écrit et dit au cours des dernières semaines à propos du Brésil, on ne peut que confirmer ce diagnostic, ce qui congédie au passage la notion fallacieuse de « BRICS » : la Chine et dans une moindre mesure l’Inde sont bien des pays en ascension économique par l’élévation de leur niveau d’éducation et par des investissements dans des secteurs stratégiques, mais le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud sont pour l’essentiel des pays rentiers qui n’ont pas compris (ou ne veulent pas comprendre) le jugement de Jean Bodin : « il n’est de richesse que d’hommes ».

Exemple frappant : au Brésil, l’enseignement primaire est complètement négligé, et de ce fait le taux d’analphabétisme (10%, 102ème rang mondial) est scandaleusement élevé, cependant que les universités, réservées à l’oligarchie, sont très bien dotées. D’ailleurs une des récriminations des classes moyennes brésiliennes contre le régime de Lula da Silva était que, désormais, les aéroports ressemblaient à des gares routières et les universités à des bidonvilles, pour dire que l’instauration d’une législation du travail applicable à tous et de mesures pour favoriser l’accès des couches défavorisées à l’enseignement supérieur induisait une promiscuité regrettable.

J’ai commencé à me poser ces questions en réfléchissant au cas de l’Argentine : jusqu’à la guerre de 1914-1918 et même un peu après ce pays relativement peu peuplé comptait parmi les dix premières puissances mondiales en termes de PNB ; cependant il n’en résultait aucune amélioration des conditions de vie de la population, et pour ainsi dire aucun développement économique réel, en termes d’industrie ou de recherche et développement. Les gigantesques revenus de la rente étaient entièrement consommés par le train de vie fastueux des oligarques, comme aujourd’hui en Russie, dans les pays du Golfe et dans les pays pétroliers d’Afrique. Bien sûr, un beau jour, la rente finit par se tarir.

Invention du populisme

Le populisme moderne, dont on parle souvent aujourd’hui sans que tout le monde soit d’accord sur sa nature, est une invention latino-américaine, plus précisément argentine, avec Juan Perón (1895 - 1974), et colombienne, avec Jorge Eliécer Gaitán (1898 - 1948). On accordera le bénéfice du doute à Gaitán, assassiné avant d’avoir pu arriver au pouvoir, sans doute sur ordre américain. En tout cas ces deux hommes politiques, ainsi que quelques autres, avaient compris que l’accaparation de la rente par une petite minorité ouvrait la voie à la mobilisation des masses appauvries pour un changement de régime. Après Perón, ce sera la voie empruntée par Chavez, Maduros, et d’autres entre eux.

Ces politiques ont soulevé l’enthousiasme de gens de gauche à la réflexion courte, mais de quoi s’agissait-il ? Perón a bien tenté quelques efforts d’industrialisation, mais il n’a pas résisté à la tentation de distribution clientéliste de liquidités, ce à quoi se résumera la politique de Chavez et de quelques-uns de ses collègues.

Démocratie contre populisme ?

Je commençais à comprendre pourquoi la vie politique du Vénézuela semblait se résumer à un affrontement entre un populisme « de gauche », incarné par Chavez et Maduros, qui consistait à distribuer de l’argent à droite à gauche, dans une perspective clientéliste et sans aucun projet de développement à long terme, et un mouvement « démocratique » dont il n’était que trop visible qu’il émanait des couches oligarchiques, et qu’il répondait surtout à leurs intérêts.

En bref, analyser la vie politique de ces pays dans les mêmes termes que celle de pays démocratiques européens, avec une « gauche » du côté des couches populaires et une « droite » plus proche des milieux d’affaires, n’a guère de sens.

Un jour j’ai entendu à la radio un fin connaisseur de la société brésilienne. Il expliquait qu’avant Lula da Silva, il n’y avait au Brésil pratiquement pas de législation du travail, et qu’elle n’était de toute façon guère appliquée, ce qui permettait aux gens de la classe moyenne inférieure, à des fonctionnaires de rang modeste par exemple, d’avoir des domestiques payés trois francs six sous et corvéables à merci. Quand le gouvernement du Parti des Travailleurs a commencé à légiférer dans ce domaine, cela a amélioré les conditions de vie des personnels domestiques, qui de toute façon n’avaient que peu accès au bulletin de vote, et cela a soulevé la haine de cette petite classe moyenne, soudain privée de ses privilèges domestiques, et qui, elle, vote. Je ne prétends pas que cela explique tout, mais une bonne part du succès de Jair Bolsonaro me semble procéder de tels phénomènes.