Blog de Laurent Bloch
Blog de Laurent Bloch

ISSN 2271-3980
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets informatiques et mes enseignements.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

Un livre de Shlomo Sand
La fin de l’intellectuel français ?
De Zola à Houellebecq
Article mis en ligne le 20 avril 2016
dernière modification le 21 avril 2016

par Laurent Bloch

Cet article a une suite, consacrée à la seconde partie du livre de Shlomo Sand, intitulée Les intellectuels et l’essor de l’islamophobie.

Le dernier livre de Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? - De Zola à Houellebecq, qu’il a présenté à l’iReMMO le 25 mars, comporte deux parties assez distinctes. La première est un essai d’histoire politico-littéraire de facture classique sur la naissance, l’ascension et le déclin d’un type idéal dont la France n’a pas l’exclusivité, mais qui y joue un rôle sans commune mesure avec ce que l’on peut observer ailleurs : l’intellectuel.

La seconde partie du livre, inspirée par l’actualité tragique de 2015 et ses répercussions dans le monde culturel, interroge l’islamophobie, tant comme notion que comme phénomène en pleine expansion depuis les attentats de 2015. Cette seconde partie fera l’objet d’un second article intitulé Les intellectuels et l’essor de l’islamophobie.

L’intellectuel : naissance et ascension d’un type idéal

La première apparition du substantif intellectuel date de 1821 sous la plume de Saint-Simon [1], dans un texte qui s’adressait aux « cultivateurs, fabricants, négociants, banquiers et autres industriels » : « Messieurs, jusqu’à ce jour, vos intérêts n’ont été défendus que par des avocats ou par des métaphysiciens ; il en résulte qu’ils ont été mal défendus. D’abord, par la raison que ces intellectuels ne se sont point personnellement intéressés à faire valoir vos droits politiques […]. Je fais une double proposition ; d’une part, j’invite les intellectuels positifs à s’unir et à combiner leurs forces pour faire une attaque générale et définitive aux préjugés, en commençant l’organisation du système industriel ; d’une autre part, je demande aux industriels, qui sont les plus positifs, de se coaliser pour donner les moyens à leurs intellectuels de faire et de publier le travail scientifique dont ils ont besoin. » Shlomo Sand remarque : « Il est intéressant de constater que le concept figure, pour la première fois, dans un appel public à s’organiser et à intervenir collectivement à des fins explicitement sociopolitiques. » Cette dernière phrase résume assez bien la nature de l’intellectuel français caractéristique.

Si le terme apparaît en 1821, on peut trouver au type social des précurseurs dès les Lumières : le Voltaire de l’affaire Calas en marquait sans doute l’inauguration. Mais comme on le sait l’Affaire Dreyfus va cristalliser le concept.

Première floraison

Shlomo Sand nous rappelle ce que les historiens nous ont déjà enseigné, mais que nous avons tendance à oublier : il y a eu en fait deux affaires Dreyfus. La première, en 1894, voit la condamnation du capitaine Dreyfus et sa déportation à l’île du Diable, dans l’indifférence, si ce n’est l’assentiment général. Ce n’est qu’en 1898, après l’acquittement scandaleux du véritable coupable (Esterhazy), la publication du texte de Zola J’accuse ! et la découverte de multiples falsifications destinées à dissimuler la vérité, que se déclenche la seconde affaire Dreyfus, qui divisera la France (en fait surtout ses élites et ses intellectuels) en dreyfusards et anti-dreyfusards. Sand rappelle à cette occasion l’article fameux de Christophe Charle [2] qui envisage la position à l’égard de l’affaire des écrivains et poètes selon leur classement dans le champ littéraire : académiciens contre marginaux avant-gardistes, pour dire vite.

C’est la première grande époque des intellectuels français, héritiers des Lumières : mobilisés contre la coalition du conservatisme politique, du cléricalisme et du militarisme, ils vont faire triompher la vérité et la justice. Jusqu’à un certain point.

Premier déclin

À la fin du XIXe siècle l’essor des luttes sociales et la radicalisation de l’opposition entre ouvriers et patrons a provoqué l’extinction des idées de Saint-Simon, qui préconisait, pour construire la société idéale, l’alliance des producteurs et des entrepreneurs contre les parasites aristocratiques, cléricaux et bureaucratiques (observons qu’en notre début de XXIe siècle les idées de Saint-Simon reviennent à la mode).

De même, la belle allure des intellectuels dreyfusards va se ternir assez rapidement. D’abord ils n’ont jamais été vraiment rejoints par le mouvement ouvrier, et les propos anti-dreyfusards, voire antisémites [3], de leaders socialistes ou syndicalistes n’ont pas manqué. Mais la Grande Guerre et le ralliement massif des intellectuels (à la notable exception de quelques individualités telles que Romain Rolland) à l’union sacrée va marquer la fin de leur position de conscience morale. Après 1918, l’influence croissante du communisme et l’absence de soutien aux révoltes des peuples colonisés vont dégrader encore plus la posture morale des intellectuels. Avec ici encore quelques exceptions honorables, comme le PCF pendant la guerre du Rif, ou comme Simone Weil, André Breton et Daniel Guérin, auxquels Shlomo Sand dédie son livre parce que tous les trois « ils ont tenu bon face aux trois plus grands crimes du siècle : le colonialisme occidental, le stalinisme soviétique et le nazisme allemand, sans dédouaner aucun d’eux à l’aide d’une quelconque justification philosophique à base libérale, nationale ou de classe ».

La Résistance... avant et après

Si l’occupation allemande et la Résistance suscitèrent des manifestations d’héroïsme et d’intégrité morale, chez les intellectuels comme dans les autres couches de la population, ce ne fut pas le cas général.

Shlomo Sand intitule un de ses chapitres « Le charme discret du fascisme. Flirt ou roman d’amour ? », dont les personnages principaux sont Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Jacques Doriot, Alexis Carrel, Louis-Ferdinand Céline [4] et quelques autres gens charmants. Il y distingue nettement les années 1920, avec des manifestations sans grandes répercussions d’engouement pour le fascisme mussolinien, des années 1930 : « La conquête de l’Éthiopie par l’Italie fasciste, en 1935, a mis en effervescence la communauté internationale, et ébranlé la Société des Nations (SDN). Elle eut pour effet, après l’arrivée au pouvoir des nazis et l’émeute antiparlementaire du 6 février 1934 à Paris, d’accélérer la recomposition du champ intellectuel en France. En octobre 1935, était publiée, dans le journal Le Temps, la fameuse pétition des intellectuels mobilisés pour la “défense de l’Occident”. Cette pétition, se réclamant du “pacifisme”, était rédigée et publiée au nom des valeurs supérieures de la colonisation occidentale. L’invasion de l’Éthiopie y était décrite comme la “conquête civilisatrice d’un des pays les plus arriérés du monde” ». Cette période vit l’essor d’une extrême-droite radicale, violente et raciste, dont l’influence ne fut jamais comparable à ce qu’elle fut en Allemagne à la même époque, mais qui bien sûr se rua aux avants-postes de la collaboration dès la défaite de juin 1940, avec là encore des exceptions respectables, comme le colonel de La Rocque ou, mieux connu des jeunes générations, Daniel Cordier. Je ne me hasarderai pas à résumer ce sujet, vaste et complexe, le mieux est de lire le livre pour s’en faire une meilleure idée.

Déception de Sartre et de Camus

Dans sa jeunesse Shlomo Sand était fasciné par les intellectuels français, qui lui semblaient porter de par le monde le flambeau de la liberté et de l’égalité, surtout par Jean-Paul Sartre et Albert Camus, qui ne s’étaient jamais assujettis ni aux autorités politiques, ni aux mandarinats universitaires, et qui lui avaient inspiré le désir de devenir lui-même un intellectuel. Il avait même trouvé le modèle de sa vie future dans le roman à clés de Simone de Beauvoir, Les Mandarins.

« Relisant ce même roman bien des années plus tard, je ne cessais de m’étonner d’avoir été envoûté, à l’époque, par des figures si plates, et par des débats et controverses si peu crédibles. Par la suite, aux intellectuels des Mandarins “progressistes”, j’ai préféré la puissance des intellectuels qui s’interrogent dans Les Possédés, réactionnaires, de Dostoïevski, ou de ceux qui hantent La Montagne magique, conservatrice, de Thomas Mann. Si l’aura littéraire de l’auteure des Mandarins a décliné, à mes yeux, relativement tôt, je n’ai pas cessé, néanmoins, de continuer à admirer, pendant bien des années, “Robert Dubreuilh” (Jean-Paul Sartre) et “Henri Perron” (Albert Camus), les deux “Mandarins” les plus en vue, avec, bien évidemment, “Anne Dubreuilh”, la romancière. »

Il a aussi bien sûr été dégrisé par le soutien sans faille (et sans véritable adhésion, ce qui est plus grave) de Sartre au stalinisme. Se tournant alors vers Albert Camus, il devait là aussi être déçu un jour en découvrant son attitude ambiguë à l’égard de la révolution algérienne.

Malgré la déception éprouvée du côté de ces intellectuels prestigieux de l’après-guerre, il leur reconnaît quand même une certaine stature, et il est « aujourd’hui sidéré de voir ce que l’intellectuel parisien est devenu quand il s’incarne sous les traits de Michel Houellebecq, Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut… », dont la petitesse lui rend le succès incompréhensible.

Cet article a une suite, consacrée justement à ces nouveaux personnages.


Dans la même rubrique