Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Pankaj Mishra :
Le monde après Gaza
Une réflexion d’un autre continent
Article mis en ligne le 19 novembre 2025
dernière modification le 20 novembre 2025

par Laurent Bloch

Le déchaînement génocidaire israélien à Gaza ébranle les certitudes occidentales, jusqu’ici principalement favorables à Israël. On finit par se rappeler que le génocide des Juifs d’Europe avait été précédé de plusieurs génocides coloniaux, dont Hannah Arendt avait déjà signalé qu’ils avaient grandement contribué à rendre acceptable la violence la plus extrême contre des peuples considérés comme inférieurs. Dans son dernier livre Pankaj Mishra nous livre une analyse d’autant plus précieuse qu’elle nous vient de loin, que son auteur est étranger à nos querelles européennes, et qu’il peut ainsi la placer dans la perspective de l’histoire mondiale, plus particulièrement de la colonisation de son propre pays, l’Inde.

Prise de conscience anti-coloniale

La seconde guerre mondiale et les bouleversements de tous ordres (politiques, juridiques, intellectuels...) qu’elle a provoqués sont des faits considérables, mais on oublie souvent que c’est de manière inégale qu’ils ont affecté les différentes parties du monde. L’Europe et l’Amérique ont pris conscience avec horreur du génocide juif, au point d’en faire une référence morale absolue et incontestable, mais beaucoup de peuples colonisés auraient pu penser avoir subi des massacres comparables. Le procès de Nuremberg a condamné des crimes particulièrement atroces, mais n’y en eut-il pas d’aussi graves ailleurs dans le monde ? À la suite de la Société des Nations, la Charte des Nations Unies de 1945 proclame, à l’alinéa 2 de son article premier, le droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais cette proclamation ne semble pas avoir force de loi sur le continent africain ni dans beaucoup de pays d’Asie ou d’Océanie.

Les peuples colonisés avaient commencé à lutter pour leur indépendance avant 1945, mais découvrir qu’ils étaient tenus à l’écart des belles résolutions des Nations Unies et du procès de Nuremberg a stimulé leur soif de liberté. Le soulèvement populaire du 8 mai 1945 à Sétif en Algérie et le massacre colonial (des milliers de morts) qui a suivi donnent une illustration particulièrement tragique de ce sentiment d’injustice.

À partir de 1945 de nombreux pays colonisés vont accéder à l’indépendance, après des luttes plus ou moins violentes, mais jamais sans lutte. Et dans ce mouvement général la création en 1948 de l’État d’Israël pourra apparaître aux yeux de beaucoup comme l’accession à l’autodétermination d’un peuple parmi les autres, le peuple juif. Les peuples arabes ne partagent pas cet avis, mais beaucoup de peuples africains et asiatiques éprouvent de la sympathie pour ce nouvel État, né après un génocide. Il faudra la participation israélienne à l’opération coloniale franco-britannique de 1956 contre l’Égypte (Suez, la « triple et lâche agression » pour les Arabes) et la guerre de conquête de 1967 (la « guerre des six jours ») pour que cette confusion se dissipe.

L’écrivain et essayiste Pankaj Mishra est né en 1969 à Jhansi dans l’Uttar Pradesh, en Inde, dans une famille brahmanique naguère très prospère mais ruinée par la réforme agraire qui a suivi l’indépendance en 1947. Son grand-père appartenait au même courant politique que l’actuel premier ministre Narendra Modi, ouvertement pro-nazi et suprémaciste hindou, le Rashtriya Swayamsevak Sangh. Ce grand-père admirait conjointement Hitler et les dirigeants israéliens, parce qu’ils avaient bâti un pays à partir de rien sur une base nationale, il ne tarissait pas de récriminations contre le Parti du Congrès et contre son dirigeant Jawaharlal Nehru, alors au pouvoir, qu’il trouvait trop tolérants à l’égard des Musulmans. Le jeune Pankaj avait affiché dans sa chambre un poster de Moshe Dayan offert par son grand-père.

À cette époque où l’éveil des peuples colonisés atteignait une sorte d’apogée avec la revendication du droit à créer des États nationaux indépendants, Israël pouvait passer pour l’un d’entre eux, c’est à cette similitude que le jeune Pankaj Mishra s’était laissé prendre, et il était loin d’être le seul.

Du ghetto de Varsovie à Gaza

Le livre s’ouvre sur une évocation du soulèvement du ghetto de Varsovie. « La Shoah a marqué plusieurs générations de Juifs ; en 1948, les Israéliens juifs ont vécu la naissance de leur État-nation comme une question de vie ou de mort, expérience renouvelée en 1967 et en 1973 lorsqu’ils seront confrontés à la rhétorique annihilatrice de leurs ennemis arabes. Aux yeux d’une grande partie des Juifs qui ont grandi en sachant que la population juive d’Europe avait été presque entièrement anéantie, sans autre raison que le simple fait d’être juive, le monde ne peut que paraître fragile. Les massacres et la prise d’otages perpétrés en Israël le 7 octobre 2023 par le Hamas et d’autres groupes palestiniens ont ravivé la peur d’un nouvel Holocauste.

“Mais d’emblée, il était évident que les dirigeants israéliens les plus fanatiques de l’histoire n’hésiteraient pas un instant à exploiter le sentiment de violation, de deuil et d’horreur qui prévalait alors. Les autorités israéliennes revendiquèrent leur droit à la légitime défense contre le Hamas, mais comme l’a reconnu en août 2024 Omer Bartov, éminent historien de l’Holocauste, elles cherchèrent dès le départ à “rendre inhabitable toute la bande de Gaza et à tant affaiblir sa population que celle-ci disparaîtrait ou chercherait par tous les moyens à fuir le territoire”. Par conséquent, au cours des mois qui suivirent le 7 octobre, des milliards d’êtres humains assistèrent à un assaut démesuré contre Gaza dont les victimes, pour citer Blinne Ní Ghrálaigh, avocate irlandaise représentant les procédures lancées par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice à La Haye, “diffusaient leur propre destruction en temps réel dans l’espoir désespéré, vain jusqu’ici, que le monde fasse quelque chose”.

“Le monde, ou plus spécifiquement l’Occident, n’a rien fait. Derrière les murs du ghetto de Varsovie, Marek Edelman avait “terriblement peur” que “personne dans le monde ne remarque quoi que ce soit” et que “rien, pas un message nous concernant, ne parvienne jamais à sortir”. Ce ne fut pas le cas à Gaza, où les victimes ont annoncé leur mort sur les médias numériques quelques heures avant d’être exécutées, tandis que leurs assassins diffusaient gaiement leurs actes sur TikTok. Pourtant, cette liquidation de Gaza retransmise en direct était quotidiennement occultée, voire niée, par les instruments de l’hégémonie militaire et culturelle occidentale : des dirigeants des États-Unis et de la Grande-Bretagne prenant à partie la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice aux rédacteurs en chef du New York Times donnant l’instruction à leurs journalistes, dans une note interne, d’éviter les termes “camps de réfugiés”, “territoire occupé” et “nettoyage ethnique”.

“Chaque jour était désormais empoisonné par la conscience que, pendant que nous vaquions à nos affaires, des centaines de personnes ordinaires étaient assassinées, ou forcées d’assister au meurtre de leurs enfants. Les appels lancés par des habitants de Gaza, souvent des écrivains et des journalistes connus, avertissant qu’eux-mêmes et leurs proches étaient sur le point d’être tués, suivis par l’annonce de leur mort, exacerbaient encore l’humiliation de cette impuissance physique et politique. »

Pour les Juifs : maintenir la tradition de pensée critique, condamner le génocide à Gaza

Ici même j’ai rendu compte des livres récents d’Enzo Traverso et de Mark Mazower, « La fin de la modernité juive » et « Antisémitisme ». Ces deux auteurs ont rendu compte d’un retournement historique : du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle les Juifs, confrontés à l’antisémitisme qui leur contestait l’égalité de droit formelle acquise par leur émancipation, contestation qui connut son apogée avec le génocide nazi, les Juifs donc avaient été au premier rang de la contestation politique et sociale, au premier rang de la pensée critique. Mais après la seconde guerre mondiale, la découverte du génocide et la création de l’État d’Israël, l’Occident, conscient de sa responsabilité dans le génocide, chercha à partir des années 1960 une sorte de rédemption en érigeant la commémoration de la Shoah en une sorte de religion civile ; le soutien inconditionnel à la politique israélienne devenait un impératif, aux dépens des Palestiniens.

Et ce qui devait arriver arriva : nombreux parmi les Juifs, qui étaient jusque là contestataires de l’ordre établi et solidaires des opprimés, des peuples colonisés, des Africains-Américains soumis à la ségrégation, passèrent de l’autre côté de la barrière, une grande proportion d’entre eux soutiennent la politique coloniale et génocidaire d’Israël et, sous le nom d’« anti-wokisme », combattent les intellectuels africains et arabes qui cherchent, au prix de difficultés de toutes sortes, à faire émerger l’histoire de la colonisation de leurs pays et de l’oppression meurtrière subie par leurs peuples. James Baldwin, Frantz Fanon, Edward Said ont écrit à ce sujet des pages décisives. Bref, nous, les Juifs, sommes désormais du côté du manche, même si Edgar Morin, Judith Butler, Alice Cherki, Simone Bitton, Philippe Sands, Joseph Shatzmiller, Gideon Levy et quelques autres, finalement de plus en plus nombreux, maintiennent la tradition de pensée critique et sauvent notre honneur.

Le dispositif de propagande pro-israélien

Dans ma jeunesse j’ai connu un vieux Juif né dans l’Empire russe à la fin du XIXe siècle, de la génération de David Ben Gourion donc, qui m’a fait remarquer les similitudes entre la société soviétique et la société israélienne (outre la grossièreté des comportements et la mauvaise qualité de la nourriture) : ceux qui ont mis en œuvre le programme sioniste étaient pour une majeure partie d’entre eux des « déçus de la révolution de 1905 » (Ben Gourion a émigré en Palestine en 1906, encore aujourd’hui la biographie de presque tous les hommes politiques dirigeants d’Israël révèle des origines familiales quelque part entre Vilnius et Odessa).

Au nombre de ces compétences soviéto-israéliennes, il y a la maîtrise de l’information (que l’on pense à l’hégémonie communiste sur le monde de la culture dans la France d’après-guerre) : les partisans français d’Israël ont parfaitement réussi à activer leurs canaux d’influence dans les médias et dans les milieux politiques, si l’on en juge par les prises de position idiotes de gens que l’on aurait pu croire intelligents (en l’occurrence le Président Macron qui invite Netanyahou à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv), et qui d’ailleurs le sont en d’autres circonstances. Si l’on regarde ce qui se passe aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, ce n’est pas mieux. Du côté des médias les événements de Gaza et de Cisjordanie sont rapportés avec des biais pro-israéliens patents. France Culture, il faut le reconnaître, invite des Palestiniens ou des auteurs favorables à un traitement équitable, comme justement Pankaj Mishra (c’est ainsi que j’ai appris son existence) ou très récemment Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens, mais il faut dire que Guillaume Erner ne les a pas très bien reçus, en leur coupant la parole à tout moment et en cherchant à leur faire dire des choses qu’ils ne pensaient pas. En outre Pankaj Mishra s’est vu imposer comme interlocuteur le déplorable François Zimeray, qui a eu le front d’affirmer que le seul génocide que l’on puisse identifier en Israël-Palestine était celui qui avait eu lieu le 7 octobre 2023 lors de l’attaque (criminelle, on en convient) du Hamas contre des civils israéliens.

L’inventeur et le maître incontesté du dispositif d’influence pro-israélien fut Élie Wiesel, comme le signale justement Pankaj Mishra : « à l’occasion du trentième anniversaire de la création d’Israël, le président Jimmy Carter annonçait, aux côtés de Begin, la création d’une commission présidentielle sur l’Holocauste présidée par Elie Wiesel », création suivie de celle de multiples institutions, comme le Musée de l’Holocauste à Washington.

Pankaj Mishra relate également comment Primo Levi, « lors de son unique séjour aux États-Unis en 1985, deux ans avant son suicide », fut mal à l’aise devant « la culture juive américaine, fondée sur une consommation ostentatoire de l’Holocauste : il se méfiait des “simplifications excessives” de la mémoire de la Shoah ». Et il était bien placé pour en parler.

La censure par les organes d’influence pro-israéliens devient omniprésente et très pesante : annulation sur ordre du ministre du colloque organisé au Collège de France par Henry Laurens sur le thème L’Europe et la Palestine, rejet sous des prétextes spécieux par Le Monde d’une tribune sur Gaza demandée au chercheur palestinien Sari Hanafi, exigence de l’octroi aux Juifs du monopole de l’idée de génocide. Émettre des idées anti-colonialistes sera bientôt un délit, sous l’accusation de « wokisme ». Il devient difficile même de penser ; écoutons à ce propos Dominique Eddé :

« Je ne vois pour ma part aucune contradiction dans le fait d’être en profond désaccord avec les propos de la sociologue israélienne Eva Illouz et en opposition radicale avec la décision prise par l’Université Erasmus de Rotterdam d’interdire sa conférence. Je n’en vois pas non plus dans l’immense soulagement que me procure la libération de Boualem Samsal et l’immense exaspération que me cause sa complaisance envers le pouvoir israélien. »