Pour tromper quelque peu le désespoir engendré par les événements terrifiants qui se déroulent à Gaza on peut chercher du réconfort dans la lecture d’auteurs qui nous donnent du recul. J’en ai trouvé chez Enzo Traverso et chez Mark Mazower, deux auteurs à l’itinéraire riche et varié. Les livres d’eux que j’ai lus sont des recherches universitaires approfondies que je ne me hasarderai pas à résumer, je mentionnerai juste ce que j’en ai tiré pour mon propre compte, sans doute subjectivement et mêlé de notations de mon cru.
Les deux auteurs
Enzo Traverso est né en 1957 en Italie dans une « famille catho-communiste » selon ses propres termes. Après des études d’histoire contemporaine à l’université de Gênes il soutient à l’EHESS (Paris) une thèse de doctorat sur les marxistes et la question juive. Ses recherches portent sur l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle, ainsi que sur l’histoire sociale et culturelle des violences du monde contemporain. Il est spécialiste de la philosophie juive allemande ; Siegfried Kracauer, auquel il a consacré un essai en 1996, et Walter Benjamin figurent parmi ses références privilégiées. Il est professeur à l’université Cornell aux États-Unis.
Mark Mazower, né en 1958 à Londres, a étudié la philosophie à l’université d’Oxford et les relations internationales à l’université Johns-Hopkins de Baltimore, il est professeur à l’université Columbia à New York. Il descend par son père d’une famille juive de Pologne, son grand-père militait au Bund, parti socialiste juif opposé au sionisme, son arrière-grand-père était l’écrivain de langue yiddish Sholem Asch.
L’antisémitisme, un phénomène européen moderne
Des lectures précédentes m’avaient déjà appris une chose que Traverso et Mazower m’ont confirmée avec un surcroît d’explications et d’arguments : l’antisémitisme est un phénomène récent et rigoureusement européen (en englobant dans le monde européen ses vieilles colonies de peuplement, États-Unis en tête), apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle, en réaction à l’émancipation des Juifs.
L’antisémitisme doit être distingué d’autres formes de la haine des Juifs, apparues par exemple à Alexandrie dans l’antiquité ou en Europe occidentale à partir du XIe siècle, souvent dans un contexte où les Juifs n’honoraient pas les dieux des autres croyances, et où ils ne se mêlaient pas aux autres habitants, sans pour autant établir un lien de causalité entre ces circonstances et cette haine. L’occupation de la Palestine a aussi suscité des mouvements anti-juifs dans le monde arabe, encouragés par les dictatures locales qui y voyaient un moyen de consolider leur emprise sur la société.
On a pu observer, certes, une certaine diffusion de l’antisémitisme européen dans d’autres aires culturelles : ce sont des effets de mode, comme le succès des Protocoles des Sages de Sion dans les pays arabes, ou même au Japon paraît-il. Ce sont des phénomènes superficiels, qui reposent sur des malentendus culturels, sans base sociale réelle.
L’émancipation des Juifs
L’émancipation des Juifs désigne le processus qui leur a permis d’obtenir la citoyenneté et la pleine égalité de droits avec leurs concitoyens, entamé par le vote de l’Assemblée constituante en 1791 au début de la Révolution française, avec un rôle déterminant de l’abbé Grégoire. Ce mouvement avait eu des précurseurs, comme l’édit de tolérance de Joseph II d’Autriche (1781), ou comme l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Avant cette fin du XVIIIe siècle et depuis le concile Latran IV de 1215 les Juifs sont sujets dans la plupart des pays d’Europe occidentale à de multiples discriminations : vêtements spéciaux comme le chapeau pointu (Judenhut) ou la rouelle, interdiction de séjour comme c’est le cas en Espagne et dans la plus grande partie du royaume de France, taxes comme notamment en Lorraine, droits limités en justice, accusations diverses, vexations publiques etc. De ce fait les Juifs vivent le plus souvent dans des quartiers réservés et leurs contacts avec le reste de la population sont très limités, par exemple aux activités commerciales lorsqu’ils sont commerçants.
Enzo Traverso précise la description de l’émancipation en distinguant trois zones en Europe :
– en Europe orientale, et plus particulièrement dans l’Empire russe qui a annexé en 1815 la plus grande partie de la Pologne, il n’y a tout simplement pas eu d’émancipation des Juifs, et même leur persécution s’est aggravée ;
– dans la partie médiane de l’Europe, essentiellement l’Allemagne et l’empire austro-hongrois, les Juifs ont acquis les mêmes droits formels que les autres habitants (après que ces pays eurent été occupés par les armées de la Révolution et de l’Empire, accueillies avec enthousiasme par le jeune Heinrich Heine), mais il reste impensable qu’ils accèdent à la fonction publique, à la magistrature ou à des chaires de professeur d’université, ce qui poussera des gens comme Félix Mendelssohn, Heinrich Heine ou le père de Karl Marx à se convertir au protestantisme, parce que c’était la seule façon de mener une vie normale dans leur pays ;
– en Europe occidentale, France et Italie notamment, non seulement les Juifs ont acquis les mêmes droits formels que leurs concitoyens, mais ils n’ont pas tardé à être reçus aux examens les plus difficiles, à accéder à tous les grades de la fonction publique, de l’armée et des chaires universitaires, entre autres raisons parce que leur résidence urbaine leur permettait un meilleur accès à une bonne instruction que la moyenne de la population. Quant au Royaume-Uni, un juif, Disraeli, y devint même Premier Ministre de sa Majesté la reine Victoria, conservateur tant qu’à faire.
Sur la Question juive de Karl Marx
Enzo Traverso m’a permis de comprendre enfin le texte de Karl Marx Sur la Question juive, souvent qualifié à tort d’antisémite, parce qu’il est peu intelligible par un contemporain : en effet Marx est né en 1818 juste après la disparition de l’ancienne société juive jusque là reléguée dans des ghettos, mais avant que l’émancipation ne produise tous ses effets, dont on a vu qu’au surcroît en Allemagne ils étaient très partiels ; les Juifs allemands étaient de fait cantonnés dans leurs anciennes fonctions traditionnelles financières et commerciales, parfois très lucratives mais le plus souvent misérables, auxquelles ils pouvaient essayer d’échapper dans des carrières littéraires ou artistiques. Il faut avoir à l’esprit cette semi-ségrégation des Juifs allemands pour mieux comprendre le portrait peu avenant (c’est un euphémisme) qu’en dresse Karl Marx, à replacer dans le contexte de la théorie marxiste de lutte contre le capitalisme.
L’antisémitisme, réaction à l’émancipation
Les catholiques conservateurs et autres réactionnaires étaient très satisfaits des mesures discriminatoires contre les Juifs promulguées par Innocent III lors du concile Latran IV (1215), et ils ont vécu leur émancipation comme une trahison, qui allait leur permettre l’invasion des positions les plus enviables de la société.
De fait, en France comme en Allemagne et dans l’empire austro-hongrois, le siècle de 1848 à 1939 a vu un essor extraordinaire de la contribution des Juifs à la vie culturelle, artistique et scientifique, de Sigmund Freud à Franz Kafka, d’Arnold Schönberg à Albert Einstein, de Hannah Arendt à Walter Benjamin, etc. C’était l’épanouissement de ce qu’Enzo Traverso nomme « la modernité juive ». Le nazisme allait les chasser aux États-Unis (avec aussi des non-juifs comme Enrico Fermi ou Kurt Gödel) et établir la suprématie scientifique de ce pays, que Donald Trump est en train de détruire avec beaucoup d’autres choses importantes. Il y eut ainsi des polytechniciens juifs, des généraux juifs, etc., cependant qu’ils partageaient avec les protestants des positions importantes dans le monde financier et bancaire, où les catholiques étaient désavantagés par leur fidélité à Saint François d’Assise.
Cette apparition des Juifs dans l’espace public va être suivie de l’apparition de l’antisémitisme, le mot est inventé vers 1860 [1]. Il y a plusieurs hypothèses sur le nom de l’inventeur : Moritz Steinschneider, Wilhelm Marr. La première formulation complète de l’idée est souvent attribuée à Alphonse Toussenel dans son livre de 1845 Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, ce qui est sujet à controverses. Édouard Drumont dans son livre La France juive de 1886 est un antisémite plus tardif, mais bien plus systématique et bien plus influent, il serait aussi l’inventeur du mot racisme.
L’antisémitisme jusqu’à la catastrophe finale
L’antisémitisme développe son influence sans discontinuer de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la catastrophe finale, la destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre le titre du livre de Raul Hilberg. Oui, les Juifs d’Europe ont bien été détruits, en tout cas à l’Est, parce que des 3 500 000 Juifs de Pologne en 1939, des plus de 2 000 000 de Juifs ukrainiens et biélorusses, des 450 000 Juifs hongrois, des 980 000 Juifs roumains, ne restaient plus que de l’ordre d’un million de survivants dont beaucoup choisirent l’exil.
En France les points culminants de l’antisémitisme furent l’affaire Dreyfus, de 1894 à 1906, et la collaboration sous le régime de Vichy, de 1940 à 1944. On a pu écrire que Vichy fut la victoire finale des anti-dreyfusards.
Ces événements sont bien mieux documentés par ailleurs que je ne saurais le faire, et ils ne sont pas l’objet central des livres de Traverso et de Mazower, je n’en dirai donc pas plus à leur sujet.
Nos deux auteurs analysent de plus près un élément moins souvent commenté : après la seconde guerre mondiale et la découverte du génocide des Juifs, et surtout après sa révélation au grand public par le procès d’Adolf Eichmann en 1961 et par la série télévisée Holocaust en 1978, la culpabilité du monde occidental érigea sa commémoration en véritable religion civile. Alors que dans l’immédiat après-guerre les survivants des camps d’extermination avaient beaucoup de mal à se faire entendre, ce qui est bien décrit dans le livre d’Annette Wieviorka Déportation et génocide, par exemple le témoignage de Simone Veil, à partir des années 1980 le courant s’inversa, ce qui est heureux, mais sans omettre que certains auteurs et certains acteurs, dont les dirigeants de l’État d’Israël, utilisèrent cette culpabilité pour faire taire toute critique d’agissements peu louables de cet État.
« La fin de la modernité juive »
Comme l’écrit Enzo Traverso, « La modernité juive s’est déployée entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, entre les débats qui ont préparé l’émancipation des juifs et le génocide nazi. Pendant ces deux siècles, l’Europe en a été le cœur ; sa richesse intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique s’est révélée exceptionnelle. Mais la modernité juive a épuisé sa trajectoire. Après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Les intellectuels ont été rappelés à l’ordre et les subversifs se sont assagis, en devenant souvent des conservateurs. L’antisémitisme a cessé de modeler les cultures occidentales, en laissant la place à l’islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début du XXIe siècle. Transformée en “religion civile” de nos démocraties libérales, la mémoire de l’Holocauste a fait de l’ancien “peuple paria” une minorité respectable, distinguée, héritière d’une histoire à l’aune de laquelle l’Occident démocratique mesure ses vertus morales. »
Et, plus loin : « Il faut s’arrêter un instant sur l’assimilation hâtive de l’antisionisme à l’antisémitisme. En France, un historien de la pensée politique autrefois plus inspiré comme Pierre-André Taguieff, un essayiste comme Pascal Bruckner, un analyste politique comme Alexandre Adler se sont volontiers prêtés à ce jeu, avec un goût prononcé du syncrétisme, en forgeant des notions nouvelles telles que “islamo-fascisme” et “islamo-gauchisme”, creuses mais percutantes, et surtout interchangeables. Les juifs antisionistes ou critiques de la politique israélienne n’échappent pas à la critique et se voient taxés de “traîtres juifs […] infiniment plus méprisables, infiniment plus répugnants” que les antisémites ordinaires. »
Ces propos caricaturaux sont réapparus en nombre depuis le 7 octobre 2023, mais l’évidence du caractère génocidaire des opérations israéliennes à Gaza les rend de moins en moins soutenables.
Nahum Goldmann, fondateur en 1936 du Congrès juif mondial, qu’il présida jusqu’en 1977, militant pour un rapprochement israélo-arabe, a déclaré un jour (cf. Le Monde diplomatique, septembre 1982) que les Juifs pouvaient se présenter soit comme des victimes de persécutions, soit comme des soldats héroïques et victorieux, mais pas les deux à la fois.
Lors de l’émission En Société d’Émilie Tran Nguyen sur France 5, le 5 octobre 2025, l’historienne Annie Cohen-Solal a récité la version personnelle de la prière de Yom Kippour du rabbin américain David Myers :
« “Pour les péchés que nous avons commis” : réimaginer la liturgie de Yom Kippour dans un monde post-7 octobre.
Pardon pour le péché d’avoir souillé le nom de Dieu et du judaïsme.
Pardon pour le péché d’abandon de la mitsva de racheter le captif.
Pardon pour le péché d’avoir apporté la mort et la dévastation sur notre prochain.
Pardon pour le péché d’imposer notre propre souffrance à l’autre.
Pardon pour le péché de nier le droit de votre prochain à vivre.
Pardon pour le péché d’avoir violé la dignité d’autres êtres humains.
Pardon pour le péché d’avoir mené une guerre de vengeance.
Pardon pour le péché d’affamer les gens, en particulier les enfants innocents.
Pardon pour le péché d’avoir volé la terre d’autrui.
Pardon pour le péché de domination et de suprématie sur les autres.
Pardon pour le péché d’indifférence et d’aveuglement. »
Annie Cohen-Solal, partie à 18 ans vivre dans un kibboutz, n’a pas supporté l’atmosphère politique réelle, c’est-à-dire raciste, du pays dont elle avait rêvé et elle est revenue vivre en France.
Elle s’est bien sûr attiré des répliques indirectes mais hargneuses d’Alain Finkielkraut. Il n’en reste pas moins que l’État d’Israël, jour après jour, a « apporté la mort et la dévastation » sur le peuple de Gaza, d’une façon pire que ce qu’a fait l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, et même pire que ce qu’a fait l’armée française en Algérie pendant la guerre d’indépendance, où elle a pourtant commis nombre d’atrocités.
Les massacres impitoyables menés par l’armée israélienne à Gaza, ainsi que les ratonnades organisées par les colons en Cisjordanie, attestent s’il en était encore besoin la nature coloniale de l’État d’Israël ; la lecture du livre d’Ilan Pappé Le nettoyage ethnique de la Palestine montre que cette orientation coloniale remonte à l’origine de l’État.
Je ne puis mieux répondre à ce colonialisme qu’en citant le texte du troisième acte de l’opéra d’Arnold Schönberg Moïse et Aaron, acte que le compositeur n’a jamais mis en musique mais que vous pourrez découvrir en voyant le film de même titre de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet, texte qui réfute toute tentation territoriale et affirme la vocation exilique du peuple juif :
« Mais dans le désert vous êtes invincibles et vous atteindrez au but : être unis avec Dieu »
Manipulations sémantiques de l’antisémitisme
Comme l’indique son titre le livre de Mark Mazower est plus particulièrement consacré à l’antisémitisme. Il écrit : « Au cours des trois ou quatre dernières décennies, le consensus général chez les chercheurs a été plus ou moins le suivant : toute tentative de donner une définition stricte et précise de l’antisémitisme se heurte à des difficultés, car il s’agit d’un concept extrêmement complexe, qui varie selon les époques et les lieux. [...] Il n’est pas de meilleure preuve de ce danger que l’exemple de ce que l’on connaît désormais sous le nom de “définition de l’IHRA [2]”.
“Commençons par une question : à quelle date l’idée de promouvoir une définition spécifique de l’antisémitisme est-elle devenue pour le gouvernement israélien un objectif de politique étrangère ? Très probablement dans les premières années du nouveau millénaire. C’est en effet à cette époque, alors qu’un nombre croissant d’institutions lançaient successivement des programmes de recherche sur l’antisémitisme, que les représentants des grandes organisations juives américaines actives en Europe et les fonctionnaires du gouvernement israélien eurent la désagréable surprise d’apprendre qu’une agence de l’Union européenne, l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia, EUMC), aurait suspendu la publication d’un rapport censé révéler que de nombreux incidents antisémites étaient le fait de jeunes musulmans. Cette accusation, fondée ou pas, donna lieu à un débat sur la question technique de la comparabilité des données statistiques entre les divers pays en l’absence d’une définition standardisée des actes antisémites.
“Un chercheur de l’AJC (American Jewish Committee), Kenneth Stern, fut mobilisée par l’EUMC pour contribuer à dégager un consensus sur la question : quelles étaient les lignes directrices permettant de déterminer ce qui relevait ou pas du préjugé ethnique ? Il en résulta une définition en deux phrases accompagnée de plusieurs exemples illustratifs. Destinée à un usage administratif interne plutôt qu’au grand public, cette formulation marqua le début d’une lutte acharnée pour imposer la prévalence au niveau international des axiomes du “nouvel antisémitisme” ».
En fait si les exemples qui accompagnent la définition de l’IHRA ne prêtent guère à controverse en ce qui concerne les propos et les entreprises négationnistes, ceux qui concernent Israël introduisent une imprécision qui prête à des interprétations tendancieuses : « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. » Où situer la limite entre les deux propositions ?
Ces imprécisions ont finalement conduit les différentes institutions européennes à renoncer à l’usage de cette définition, son auteur Kenneth Stern lui-même n’a pas manqué de condamner les usages tendancieux qui avaient pu en être faits, mais un lobbying actif a permis son adoption par l’IHRA, un organisme jusque là plutôt obscur.
Mark Mazower pense que la définition de l’Oxford English Dictionary :
« Préjugé, hostilité ou discrimination visant des personnes juives pour des raisons religieuses, culturelles ou ethniques. »
est plus claire que celle de l’IHRA :
« Une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »
Manipulations politiques et juridiques
« Le politologue Peter Beattie a offert une classification rigoureuse des différentes raisons pour lesquelles les gens peuvent critiquer Israël. L’une d’entre elles peut en effet être l’antisémitisme, à savoir le désir de trouver des défauts à l’État juif parce qu’il est juif. Mais ce n’est pas la seule. Il faut aussi mentionner le tiers-mondisme, c’est-à-dire l’aspiration à manifester sa solidarité avec ce qui peut être considéré comme un peuple non occidental plus faible dans sa lutte contre un peuple occidental plus fort. La critique unilatérale d’Israël peut aussi être une question de simple ignorance de la part de gens qui sont mal informés sur ce qui se passe ailleurs dans le monde. On peut ajouter une quatrième raison de critiquer Israël : certaines personnes peuvent ressentir une responsabilité politique particulière à l’égard d’une question spécifique pour des raisons ethniques, confessionnelles ou familiales, ou peut-être simplement en vertu d’un sentiment de type “pas en mon nom” [...] Ces trois dernières motivations – solidarité avec le tiers monde, ignorance, “pas en mon nom” – n’ont rien à voir a priori avec l’antisémitisme. »
Si cette définition imprécise n’avait qu’un usage privé cela n’aurait guère d’importance, mais des organisations pro-israéliennes américaines ont porté l’affaire devant le Congrès, et le projet de loi sur l’antisémitisme adopté en 2023 par la Chambre des représentants des États-Unis exclut explicitement l’utilisation de définitions concurrentes de celles de l’IHRA. On peut donc être condamné par un tribunal américain pour des propos ou des écrits auxquels pourrait s’appliquer cette définition. Pire, à la suite des États-Unis, « plus de quarante gouvernements l’ont approuvée d’une manière ou d’une autre, y compris la quasi-totalité des membres de l’Union européenne, ainsi que trente-quatre États américains et la plupart des provinces canadiennes. Au Royaume-Uni, les universités ont subi des pressions pour adopter cette définition, et la plupart s’y sont pliées sous une forme ou une autre. »
La transposition de cette définition fallacieuse aux domaines pénal, réglementaire et académique menace de façon totalement injustifiée les chercheurs qui étudient les conflits du Moyen-Orient, les défenseurs du peuple palestinien, les fonctionnaires d’organismes internationaux appelés à se prononcer sur ces situations. Elle ajoute à la confusion déjà signalée entre antisionisme et antisémitisme, c’est une entrave à la liberté de pensée et d’expression.
Professeur à Columbia, Mark Mazower a pu observer directement les mouvements étudiants de soutien aux Palestiniens et d’opposition au génocide commis par l’armée israélienne à Gaza : il peut donc réfuter avec assurance les accusations d’antisémitisme proférées par le gouvernement de Trump et par le lobby pro-israélien, dans la continuité du délire « anti-woke ».
Les livres d’Enzo Traverso et de Mark Mazower vont bien plus loin dans l’analyse que je ne saurais le faire ici, je ne saurais trop recommander leur lecture.