Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un roman historique d’Angel Wagenstein :
Adieu Shanghai
Des Juifs à Shanghai de 1938 à 1945.
Article mis en ligne le 4 janvier 2025
dernière modification le 17 janvier 2025

par Laurent Bloch

La musique du roman

Il est d’usage, lorsque la 45e Symphonie de Joseph Haydn, dite « des adieux », figure au programme d’un concert, qu’elle soit la dernière œuvre de la soirée. Devant chaque musicien brûle une chandelle, et au fur et à mesure que se termine leur partie ils soufflent leur chandelle, se lèvent et quittent la salle. Puis, quand la dernière chandelle a été soufflée, tout l’orchestre revient saluer le public.

Mais, ce soir là à Dresde, les musiciens de l’orchestre philharmonique ne sont pas revenus saluer. En ce soir du 10 novembre 1938, connu comme la « Nuit de cristal », les SA nazis en uniforme attendaient les musiciens à la sortie de la scène pour embarquer tous ceux qui étaient juifs, en fait la plupart, pour les envoyer à Dachau. C’était le dernier concert du Philharmonique de Dresde (et le second chapitre du livre d’Angel Wagenstein (Анжел Раймонд Вагенщайн, j’aurais plutôt transcrit par Wagenschein) Adieu Shanghai).

L’introduction du roman évoque une autre interprétation de cette symphonie, fin 1945. La scène est à Shanghai tout juste libérée de l’occupation japonaise par l’armée américaine, dans les ruines d’une usine bombardée, les pupitres des partitions sont bricolés, les smokings des musiciens rapiécés, les hôtes d’honneur sont une cinquantaine de marines américains sous le commandement d’un capitaine. Le premier violon et chef d’orchestre annonce :

« — En l’honneur de nos distingués invités américains, la formation de chambre de Shanghai auprès de l’Orchestre philharmonique de Dresde va interpréter la Symphonie des adieux numéro 45 de Joseph Haydn.

[...]

Le violoniste qui avait assumé le rôle du conférencier, connu jadis sur toutes les scènes d’Europe et d’Amérique comme le virtuose Theodor Weissberg, attendit patiemment que s’achevât le mystère du rituel des chandelles voulu par Haydn lui-même, avant de poursuivre :

— Parties : Allegro assai, Allegretto, Presto-Adagio.

Theodor Weissberg s’assit devant son pupitre, attendit un instant et hocha la tête.

Les premiers accords de la Symphonie des adieux retentirent.

Ce n’était pas un concert ordinaire : en ce début de soirée aux relents de vase et de poisson pourri, les gens entassés dans la panse de l’ancienne usine sidérurgique faisaient leurs adieux à Shanghai… »

Theodor Weissberg (personnage fictif mais inspiré de cas réels) était sur la scène du Philharmonique de Dresde le 10 novembre 1938.

Le romancier, l’histoire

Angel Wagenstein, comme son nom ne le laisse pas supposer, était un juif séfarade bulgare. Né en 1922, son ascendance et la période lui ont fait traverser des événements violents, exil en France après l’échec du soulèvement bulgare contre le régime fascisant, retour en Bulgarie à la faveur d’une amnistie, arrestation pour activités subversives, évasion, engagement dans les maquis, arrestation, torture, condamné à mort il est sauvé par l’arrivée de l’Armée Rouge. Après la guerre il fait des études de cinéma à Moscou, réalise plusieurs films, et après sa retraite du cinéma écrit des romans. Il meurt centenaire (2023).

Les péripéties de son roman Adieu Shanghai sont tellement rocambolesques qu’elle pourraient sembler issues de l’imagination de l’auteur : il n’en est rien, elles sont basées sur une documentation historique très sérieuse, certains personnages apparaissent sous leur vrai nom avec leur vrai destin, d’autres empruntent des traits à deux ou trois personnages réels, mais suivent assez fidèlement leurs aventures. Et comme j’ai suivi sur Open Street Map les pérégrinations des personnages des romans de Philip Roth dans le New-Jersey du nord, j’ai retrouvé sur Google Maps les rues et cours d’eau de Shanghai, théâtre de l’action (Open Street Map note la toponymie de Shanghai en chinois, ce qui me le rend inutilisable, quelqu’un sait-il en afficher les légendes dans la langue de son choix ?), notamment le quartier de Hongkew [1] où sont regroupés les juifs (Hongkou dans la transcription pinyin).

Un ghetto à Shanghai

La plupart des Juifs allemands et autrichiens ont compris bien trop tard la nature de la menace nazie. Et quand ils ont voulu échapper à la nasse, la plupart des pays d’accueil envisageables avaient fermé leurs frontières, cependant que le gouvernement nazi avait lourdement restreint les possibilités d’émigrer. Et à un moment, juste avant que la guerre n’éclate, il ne restait plus qu’une destination possible : Shanghai. Y atterrissent quelques 20 000 Juifs allemands et autrichiens, par terre ou par mer, après s’être échappés par une combinaison de miracles et de manœuvres insensées. Par exemple Theodor Weissberg a pu sortir de Dachau parce que son épouse, la cantatrice Elisabeth Müller-Weissberg, n’était pas juive et avait pu réunir assez d’argent pour corrompre le chef SS qu’il fallait.

Les conditions de vie à Shanghai sont épouvantables, les réfugiés logent dans des dortoirs étouffants, puants et bourrés jusqu’au plafond de lits, d’hommes et de valises. Il n’y a pas grand-chose à manger. Rares sont ceux qui parviennent à trouver quelque emploi précaire payé au lance-pierres, laver des voitures, faire le ménage dans un restaurant... Dans cette situation lamentable ils sont aidés par des carmélites, toutes chinoises sauf leur Mère supérieure, Antonia, originaire d’Alsace, ce qui explique pourquoi elle possède aussi bien le français que l’allemand (et le chinois). La mère Antonia organise une soupe populaire qui assure quotidiennement aux immigrants les plus démunis un ou deux bols de riz. Infatigable et obstinée, elle déniche aussi les médicaments nécessaires au Jewish Refugee Hospital, dirigé par le professeur Arthur Mandel, ancien chirurgien en chef du fameux hôpital berlinois de la Charité. Les sœurs s’occupent des enfants, se montrent aux petits soins pour les plus vieux et les malades, particulièrement attentionnées à l’endroit des hommes et surtout des femmes aux cheveux tondus, signe extérieur qui vaut preuve d’un passage par Dachau. Elles ont aussi une fanfare qui accueille les réfugiés à la descente du bateau en jouant des valses de Strauss.

Mais la situation va empirer avec la signature d’un pacte tripartite entre Rome, Berlin et Tokyo le 27 septembre 1940. Après Pearl Harbour (7 décembre 1941), les Allemands vont demander aux Japonais, au titre des relations amicales renforcées par le pacte, de recenser et de séquestrer les Juifs dans un ghetto, comme en Europe centrale. Cette demande fut exaucée avec plus ou moins de zèle en février 1943 (et mise en application en mai) par les Japonais. Les conditions de vie s’aggravèrent encore.

Il est à noter qu’existait à Shanghai depuis le XIe siècle un petit groupe de Juifs séfarades établis sur la route de la Soie, dits « bagdadi », fort prospères, mais qui eurent eux aussi à subir les exactions et pillages japonais stimulés par le débarquement de nombreux « spécialistes » SS et de la Gestapo.

Espions et résistants

Un personnage central du roman, Hilde Braun, est inspirée de deux personnes réelles, Luise Klaas et Josepha Engelberg. Sa beauté typiquement germanique la fait remarquer par Leni Riefenstahl, qui commande au célèbre photographe Werner Gauke une série de photos d’elle dans des décors parisiens. Hilde en profite pour quitter définitivement l’Allemagne, parce qu’en réalité elle est juive, de son vrai nom Rachel Braunfeld. Par une série de rebondissements que je laisse au lecteur le plasir de découvrir dans le roman elle arrive elle aussi à Shanghai, mais pas dans les dortoirs insalubres de Hongkew : elle est la secrétaire particulière du représentant diplomatique allemand auprès des autorités d’occupation japonaises, le baron Ottomar von Dammbach !

Mademoiselle Braunfeld, alias Braun, est en contact (y compris sentimental) avec Vladek, un charmant jeune homme à la nationalité indéterminée, en fait un collaborateur du réseau d’espionnage soviétique « Ramsay », déployé au Japon et en Chine, dont le membre le plus célèbre fut Richard Sorge. Vladek est inspiré de la vie et du destin de trois Bulgares : Ivan Vinarov, le lieutenant Christo Boëv et Ivan Karaïvanov. Après l’échec de l’insurrection antifasciste de 1923 en Bulgarie, tous trois ont émigré et se sont mis au service de l’espionnage soviétique. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Ivan Vinarov a obtenu le grade de général dans la Bulgarie nouvelle, tandis que Christo Boëv a organisé l’espionnage militaire du pays, avant de finir sa carrière en tant qu’ambassadeur à Tokyo. Jusqu’à ce jour, la personnalité de Karaïvanov demeure voilée de secret.

Il y a un roman dans le roman : le combat silencieux entre les opérateurs radio du réseau d’espionnage soviétique et le contre-espionnage japonais, aidé par les experts allemands de radiogoniométrie.

Ce roman est palpitant, en le lisant on a du mal à s’endormir tant on désire découvrir la suite des aventures de ces personnages tous aussi marquants les uns que les autres. Et en outre on apprend des aspects peu connus de la Seconde Guerre mondiale, vus sous un angle inhabituel, depuis l’Orient.


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