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Mon nouveau livre :
Pour une réindustialisation numérique !
Article mis en ligne le 10 septembre 2024
dernière modification le 12 septembre 2024

par Laurent Bloch

En attendant de trouver un éditeur commercial, il est disponible sur le site de Librinova (ePub et PDF, composé avec LibreOffice) et sur Amazon (papier, composé avec LaTeX).

Lors des dernières campagnes électorales tous les partis ont entonné un hymne à la réindustrialisation de la France, et on ne peut que les approuver, parce que la France est le pays le plus désindustrialisé de l’Union européenne avec la Grèce, ce qui a des effets désastreux sur la balance du commerce extérieur. Mais quant aux modalités pratiques de cette réindustrialisation les programmes sont imprécis. Souvent ils laissent espérer le retour sur le sol national des industries manufacturières du premier XXe siècle, sans doute pour donner des espoirs à ceux que le départ de ces usines vers la Roumanie ou vers le Bangladesh a laissés sur le carreau, mais cet espoir est vain, pour fabriquer des automobiles de marques Renault ou Peugeot la Roumanie, le Maroc, la Turquie possèdent par rapport à la France des avantages concurrentiels qui ne vont pas disparaître.

Révolution industrielle informatique

Depuis les années 1970 l’économie mondiale est entrée dans l’ère de la révolution industrielle informatique. C’est la troisième révolution industrielle de l’époque moderne. La première fut celle de la fin du XVIIIe siècle, assise sur le renouveau de la métallurgie, qui a permis l’industrialisation de la machine à vapeur, et dont Adam Smith a formulé la théorie. La seconde fut celle de la fin du XIXe siècle, avec l’électricité industrielle et le moteur à combustion interne. La révolution industrielle actuelle a été déclenchée par l’invention en 1970 par Federico Faggin du microprocesseur, qui a divisé par un facteur 1000 le prix et la taille des ordinateurs, et ainsi permis la diffusion universelle de l’informatique.

Une révolution industrielle introduit dans la société des changements majeurs : dans l’économie, le mode de production, bien sûr, mais aussi dans la politique, dans la culture, dans le droit. L’informatique a donné naissance à l’Internet qui a permis le Web, c’est-à-dire l’usage facile de ressources informatiques par des milliards d’individus. Le commerce mondial s’est depuis réorganisé autour de l’Internet. Des milliards d’objets techniques sont connectés au réseau, à commencer par les machines dans les usines, mais aussi les brosses à dents et les porte-avions.

L’ampleur stupéfiante de ces transformations tient à la propriété centrale de l’informatique : écrire c’est faire. Le programmeur écrit un texte dans un langage de programmation, le programme noté par ce texte pourra régler le régime des moteurs et le mouvement des gouvernes d’un avion en vol, calculer votre salaire et en verser le montant sur votre compte en banque, émettre et recevoir vos conversations téléphoniques, passer votre commande dans un magasin en ligne, guider la trajectoire d’une sonde spatiale ou d’un appareil chirurgical, etc. Le même programme, reproductible à l’infini sans coût ni effort, produira les mêmes effets pour tous les avions, tous les téléphones, tous les clients de tous les magasins, etc. Ces effets peuvent être produits en une fraction de seconde d’un bout à l’autre de la planète grâce à l’Internet.

Pour réindustrialiser la France il faut nous adapter à la révolution industrielle informatique : adapter les entreprises et l’économie bien sûr, ce qui de fil en aiguille devra se répercuter sur le système éducatif, sur les institutions judiciaires, bref, sur l’ensemble de l’organisation sociale, faute de quoi nous sombrerons, je ne mâche pas mes mots, dans le sous-développement.

Et pour s’adapter à un contexte nouveau il faut le comprendre, donc en introduire les facteurs de compréhension dans les enseignements, pour tous les élèves.

Le cerveau d’œuvre se substitue à la main d’œuvre

L’informatique, répandue désormais dans toutes les activités humaines, permet l’automatisation de toutes les tâches répétitives, ou en termes plus techniques susceptibles d’être décrites sous la forme d’un algorithme. Que ces tâches soient physiques ou immatérielles. Les avantages procurés par cette informatisation sont tels que tout ce qui peut être informatisé le sera, et que les anciens procédés techniques n’ont aucune chance de subsister après l’informatisation du processus considéré. Les emplois liés à de telles tâches sont donc voués au déclin, remplacés par des automates programmables, autrement dit des ordinateurs. La proportion d’ouvriers dans la population active a été divisée par 2 au cours du dernier demi-siècle, cependant d’ailleurs que leur rémunération relative augmentait, parce que de plus en plus ils travaillent dans des emplois de maintenance, de réglage, de logistique, qui demandent des qualifications supérieures à celles des anciens ouvriers spécialisés (OS).

Les travaux qui fournissent les emplois d’aujourd’hui (et fourniront encore plus ceux de demain) sont ceux qui ne peuvent se passer de l’intervention humaine, parce qu’ils font appel à l’intellection, ou à l’affectivité, ou à l’intuition, ou à une combinaison de ces trois aptitudes auxquelles ne peuvent suppléer ni les algorithmes ni même l’intelligence artificielle. Nous dirons que le cerveau d’œuvre, qui associe l’humain à ses auxiliaires informatiques, se substitue progressivement à la main d’œuvre. Cette substitution appelle une modification du système éducatif, parce qu’un bon niveau d’éducation sera de plus en plus la condition d’accès à un emploi convenable.

Faire appel au cerveau d’œuvre signifie que les gens au travail doivent réfléchir, et même penser. La réflexion, et a fortiori la pensée, ne se déclenchent pas sur ordre, l’encadrement hiérarchique et autoritaire n’y peut rien, sauf nuire. Ce qui peut stimuler le travail intellectuel, c’est ce que Michel Volle appelle le commerce de la considération. Les relations de travail et l’organisation des entreprises doivent donc changer.

Enseigner la science informatique

Une technologie associe à un ensemble de techniques les idées et les textes qui permettent leur mise en œuvre. Et une technologie s’appuie sur une ou plusieurs sciences. La mécanique automobile mobilise tout un ensemble de savoirs, consignés dans des textes qui reposent sur différentes branches de la physique, de la thermodynamique à la mécanique théorique, elles-mêmes appuyées sur des théories mathématiques. Bref, un ingénieur automobile doit posséder de solides bases en physique et en mathématique.

Ainsi, derrière les logiciels et les appareils informatiques que nous utilisons quotidiennement il y a la science informatique, dont tout informaticien doit posséder les bases. L’existence d’une science informatique est parfois contestée par les tenants d’autres disciplines, ce qui est une particularité française, dans tous les autres pays l’informatique est reconnue comme discipline scientifique et enseignée comme telle tant dans les écoles secondaires qu’à l’université. Nous donnerons l’exemple du Royaume-Uni, mais nous aurions également pu citer la Corée du Sud, Israël, etc.

Ce parti-pris français contre la science informatique, peut-être hérité des classifications des sciences d’Auguste Comte (1798 - 1857) et de Claude Bernard (1813 - 1878), a des conséquences fâcheuses : c’est à cause de lui que notre pays est particulièrement en retard pour l’enseigner, et particulièrement déficitaire en personnels compétents dans ce domaine. En 2024, seulement 22 postes ont été ouverts à la toute nouvelle agrégation d’informatique, pour 315 à l’agrégation de mathématique, déjà largement pourvue.

La science informatique comporte un versant théorique et un versant pratique, étroitement associés. Elle est une science formelle, à côté de la mathématique et de la linguistique, sa généalogie la fait descendre de la logique plus que de la mathématique.

Rattraper le retard français

Comme la suite de ce livre le montrera, la France a eu une industrie informatique significative jusqu’au début des années 1980. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

 Le pôle micro-électronique de Grenoble, autour du Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (CEA-Leti) et des usines STMicroelectronics de Crolles, accompagnés de tout un écosystème de sous-traitants et d’entreprises du même secteur, telle Soitec, qui constituent un bassin d’emploi de plus de 30 000 salariés.
 L’éditeur de logiciel Dassault Systems, leader mondial de la conception assistée par ordinateur en mécanique aéronautique, ainsi que du logiciel bioinformatique, avec 23 000 salariés.
 Un réseau de petites et moyennes entreprises créatives, telles Pasqal pour les calculateurs quantiques, Mistral AI pour l’intelligence artificielle, ou Doctolib (2500 salariés) pour la prise de rendez-vous, dont on peut déplorer que souvent elles soient rachetées par des groupes étrangers dès qu’elles connaissent le succès, comme Capitaine Train achetée par Trainline.

Ces positions sont significatives mais restent à consolider. Par exemple STMicroelectronics ne peut rivaliser avec les leaders de la microélectronique Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) ou Samsung et se cantonne (avec succès) à des segments de niche, les composants pour l’industrie automobile ou pour l’imagerie.

Ainsi, nous envisagerons au cours de ce livre les circonstances du désengagement français en informatique. Car y ont contribué l’évolution du recrutement du personnel politique et des dirigeants d’entreprises français, de moins en moins issus de formations scientifiques, et l’attitude des milieux scientifiques français, peu ouverts aux sciences qui comportent un aspect pratique comme l’informatique. De façon générale la compréhension du rôle de l’informatique est faible aux sommets de la société française, en témoignent les réticences à en introduire l’enseignement dans les établissements secondaires et la tentation de la diluer dans un champ nébuleux baptisé selon les époques « communication » ou « numérique ». Tenir une position dans l’industrie informatique et dans l’économie informatisée, ce n’est pas avoir des champions de jeux électroniques comme on pourrait le croire en consultant le site du Ministère de l’Économie, qui a un moment mis leurs succès en exergue sur sa page d’accueil.

Le retrait français a d’ailleurs accompagné le retrait européen, malgré la position du néerlandais ASML, leader mondial de la fabrication de machines de photolithographie pour l’industrie des semi-conducteurs, et de quelques autres. Le tout dernier rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’Union européenne ne dit pas autre chose.