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Circonstances atténuantes pour la DSI
Article mis en ligne le 2 décembre 2014
dernière modification le 15 décembre 2014

par Laurent Bloch

Cet article a suscité des réactions auxquelles j’ai fourni des réponses.

La DSI vue par les civils

Mes 45 ans de vie professionnelle informatique m’ont habitué à entendre des propos qui traduisaient une perception étrange, voire franchement dévalorisante, de mon métier. Et je n’ai que moyennement envie de prendre la défense des DSI en général, qui méritent souvent la critique. Mais cette réprobation universelle est injustifiée, parce que, bon gré mal gré, les Systèmes d’information (SI) sont indispensables, pour longtemps, et que les prophéties qui annoncent leur remplacement par quelques applications pour iPhone ou Android ne sont que pure démagogie de gens qui n’y ont pas réfléchi trois secondes (plus précisément, ce n’est pas parce que le SI serait sur Android, ce qui arrivera peut-être un jour, que sa mise en œuvre sera plus simple). Je vais donc essayer de plaider les circonstances atténuantes pour les DSI.

D’autres remarques sur la vie à l’université :
mes premières observations à l’université,
des réflexions sur l’ordre social universitaire,
et un plaidoyer pour que l’informatique soit prise au sérieux.
Cf. aussi Pourquoi les informaticiens sont-ils haïs ?.

Comme je l’ai déjà écrit ici, je n’ai pas été DSI toute ma vie, j’ai pris cette fonction en bonne partie pour confronter au terrain les thèses d’un livre que j’avais écrit sur le sujet, et bien sûr certaines de ces thèses ont été confirmées et d’autres pas. Je tiens quand même à préciser qu’une bonne partie de ma vie professionnelle a été consacrée au développement de logiciels, au système d’exploitation, à la sécurité informatique, à l’enseignement et à l’informatique scientifique (démographie, biologie notamment), toutes activités qui exposent moins à la réprobation morale que le système d’information, mais dont il est difficile de prouver qu’elles contribuent plus ou mieux au salut de l’humanité.

Le DSI et son équipe accomplissent un travail indispensable, mais soumis à des contraintes techniques, humaines, sociales, réglementaires et organisationnelles multiples qui interdisent d’espérer satisfaire tout le monde. Comme le système d’information (SI) est au centre de toute organisation contemporaine, tout le monde y est confronté, et chacun le souhaite conforme à ses attentes personnelles. Donc les gens de la DSI peuvent s’estimer heureux si tout le monde ne leur tombe pas sur le dos en même temps. Il faut faire avec les compétences disponibles, les réglementations aberrantes, les logiciels incomplets faute de moyens suffisants, mais de toute façon l’exercice est impossible, parce qu’il exigerait, pour être accompli pleinement, la mise à plat complète de l’organisation, ce qui est heureusement impossible parce que sinon ce serait, effectivement, le côté obscur de la force dans tout le mauvais sens du terme.

Système d’information d’entreprise

Pour une entreprise industrielle ou commerciale, le système d’information est absolument vital, c’est son système nerveux, il définit son vocabulaire et les entités qu’il désigne, enfin le SI exprime les intentions de l’entreprise. Si le SI est détruit, d’une façon ou d’une autre, l’entreprise est condamnée, ce n’est pas une métaphore mais une réalité empirique.

Dans une compagnie aérienne par exemple, outre les tâches de gestion routinières mais indispensables, le SI permet d’organiser la rotation des équipages et des avions en fonction des variations de flux de passagers et de fret, et de mettre en œuvre les techniques de yield qui consistent à appliquer à chaque passager le tarif maximum qu’il pourra accepter avant de renoncer à son voyage ou de changer de compagnie. Cette vision ordonnée de l’activité de l’entreprise exige que le SI soit intégré, c’est-à-dire que les logiciels qui traitent les différents domaines soient cohérents et communiquent entre eux. Les compagnies qui n’ont pas su faire cela ont disparu : Panam, TWA, Swissair, Sabena... Ainsi on a pu dire que pour Air France le système de réservation Amadeus était plus crucial que les avions, qui après tout sont les mêmes pour toutes les compagnies et peuvent se louer en cas de besoin. Je ne vais pas plus loin, le lecteur curieux des SI d’entreprise peut se reporter au site et aux livres de Michel Volle, qui traitent le sujet à fond.

Système d’information dans un organisme de recherche ?

Dans un institut de recherche tel que l’Inserm, l’utilité d’un SI intégré est beaucoup moins évidente, et parfois même cela peut nuire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pratiquement pas du tout de science, mais presque exclusivement de gestion financière et comptable et d’administration au sens large. Il faut bien que ce soit fait, mais au moindre coût serait le mieux, parce que c’est de l’énergie détournée de la recherche pour des tâches nécessaires mais subalternes. En deux mots, c’est l’automatisation de la bureaucratie.

L’Inserm est une sorte de coopérative de quelques 500 unités de recherche, chacune associée à telle ou telle université, chacune en compétition pour obtenir des crédits de l’ANR, de l’Union européenne, de l’industrie ou de généreux mécènes tels que Bill et Melinda Gates. Comme j’avais eu l’occasion de l’expliquer à un de mes interlocuteurs lorsque j’étais responsable de l’informatique scientifique à l’Institut Pasteur (assez analogue à l’Inserm mais de droit privé, avec de l’ordre de 200 unités de recherche), on ne peut parler des « objectifs » de l’Institut Pasteur que de façon très vague et très générale, chaque unité a ses propres objectifs, et elle interagit moins avec les autres unités pasteuriennes qu’avec les équipes de par le monde qui travaillent sur des sujets voisins.

Dans un tel contexte, instaurer une gestion financière très intégrée n’a guère de sens. Chaque unité a ses propres financements qu’elle s’efforce de soustraire à l’administration centrale par des subterfuges tels qu’associations loi de 1901, pour pouvoir dépenser sans subir la bureaucratie démente de la comptabilité publique. Dépenser pour un tel système de pure gestion des dizaines de millions d’euros (soustraits à la recherche) comme je l’ai vu faire est insensé ; à Pasteur une petite équipe et un logiciel de comptabilité pour PME faisaient très bien l’affaire (une pensée pour Daniel Philippon, le collègue charmant qui dirigeait cette équipe, récemment disparu).

Même chose pour les « ressources humaines » (cette terminologie m’horripile) : de toute façon, les carrières de chercheurs sont créées et évoluent sous la houlette de commissions de pairs et l’éventuelle DRH n’y a pas son mot à dire. Il ne lui reste à administrer que les carrières des personnels techniques et administratifs, et il vaudrait mieux en revenir à la locution « gestion du personnel », plus exacte et moins prétentieuse. Je dois dire que lorsque le statut idiot de la fonction publique m’a obligé à prendre ma retraite j’ai apprécié l’efficacité et la gentillesse du service des pensions de l’Inserm, mais cette efficacité reposait surtout sur le SI du Service des pensions de l’État qui avait gardé la trace de tous mes détachements, changements de corps, démissions, concours, etc., et là je reconnais qu’un bon SI spécialisé est nécessaire.

On pourra m’objecter que le directeur général de l’Inserm peut légitimement s’inquiéter de savoir ce que font ces 500 unités de recherche, auxquelles il procure quand même certains moyens et certains services, comme par exemple l’organisation des campagnes de recrutement, qui ne sont pas une petite affaire, ou le réseau informatique, la messagerie, le site Web, l’annuaire électronique. Certes. Tout cela nécessite sans doute un SI des chercheurs et des recherches, mais pas une intégration très poussée.

Du fait même de sa nature, le SI facilite la centralisation et le développement de la bureaucratie. Ainsi, soit par exemple un chercheur qui aurait obtenu la création d’une unité de recherche Inserm avec un certain intitulé ; après deux ou trois ans l’axe de recherche de l’unité a évolué et il souhaite en modifier l’intitulé : l’administration de l’Inserm considère que son devoir sacré est de l’en empêcher, et le SI est considéré comme une arme efficace pour ce faire. Tout ceci est essentiellement justifié par les règles comptables et budgétaires de la comptabilité publique, encore plus sacrées mais complètement débiles

Système d’information dans une université

Comme je l’ai donc écrit, c’est en devenant DSI de Dauphine que je dus me résigner à l’idée que l’on ne pouvait s’y passer de SI, mais en suivant le conseil de Michel Volle : la première qualité d’un SI est la sobriété, il faut en faire le moins possible, sous la contrainte de sa qualité zéro, l’unicité. En effet, la prolifération de bases de données parallèles qui décrivent le même univers avec des règles différentes et des données disparates anéantit toute espérance de bénéfice à tirer du SI.

Comment faisait-on avant l’informatique ? D’abord, il y avait beaucoup moins d’étudiants (29 900 en 1900, 309 700 en 1960 dont à peine 200 000 pour l’université stricto sensu, 2 347 000 en 2012 dont 1 400 000 pour l’université stricto sensu) et d’enseignants, les universités étaient artisanales, il y avait surtout des cours magistraux et donc moins de problèmes de groupes de TP ou TD à répartir. En proportion il y avait plus de personnel administratif ; une armée de personnels administratifs accomplissaient les tâches administratives, devenues aujourd’hui beaucoup plus lourdes, et effectuées soit par des ordinateurs, soit par les enseignants (les effectifs administratifs ont stagné). La bureaucratie était moins envahissante, elle a profité de l’informatique pour proliférer et se perfectionner.

Le premier axe du système d’information d’une université est son annuaire électronique, qui enregistre les étudiants, les enseignants et les personnels techniques et administratifs. Le second axe est le système de gestion de la scolarité, qui enregistre les enseignements, les diplômes, les cours et les examens. L’élément le plus complexe du SI est le système de gestion des emplois du temps et de réservation des salles, qui a pour but de mettre en correspondance de façon raisonnable et conforme aux règles universitaires les entités de l’axe 1 avec les entités de l’axe 2 : c’est un problème de recherche opérationnelle NP-complet, c’est-à-dire qui n’a pas de solution algorithmique calculable en un temps humain. Il faut donc trouver des solutions approchées acceptables, et quiconque a essayé sait que c’est très difficile, surtout quand il faut en plus endurer l’expression des caprices des enseignants.

La gestion de la scolarité est une question intrinsèquement complexe, mais cette complexité est accrue par les règles qui découlent du caractère national des diplômes, et de l’arsenal bureaucratique élaboré par le ministère pour le contrôler. Lorsque nous avons voulu construire l’annuaire de Dauphine, nous nous sommes dit que pour la population étudiante ce serait facile d’extraire les données de la base de scolarité, puisque par définition ils étaient inscrits dans au moins une unité d’enseignement. Nous nous rendîmes auprès de la personne qui s’en occupait, qui nous remît aimablement le schéma de la base : quatre volumes de 400 pages chacun. La réalisation du programme d’extraction des données a pris quatre mois.

Mais tout cela n’est que babioles anecdotiques : le vrai problème principal de l’université, au moins à Dauphine, ce sont les heures complémentaires. Un enseignant du supérieur doit à l’université 192 heures d’enseignement par an, ce qui est en fait beaucoup et même trop s’il s’en tient à ce qui est attendu : délivrer aux étudiants le dernier état de la science, qu’il aura acquis par un travail incessant de veille scientifique, et accomplir un travail de recherche d’une intensité équivalente. De ce volume horaire l’enseignant peut déduire un certain nombre d’heures en compensation d’autres fonctions, par exemple 50 heures de décharge d’enseignement en échange d’une responsabilité administrative. Mais s’il accomplit néanmoins les 50 heures dont il est dispensé, il percevra une rémunération supplémentaire, ce sont des heures complémentaires, au tarif de 40,91 euros l’heure TD, 61,35 euros pour une heure de cours magistral, 27,26 euros l’heure de TP, et ce dans certaines limites assez étroites. Les enseignants occasionnels (vacataires) sont également rémunérés au tarif des heures complémentaires. Ça c’est la règle fixée par la loi.

Lorsque la loi « Libertés et responsabilités des universités » (LRU) est entrée en vigueur, et que par conséquent ont été instaurées les « Responsabilités et compétences élargies » (RCE) prévues par cette loi, l’université a dû se préoccuper de savoir combien elle dépensait, parce qu’auparavant les enseignants étaient rémunérés directement par le ministère, ce qui maintenait les universités dans un état d’irresponsabilité infantile. De fait la mise en œuvre des RCE était principalement une question de SI. La DSI a donc été priée de savoir combien d’heures complémentaires étaient payées, pour quel montant et à qui. Ce fut une enquête pittoresque. Une université amie nous fit cadeau d’un logiciel conçu à cet effet, puis nous partîmes à la recherche des données. Pour observer le flux des versements d’heures complémentaires, il eût été commode qu’existât un système unique de versement, mais il nous fallut constater au contraire l’existence d’une pluralité de petits ruisseaux de versements qui alimentaient chacun de petits étangs isolés au fond des bois. Certains enseignants buvaient à plusieurs de ces ruisseaux et demandaient à ce que les sommes correspondantes alimentassent des comptes bancaires distincts. Quant au nombre d’heures perçues par certains, cela nous fit croire d’abord à une erreur du logiciel, mais non, c’était juste. Je ne diffame personne en écrivant cela, puisque la Cour des Comptes est venue, a constaté, et n’a pas protesté, c’est donc que c’était légitime. La lettre de la loi paraît trop simple au profane, il faut la sagesse du magistrat pour l’apprécier réellement. En tout cas le travail des informaticiens n’en fut pas simplifié.

Mais là où nous déclenchâmes la foudre sur nos têtes, ce fut lorsque nous combinâmes le logiciel des heures complémentaires avec celui des emplois du temps. Il peut arriver que dans la même salle à la même heure, devant le même enseignant qui donne le même cours, se trouvent des étudiants de cursus différents. Il n’est en effet pas aberrant que des étudiants de troisième année de licence d’économie et de première année de master d’informatique, mais de même niveau en anglais, se retrouvent dans le même groupe d’anglais. Mais ce n’en sont pas moins deux cours différents, que seule la coïncidence temporelle et spatiale réunit. Il en résulte en termes d’heures complémentaires des conséquences que je n’ai pas envie de formuler. Mais en tout cas nous avons été accusés de flicage.

Un jour, plus tard, j’ai raconté cela à un professeur membre du conseil d’administration de l’université, donc en principe bien placé pour savoir ce qui s’y passait, il m’a fait part de sa surprise devant ces traits folkloriques du fonctionnement de l’institution. En tout cas je n’ai vu là aucun motif qui justifiât la suffisance avec laquelle nous étions traités par une bonne partie du corps enseignant. J’ai par exemple observé le refus par beaucoup de nous considérer comme des « collègues » et d’accepter ce terme dans nos échanges : il existe certes une collégialité des professeurs d’université de par le monde, qui forment ainsi un clergé universel auquel n’appartient pas le tiers-état. Mais la collégialité existe dans plusieurs plans, et comme simples employés de l’université, nous étions collègues, ne leur en déplaise.

Fondamentalement, le système d’information d’une université ou d’un organisme de recherche, c’est l’automatisation de la bureaucratie : rien là d’exaltant intellectuellement, mais quand même quelques problèmes intéressants et pas forcément faciles à résoudre, et surtout un poste d’observation de la société riche d’enseignements. Et puis quand même de l’informatique amusante : réseau, système, serveurs...

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