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Un livre de Michel Volle :
Les Valeurs de la transition numérique
Article mis en ligne le 21 août 2023
dernière modification le 25 août 2023

par Laurent Bloch

Concept de révolution industrielle

Michel Volle est un des rares économistes, avec Erik Brynjolfsson et Jean Tirole, à avoir pris la mesure de la révolution informatique et de ses implications pour l’ensemble de la société. Il a poursuivi sur ce terrain le travail fondamental entrepris par l’historien Bertrand Gille. Le livre dont il est question ici présente la quintessence de sa pensée, telle que je la fréquente maintenant depuis un quart de siècle, formulée de façon claire et élégante.

Dans son livre de 1978 Histoire des techniques Bertrand Gille avait considérablement approfondi le concept de révolution industrielle ; il en identifiait trois occurrences en lieu et place de la révolution industrielle unique mentionnée par les cours d’histoire du lycée :

 celle de la mécanisation, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, permise par les progrès de la métallurgie et par la machine à vapeur, et dont Adam Smith sera le théoricien ;
 celle de l’électricité et du moteur à combustion interne, à la fin du XIXe siècle, qui verra la naissance de la grande entreprise moderne et l’organisation du travail selon les principes de Frederick W. Taylor ;
 celle de l’informatisation, à partir des années 1970, déclenchée par l’invention du microprocesseur, qui a permis la production d’ordinateurs bon marché, et par voie de conséquence la généralisation de leur usage, l’Internet, le Web, les smartphones...

Il fallait à Bertrand Gille un discernement exceptionnel pour identifier cette troisième révolution industrielle dès ses premières manifestations ; il est malheureusement mort en 1980, peu après la parution de son livre, ce qui a nui à son retentissement. Il appartenait à Michel Volle de poursuivre ce travail et d’approfondir les concepts qui le soutiennent.

Une révolution industrielle n’est pas une simple collection d’innovations techniques et technologiques, aussi bouleversantes soient-elles : elle a lieu quand ces innovations instaurent ce que Bertrand Gille nomme un nouveau système technique, qui provoque la transformation radicale de l’ordre social. D’ailleurs, avant les révolutions industrielles, c’est ce qui s’est passé avec les inventions de l’agriculture, de la métallurgie, de la navigation au long cours, de l’imprimerie, qui ont modifié la nature, ou plus précisément la nature en cela qu’elle est l’objet de l’action des hommes, et donc de leur pensée. Or, nous dit Michel Volle, « une société ne peut atteindre la maturité que lorsque les valeurs, le langage, les savoir-faire des personnes et des institutions sont compatibles avec la nature à laquelle l’histoire la confronte ».

Une transformation radicale de l’ordre social comporte des déplacements du pouvoir et de la richesse, elle ne peut pas se faire sans conflits : la Réforme et les guerres de religion sont inséparables de l’invention de l’imprimerie, les guerres de la Révolution française et de l’Empire et les révolutions du XIXe siècle sont liées à l’ascension de la bourgeoisie consécutive à la première révolution industrielle, les guerres mondiales et les révolutions du XXe siècle à la seconde. Devons-nous attendre avec angoisse les conflits issus de la troisième révolution industrielle ? En tout cas, elle va nécessiter (elle nécessite déjà) des transformations du système éducatif, du droit, de l’organisation des entreprises et des services publics, comme la première révolution industrielle avait nécessité (non sans soubresauts) l’abolition des privilèges, la séparation des pouvoirs, la généralisation de l’alphabétisation, le Code civil et un nouveau droit commercial.

Invention de l’iconomie

Michel Volle allait donc reprendre le travail où Bertrand Gille l’avait laissé ; il était bien armé pour cette tâche : après avoir été chef de la division des statistiques industrielles de l’Insee, puis de la division des comptes trimestriels, il fut dans les années 1980 chef de la Mission d’études économiques du Centre national d’études des télécommunications (CNET, le secteur recherche de ce qui était la Direction générale des télécommunications). Dans les années 1990 il créa deux entreprises dans le secteur des télécommunications, puis fut conseiller des dirigeants d’Air France et de l’ANPE. Et il avait soutenu au passage une thèse d’histoire de l’économie.

L’idée centrale de ce livre et de la pensée de son auteur se nomme iconomie, mot dû au journaliste Jean-Michel Quatrepoint ; elle trouve son origine « dans des recherches effectuées dans les années 1980 à la mission économique du CNET. La fonction de coût d’un réseau a une forme particulière : le coût marginal est nul en dessous d’un seuil de dimensionnement, il devient infini au delà de ce seuil. Dans les télécoms, le coût d’une communication supplémentaire est en effet négligeable mais le trafic ne peut pas excéder un certain seuil ; dans le transport aérien, le coût d’un passager supplémentaire est négligeable tant qu’il reste des sièges vides mais un avion plein ne peut pas transporter un passager de plus. »

En partant de ce constat, l’auteur et son collègue Christophe Talière ont calculé les fonctions de coût de l’Internet, du réseau des télécoms et du transport aérien. « On retrouve cette forme de la fonction de coût, mais avec cette fois un dimensionnement infini, dans les produits sur lesquels s’appuie l’informatisation. Programmer un logiciel a un coût, le reproduire en un nombre quelconque d’exemplaires ne coûte pratiquement rien. Il en est de même pour les circuits intégrés. Dans ces deux cas le coût marginal est pratiquement nul quelle que soit la quantité produite, et cela se retrouve dans les autres produits à proportion de l’importance qu’y prend l’informatisation.

Lorsque le coût marginal est négligeable le coût de production réside dans le coût fixe initial (sunk cost) : le travail humain est principalement consacré à l’accumulation d’un capital fixe, ou “travail mort”, tandis que le flux du “travail vivant” est faible. Nous avons surpris un jour Michel Matheu, du Commissariat général du Plan, en lui disant que le capital était devenu le seul facteur de production. »

Et plus loin : « Il fallait, pour faire apparaître les conditions nécessaires de l’efficacité, montrer ce que peut être une société informatisée par hypothèse efficace : nous avons nommé iconomie le modèle schématique d’une telle société.

L’iconomie est ainsi la représentation de ce que peut être une société informatisée parvenue à la maturité. »

La concurrence monopolistique

La conclusion, révolutionnaire, de cette recherche était que « lorsque le coût marginal d’un produit est négligeable, son marché obéit au régime de la concurrence monopolistique ou, plus rarement, à celui du monopole naturel. Il ne peut pas obéir au régime de la concurrence parfaite car celui-ci ne peut s’établir que si le coût marginal est positif et croissant. »

La concurrence monopolistique n’est pas un concept nouveau, il a été inventé par l’économiste américain Edward Chamberlin en 1933, mais il est peu évoqué par les auteurs francophones qui parlent des « nouvelles technologies », euphémisme pour parler d’informatisation. « Les producteurs s’efforcent de différencier leurs produits de ceux de la concurrence afin d’accroître leur pouvoir de marché et obtenir ainsi un monopole sur un modèle spécifique : être seul à proposer un bien ou un service ayant telles ou telles caractéristiques (SAV, innovations techniques, prestige de la marque, etc.). [...] Les acteurs en situation de monopole réalisent des surprofits. Néanmoins, les concurrents cherchent à égaler, voire à surpasser, l’acteur en situation de monopole en proposant des alternatives, ce qui finit par réduire puis annihiler l’avantage de ce dernier. Cette course à la monopolisation du marché assure un renouvellement constant des variétés offertes. » (Wikipédia).

La fausse piste de « la fin du travail »

L’essayiste Jeremy Rifkin a, lui aussi, avancé l’hypothèse d’une troisième révolution industrielle, qu’il imagine dans la transition énergétique, et comme il a bien perçu que l’industrie contemporaine était à coût marginal nul pour les produits sur lesquels s’appuie l’informatisation, il en a déduit une prophétie de la fin du travail et du capitalisme, et que la production pourrait être le fait de Creative Commons. Cette idée a bien sûr rencontré un grand succès dans les milieux bourgeois bohèmes.

Rifkin a simplement oublié que si les coûts marginaux sont nuls dans la nouvelle économie, les coûts fixes, eux, sont considérables. Les usines des entreprises TSMC ou Samsung qui fabriquent les microprocesseurs les plus modernes coûtent de l’ordre de 20 milliards de dollars chacune, il faut plusieurs années et des milliers d’ingénieurs et de techniciens pour les construire et les mettre en production, chaque machine utilisée coûte de 100 à 200 millions de dollars, le budget annuel de R&D de TSMC est de l’ordre de 5 milliards de dollars. Il en va de même pour le logiciel : un nouveau système d’exploitation, un nouveau navigateur Web, un nouveau logiciel d’intelligence artificielle, ce sont des centaines d’ingénieurs, des années de travail, des milliards investis.

Cet état de fait a des conséquences considérables, déjà évoquées ci-dessus : les coûts de fabrication et de lancement d’un nouveau produit ont déjà été intégralement dépensés avant la vente du premier exemplaire. Le risque encouru est donc énorme, en cas d’échec commercial d’un seul nouveau produit l’entreprise est condamnée. Le livre de Michel Volle en décrit les effets, qui peuvent être négatifs (évolution vers une économie de la prédation) ou positifs (partage du risque par la création de consortiums de partenaires sur un pied d’égalité). À l’occasion de ce dernier point, notre auteur signale le caractère rétrograde et contre-productif des pratiques habituelles de sous-traitance des grandes entreprises françaises, qui pressurent les sous-traitants jusqu’à l’agonie, avec bien sûr comme résultat des produits de mauvaise qualité.

La personne informatisée, travailleur d’aujourd’hui

L’ampleur des transformations induites par l’informatique tient à la propriété centrale de l’informatique : écrire c’est faire. Le développeur écrit un texte dans un langage de programmation, ce texte de programme pourra émettre et recevoir vos conversations téléphoniques, passer votre commande dans un magasin en ligne, régler le régime des moteurs et le mouvement des gouvernes d’un avion en vol, guider la trajectoire d’une sonde spatiale ou d’un appareil chirurgical, etc. Le même programme, reproductible à l’infini sans coût ni effort, produira les mêmes effets pour tous les téléphones, tous les clients de tous les magasins, tous les avions, etc. Grâce à l’Internet, qui est aussi essentiellement un ensemble de programmes, ces effets peuvent être produits, en une fraction de seconde, d’un bout à l’autre de la planète. Les avantages procurés par cette informatisation sont tels que tout ce qui peut être informatisé le sera, et que les anciens procédés techniques n’ont aucune chance de subsister après l’informatisation du processus considéré.

L’informatisation crée ainsi un être nouveau, la personne informatisée, la main d’œuvre cède la place au cerveau d’œuvre au fur et à mesure que les opérations manuelles répétitives sont automatisées. Il suffit d’entrer dans les locaux de n’importe quelle entreprise, on y voit des humains assis devant des ordinateurs. Les serveurs des restaurants prennent les commandes avec une tablette ou un téléphone, qui informe immédiatement la cuisine du menu choisi. Les employés de la grande distribution n’agissent pas autrement pour remplir les rayons et en retirer les produits périmés, comme les contrôleurs de la SNCF, la police de la route, les personnels hospitaliers.

De même, l’informatique pénètre toutes les sciences, et permet aux chercheurs de se poser des questions qui n’auraient même pas été envisageables auparavant. Pour ne prendre qu’un exemple qui a fait récemment les titres de la presse, les vaccins à ARN messager, et de façon plus générale les thérapies de cette famille, sont de purs produits de la bioinformatique, qui a permis de les concevoir avec une rapidité inconcevable par les procédés classiques.

Écartons au passage une idée entendue ici ou là : le trait dominant de l’économie contemporaine n’est pas sa financiarisation extrême, mais bien son informatisation, sans laquelle il n’y aurait pas de trading haute fréquence et autres transactions financières dont Michel Volle souligne le caractère prédateur, pour ne pas dire mafieux.

Il s’agit d’un événement anthropologique, qui a des précédents : sont ainsi apparus les alliages entre le cerveau humain et l’écriture, entre la main d’œuvre et la machine, etc.

Cette révolution du monde du travail ne va pas sans erreurs, dues aux préjugés et aux habitudes. Beaucoup d’employeurs envisagent l’informatisation du travail comme un moyen d’accentuer la taylorisation, par exemple avec les logiciels qui surveillent par la caméra que le salarié est bien devant son ordinateur, et qui analysent son activité pour vérifier qu’il n’est pas sur Facebook. C’est absurde et contre-productif, le cerveau ne travaille pas ainsi, le travailleur auquel on demande de réfléchir peut avoir sous la douche une idée qui fera avancer sa mission. Il en va de même pour le modèle hiérarchique de commandement, cher aux dirigeants français : c’est périmé, donner des ordres ne sert à rien si ce que l’on attend du travailleur c’est qu’il fasse usage de son intelligence. Il faut au contraire tirer parti du surcroît énorme de productivité offert par la symbiose humain-machine. Les entreprises qui ne savent pas tirer parti de l’informatisation sont condamnées.

Une révolution aussi dans la pensée

On peut comprendre que de tels bouleversements, qui atteignent tous les domaines de l’activité humaine, qui modifient les rapports sociaux, la science, le droit, l’éducation, l’industrie et même la nature, en bref qui provoquent une crise de transition souvent douloureuse, exigent que l’on y pense sérieusement, à frais nouveaux. C’est peut-être ici que l’apport de Michel Volle est le plus décisif, parce que rares sont les chercheurs dont le champ d’investigation couvre aussi bien l’économie et son histoire que l’informatique, les mathématiques et la philosophie.

Citons notre auteur : « Le destin humain est à toute époque, en tout lieu, pour chaque individu, un drame qui place la personne entre le monde de la pensée où résident ses représentations, intentions et valeurs, et le monde de la nature, des choses qui existent hic et nunc et se présentent devant ses intentions comme obstacle ou comme outil. Ce lieu intermédiaire, c’est celui de l’action. [...] Son action met en relation le “monde de la pensée” qui réside dans sa tête et le “monde de la nature” qui existe hors de la pensée (ex-sistere, “se tenir debout à l’extérieur”). [...] L’action est donc une dialectique, un dialogue entre deux mondes. »

C’est cette dialectique que Michel Volle développe et analyse tout au long de son livre. La richesse de l’appareil conceptuel mis en œuvre, étayé par un solide corpus économique, donne à ses thèses et à ses conclusions une robustesse de premier ordre. Si on veut vraiment penser le monde qui vient, sa lecture est indispensable.