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Contribution au groupe de travail sur l’informatisation
Informatique et informatisation II
Article mis en ligne le 5 janvier 2010
dernière modification le 13 décembre 2022

par Laurent Bloch

« Je pense qu’il est extraordinairement important que nous, informaticiens, continuions à prendre du plaisir à faire de l’informatique. Quand tout a commencé, c’était vraiment formidable. Bien sûr, les clients essuyaient les plâtres de temps à autre, et au bout d’un certain temps, nous nous sommes mis à écouter leurs doléances d’une oreille attentive. Nous avons commencé à nous sentir responsables de l’utilisation parfaite, performante et sans faille des machines. Je crois que c’est une erreur. À mon sens, nous avons la responsabilité de l’expansion des machines, de leurs orientations nouvelles, et de la sauvegarde de la notion de plaisir dans le domaine de l’informatique. »

D’Alan Perlis, en épigraphe du livre d’Harold Abelson et de Gerald Jay Sussman, Structure and Interpretation of Computer Programs.

La citation en exergue de ce texte pourrait passer pour une provocation, elle exprime néanmoins une réalité dont il convient de se pénétrer : aucune activité créatrice ne saurait aboutir sans le désir de ses acteurs. Une des clés de la réussite de l’informatisation consistera donc à susciter et à entretenir chez ses agents (les informaticiens) la flamme du désir pour l’objet de l’informatisation. Il y a du travail à accomplir pour en arriver là, d’après ce que révèle l’observation du terrain concret de l’informatisation : ignorance, haine, mépris, taylorisme au mauvais sens du terme, pressurement des corps et des esprits.

L’informatisation est une affaire de savoirs, de dialogue et de coopération

L’informatique introduit dans l’économie, dans la vie sociale, dans les sciences et les techniques et dans la culture des bouleversements aussi considérables qu’en leur temps les inventions de l’écriture, de la monnaie, de l’imprimerie, de la machine à vapeur, de l’électricité et du moteur à explosion. Elle transfigure nos façons de penser et d’agir. On trouvera de nombreux développements de cette idée sur le site de Michel Volle et dans le livre de Clarisse Herrenschmidt Les trois écritures — Langue, nombre, code.

L’informatisation d’une organisation ou d’une activité consiste à adapter l’organisation ou l’activité en question à ces nouvelles façons de penser et d’agir. Aujourd’hui les ordinateurs ne coûtent plus grand-chose, et l’essor des logiciels libres permet de réduire leurs coûts d’acquisition. Les efforts de l’informatisation consistent donc essentiellement en des apprentissages humains, et c’est là que résident les difficultés à surmonter.

L’expérience des gens qui, comme moi, ont consacré leur vie professionnelle à l’introduction de l’informatique dans toutes sortes d’activités suggère que la difficulté principale est d’ordre social-intellectuel. Plus précisément, cette difficulté s’analyse en
trois composantes :

 L’étude de l’informatique comme science est longue, laborieuse et difficile, comme celle de toute science. Le groupe de travail ITIC de l’ASTI, aux travaux duquel je participe, réfléchit à son introduction dans l’enseignement secondaire : si à partir de la classe de seconde des lycées il y avait trois heures d’informatique par semaine, pourrait être atteint en terminale un bon niveau de base, c’est-à-dire celui que devrait posséder tout cadre d’entreprise suffisament compétent pour participer avec succès à l’informatisation de son domaine professionnel. Il s’agit bien de l’étude des quatre concepts fondamentaux de la discipline : algorithme, langage, machine, information, pas de l’apprentissage de l’usage de tel ou tel outil informatisé, ni de la familiarité avec les réseaux sociaux comme Facebook, ni de la dextérité dans le maniement de l’iPhone. L’idée, répandue par les usages, que l’informatique consiste à cliquer vite et pourrait s’apprendre en huit jours, et que d’ailleurs les enfants en fournissent la preuve, est des plus nuisibles.

 L’apprentissage de l’usage d’un outil informatisé unitaire, pour peu que l’on se donne la peine de l’organiser, atteint facilement son objectif : les agents des guichets de la SNCF maîtrisent correctement leur système d’information de commercialisation, ceux des banques également. Évidemment lorsque l’on a négligé la conduite du changement ou si l’on suppose que le maniement du traitement de texte ou du tableur est « intuitif », on s’expose à des déconvenues. Il y a aussi des logiciels dont l’interface homme-machine est calamiteuse, inutile de le nier, et les ERP en vogue ne sont pas exempts de cette critique. Source de déconvenues également, la confusion entre l’introduction d’un nouvel outil technique et une réorganisation en profondeur du travail, or les deux événements sont souvent concomitants, et ce n’est certes pas le fait du hasard, mais ils doivent néanmoins être distingués.

 La compréhension des enjeux et des moyens de la constitution d’un Système d’information d’entreprise afin de réussir sa construction est un problème de management. Les dirigeants d’entreprises et les managers de tous niveaux doivent réfléchir à l’organisation des stocks et des flux d’informations qui font vivre l’entreprise. Pour que cette réflexion aboutisse, il faut que les réfléchissants soient sachants, et pour cela il faut qu’ils aient appris.

La réussite de l’informatisation nécessite une certaine compréhension de l’informatique, dont l’acquisition ne peut résulter que d’un travail soutenu au sein du système éducatif, travail fourni, il n’est pas inutile de le préciser, par l’élève ou l’étudiant. La question se pose alors de savoir : que faut-il apprendre, sur quelle étendue et jusqu’à quelle profondeur faut-il aller dans cet apprentissage ? Une voie à ne pas suivre : celle des cours de Fortran dispensés en une dizaine d’heures aux élèves ingénieurs et aux étudiants en physique d’il y a quarante ans, et qui produisaient des promotions de gens qui croyaient qu’ils savaient, bien pires que de simples ignorants.

J’ai eu l’occasion d’essayer de répondre à ces questions pendant les dix ans que j’ai passés à l’Institut Pasteur. Il s’agissait de permettre à des chercheurs en biologie de comprendre ce qu’ils faisaient en utilisant des logiciels d’analyse de séquences, de modélisation moléculaire et de construction d’arbres phylogénétiques. Nous avons
mis en place deux modules d’enseignement :

 Formation à l’usage des logiciels en 20 à 30 heures : les biologistes acquièrent une compétence analogue à celle des employés de guichet de la SNCF ou des banques, ils savent « faire marcher » les outils, mais n’en ont pas la maîtrise et ne sont pas en mesure d’avoir une réflexion sur leur amélioration, ou sur la conception de logiciels mieux adaptés à l’évolution de la recherche.

 Cours d’informatique de 350 heures, centré sur la programmation, avec réalisation effective de petits projets, et l’acquisition des concepts fondamentaux : ceux qui ont suivi ce cours ont vraiment compris ce qu’est l’informatique et ce qu’ils peuvent en attendre ; ils ne sont pas encore de vrais informaticiens, mais ceux qui ont persévéré dans cette voie le sont devenus. Tous sont en mesure de comprendre les tenants et les aboutissants de tel ou tel projet à base d’informatique dans leur domaine. Cette démarche a connu une forte résistance, mais des succès indéniables pour ceux qui ont
suivi le cours.

Cette formation de 350 heures correspond, peu ou prou, à ce qu’auraient à acquérir des lycéens en trois ans, à raison de trois heures par semaine. C’est ce que devrait savoir tout cadre d’entreprise pour comprendre ce qui se passe et ce qui devrait se passer dans le système d’information de son entreprise.

Le management à la française

Les managers français sont, plus que ceux des pays nordiques ou anglo-saxons, très ignorants des choses de l’informatique, et de surcroît très réticents à combler cette ignorance, pour ne pas dire qu’elle les satisfait. Du dépouillement de l’abondante littérature qui évoque cette question se dégagent trois axes d’explication :

 Le modèle des dirigeants français est la couche dirigeante de l’État, dont nul n’ignore ici le rôle prépondérant. Traditionellement, cette couche dirigeante est de sensibilité littéraire, juridique ou financière, la compétence technique est pour elle le signe indélébile de la roture.
 Le style de management français est le style latin, que nous partageons avec d’autres pays méditerranéens : le chef commande sans discuter, les autres obéissent en silence.
 Le système des grandes écoles et des grands corps de l’État a créé un système de castes rigide et stérilisant. Le statut de la fonction publique, étendu à un tiers de la population active, contribue à cette rigidité.

On consultera à ce sujet, outre le site et les ouvrages de Michel Volle, ceux de Thomas Philippon, de Jean-Jacques Rosa, de Pascal Baudry, de Philippe Zarifian, de Daniel Cohen.

Ce style de dirigeants, qui convenait vaille que vaille à l’ancienne économie de production, est très contre-productif à l’époque de l’informatisation et de la réorganisation de l’économie autour de l’Internet. Je cite ici Michel Volle, et son plaidoyer pour un management plus collaboratif, moins hiérarchique, ce qu’il nomme le commerce de la considération :

« La considération est cruciale aujourd’hui parce que le travail est devenu essentiellement mental : une entreprise qui n’écoute ni ses concepteurs, ni sa ligne de service, ne peut pas connaître les besoins des clients ni réussir ses innovations.

Le cerveau d’un concepteur ne sera en effet productif que si celui-ci peut discuter ses idées avec les autres métiers de l’entreprise, avec les dirigeants. Un concepteur que l’on n’écoute pas a tôt fait de se renfermer dans sa coquille. Il y fera des choses qui l’intéressent, l’amusent ou répondent à une mode parmi les chercheurs, mais une bonne idée ne peut être féconde que si elle est adoptée et mise en pratique par l’entreprise. Le manque de considération envers les concepteurs stérilise la conception et inhibe l’innovation. »

Les fruits de l’incompétence : procédures et contrôles

Comme les managers ne sont pas munis des savoirs qui leur permettraient d’aborder l’informatisation en connaissance de cause, et qu’ils ne souhaitent pas les acquérir, ils se dotent de moyens propres, croient-ils, à contrôler le processus de l’extérieur,
sans avoir à le comprendre vraiment :

 normes de qualité de la filière ISO 9000 : plus particulièrement ISO 20000 pour le SI et ISO 27000 pour sa sécurité ;
 CMMI, ITIL et quelques autres.

Ces normes et ces démarches consistent en catalogues d’actions et de vérifications, certains inscrits dans la norme, d’autres à établir par l’entreprise désireuse de l’adopter. Dans tous les cas l’effort bureaucratique est considérable, l’ennui insondable, l’efficacité réelle à peu près nulle. Il n’y a que trois raisons sérieuses à envisager pour adopter une telle voie :

 une obligation juridique ou réglementaire ;
 une obligation contractuelle vis-à-vis d’un tiers ;
 un espoir (déraisonnable) d’élévation morale.

L’essence de ces procédures d’encadrement et de vérification consiste à découper le travail en actions élémentaires dotées d’un temps d’exécution soigneusement calculé et faciles à vérifier, il suffit de prendre la colonne de gauche de la feuille Excel pour avoir leur liste et de cocher dans la colonne de droite si c’est fait.

De telles méthodes ne fonctionnent que dans deux cas : si le travailleur s’impose à lui-même cette contrainte, parce qu’il y a un intérêt, quel qu’il soit (on peut penser au consultant chez un client), ou lorsqu’elle peut être appliquée par la force, ce qui peut être le cas du travail manuel simple, comme les coups de rame des galériens cadencés par les roulements d’un tambour, la progression des esclaves dans la plantation où le fouet vient faire accélérer le retardataire, le travail dans la grande industrie contemporaine où la progression inexorable de la chaîne impose son rythme aux ouvriers spécialisés. Pour un travail doté de composantes créatives et intellectuelles c’est simplement stupide, il est même permis de se demander comment de brillants sujets issus des meilleures écoles de la République ont pu gober de telles sornettes. L’auteur de ces lignes est certifié Lead Auditor ISO 27001, certification qu’il a tenu à obtenir pour pouvoir en parler légitimement et franchement.

Pour plus de détails et d’arguments, cf. mon livre La pensée aux prises avec l’informatique désormais disponible en accès libre et gratuit sur mon site ou sur celui des Éditions Eyrolles.

Et aussi cet article du Financial Times du 18 juin 2009, « Does business understand technology any more ? ».

Rationalité procédurale ou rationalité substantielle ?

Ces considérations nous amènent à envisager la distinction établie par Jean-Pierre Dupuy entre rationalité procédurale et rationalité substantielle. Pour décrire les systèmes de pensée technocratiques, Dupuy introduit la notion de « rationalité procédurale », qui procéderait de réunions de comités d’experts, éventuellement à l’écoute de la société civile, et qui serait la forme consensuelle de la démocratie contemporaine. Ce modèle peut facilement être transposé à la gestion des entreprises, notamment par les méthodes de conduite de projet. « Dire que la rationalité est procédurale, c’est dire qu’une fois l’accord réalisé sur les justes et bonnes procédures, ce qu’elles produiront sera ipso facto, par propriété héritée en quelque sorte, juste et bon. C’est donc renoncer à chercher, indépendamment de et antérieurement à toute procédure, les critères du juste et du bien... » [nous pourrions ajouter : du vrai].

Les normes de systèmes de management (IS 9001 pour le management de la qualité, 14001 pour l’environnement, 20001 pour le SI, 27001 pour la sécurité de l’information) sont des outils à produire de la rationalité procédurale. Les normalisateurs eux-mêmes le revendiquent : disposer d’une organisation certifiée IS 9001 ne prouve en rien que l’organisation soit d’une qualité particulièrement excellente, cela signifie uniquement que les règles de fonctionnement de cette organisation sont documentées conformément à la norme (qui impose des règles dans certains domaines précis), et que des procédures existent pour vérifier que les règles sont appliquées, mais l’objet de ces procédures n’est en aucun cas de chercher à savoir si les décisions qui ont engendré ces règles étaient judicieuses. On peut dire la même chose des normes IS 14001, IS 20001 et 27001, chacune dans son domaine.

Pour continuer avec Dupuy : « La rationalité procédurale a du bon, sauf lorsqu’elle se construit au prix du renoncement à toute rationalité substantielle. » La sociologie des entreprises et l’évolution des rapports de pouvoir au sein des organisations techniques telles que les directions des systèmes d’information des entreprises donnent à penser que c’est bien au renoncement à toute rationalité substantielle que conduisent les normes de système de management IS 9001 et IS 27001. En effet, pour un dirigeant paresseux, la grande supériorité de la rationalité procédurale sur sa cousine substantielle, c’est qu’elle dispense de toute compétence sur son objet, et surtout de toute compétence technique. Grâce aux systèmes de management, de simples cadres administratifs pourront exercer le pouvoir sur des ingénieurs compétents, puisqu’il leur suffira pour cela de cocher dans un tableur les cases qui correspondent aux étapes des procédures, et de prendre en défaut les acteurs opérationnels qui n’auront pas rempli toutes les cases, cependant qu’eux-mêmes ne seront bien sûr jamais exposés à telle mésaventure. Une caractéristique aussi attrayante rend inévitable le triomphe de ces normes, d’autant plus que la lourdeur des opérations de constitution des feuilles de tableur et de cochage des cases (il existe aussi un marché lucratif de logiciels spécialisés) permettra le développement démographique de la caste administrative et le renforcement de son hégémonie, sans oublier l’essor des cabinets spécialisés qui pourront vendre à prix d’or la mise en place de ces systèmes, puis la rédaction de rapports vides de tout contenu « substantiel ».

Bien sûr, si l’on a cantonné les informaticiens aux tâches bureaucratiques prévues par les normes de qualité, telles que rédaction de cahiers des charges et de contrats, élaboration et contrôle de plannings ou suivi de budgets, leurs activités pourront entrer dans un workflow, ils seront bien vus de leurs chefs, ils rempliront bien leurs fiches d’activité, bref tout ira bien, si ce n’est qu’ils ne feront pas d’informatique et que l’informatisation se passera mal.

Cf. le blog de Jean-Pierre Corniou :