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Un dossier de la revue Commentaire
Compétitivité et industrie
par Bertrand Collomb, Olivier Coste, Patrick Pélata et Pascal Lamy
Article mis en ligne le 5 avril 2012
dernière modification le 11 février 2014

par Laurent Bloch

La revue Commentaire, dans son numéro 137 (printemps 2012), propose un dossier coordonné par Bertrand Collomb et consacré à la question de la compétitivité de l’industrie française. L’analyse part de la constatation que dans le monde contemporain les objets des échanges sur les marchés sont des assemblages complexes de biens et de services, réalisés selon des processus qui voient les objets en cours d’élaboration passer dans plusieurs pays au gré des avantages compétitifs des uns et des autres, ce qui rend illusoires les statistiques traditionnelles du commerce extérieur, et impose une analyse par filières, voire, comme le recommande Michel Volle (qui devrait retrouver dans ces articles certaines de ses idées), des monographies.

Le secteur des télécoms

Le premier article, signé d’Olivier Coste, ancien secrétaire du comité exécutif d’Alcatel Lucent, est consacré au secteur des télécoms. Tout le monde connaît les bouleversements de ce secteur : fin des monopoles, apparition de l’Internet et de la téléphonie mobile, généralisation de la téléphonie IP. Moins apparents sont les séismes qui ont ravagé le monde des entreprises productrices.

En l’an 2000, de façon surprenante, les entreprises européennes sont au premier rang : Alcatel, Siemens, Ericsson et Nokia ont pu tenir la dragée haute aux nord-américains Nortel, Lucent, Motorola et Cisco. Ces huit entreprises se partagent un marché mondial de 150 à 200 milliards d’euros. Des normes européennes (GSM, UMTS) se sont imposées dans le monde entier. La domination de Nokia sur le marché du téléphone portable est écrasante. Et en moins de dix ans tout cela va être balayé.

En 2010, nous découvrons un paysage tout différent : Alcatel et Lucent ont fusionné et sont passés d’un CA de 60 milliards d’euros (à eux deux) à 15 milliards, avec la suppression de 150 000 emplois. Nokia et Siemens ont des difficultés, Nortel (32 milliards d’euros en 2000) a fait faillite, Motorola brade ses activités dans le secteur,
seuls Ericsson et Cisco surnagent, essentiellement dans les matériels de cœur de réseau. Cependant sont apparus Huawei (3 milliards d’euros en 2000, 21 en 2010) et ZTE, inexistant en 2000, déjà 7 milliards en 2010. Quant au marché du téléphone portable, Apple l’a totalement bouleversé en lançant l’iPhone en 2007, ce qui fait passer sa capitalisation boursière de 90 à 360 milliards d’euros, cependant que celle de Nokia
chute de 150 à 22 milliards.

Encore plus étonnant, non seulement Huawei et ZTE sont moins chers, ce qui était prévisible, mais ils sont meilleurs, ce qui n’était pas attendu si tôt. Leurs matériels sont en avance sur ceux de leurs concurrents occidentaux. En fait, d’après une communication personnelle d’un consultant qui les connaît bien, le problème de Huawei, c’est de ne pas devenir trop tôt le numéro 1.

Olivier Coste indique que l’innovation continue est la clé de cette industrie, où il faut dépenser 15% de son chiffres d’affaires en R&D ; il nous invite alors à distinguer l’innovation incrémentale, où excellaient les entreprises européennes avant d’y être supplantées par les Chinois, de l’innovation de rupture, dont les Américains sont
encore les champions, ce qui leur a permis de compenser le naufrage de Nortel, Lucent et Motorola par l’émergence de Google et de Facebook et par l’essor d’Apple.

Les Européens réussissent peu dans l’innovation de rupture : changer cet état de fait imposerait des efforts financiers importants des pouvoirs publics et des entreprises pour stimuler la recherche et pour accroître les effectifs de chercheurs et d’ingénieurs de talent, mais les moyens matériels ne suffisent pas, il y faudrait une véritable révolution
culturelle et éducative.

En outre, lancer un projet innovant comporte un risque élevé : une entreprise créée à cet effet est exposée à un risque élevé de fermer prématurément. Et dans ce cas, les législations sociales européennes constituent un désavantage comparatif, qui rendent plus difficile le réemploi rapide des hommes et du capital pour un autre projet. Pour le dire plus crûment, sous d’autres cieux une entreprise de ce type peut être fermée en quinze jours et le personnel remercié, alors qu’en France il y faut un an à dix-huit mois et des formalités coûteuses, ce qui incite à créer les startups ailleurs. Mais on pourrait peut-être se demander si les ingénieurs innovants dans les secteurs de pointe ont besoin de la même protection sociale que les ouvriers du bâtiment.

Améliorer nos performances en innovation incrémentale pour relever les défis chinois et indiens (sans oublier les Russes, les Polonais, les Thaïs...) demanderait que soient revalorisées les professions techniques et les formations qui y mènent, ce qui serait, en France en tout cas, une autre révolution culturelle et éducative.

En définitive, le contrat social français place la France en mauvaise position pour les deux formes d’innovation.

Renault et les industries manufacturières

Le second article, de Patrick Pélata, ancien directeur des opérations de Renault, décrit, à travers les difficultés traversées par Renault, celles des industries manufacturières françaises, et les remèdes qui pourraient leur être apportés.

La comparaison entre les trajectoires des constructeurs automobiles français et celles des Allemands est cruelle : pour chaque succès de ceux-ci on peut mettre en regard une erreur de ceux-là. De 1998 à 2011 la part de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale est passée de 22% à 16%, cependant qu’elle est de 30% en Allemagne. Dans le même temps, la part de l’industrie française dans les exportations de la zone euro passait de 17% à 12%. Ce déclin est spécifiquement français, si l’on considère la position de l’Europe, même en en retirant l’Allemagne, elle s’est maintenue par rapport au reste du
monde.

Les Allemands ont pris des décisions majeures pour réduire le coût du travail, installer des usines en Europe de l’Est et investir les marchés asiatiques, qui leur ont apporté de grands succès. Les constructeurs français et les pouvoirs publics ont pris des orientations moins efficaces et plus tardives. Il n’est guère douteux que pour des industries manufacturières comme l’automobile le succès ne soit, au moins pour partie, dans la production dans des pays à coût de main d’œuvre plus bas qu’en France. Et les marchés en croissance sont dans les pays émergents.

Le nouveau commerce mondial

Pascal Lamy, Directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, signe le troisième article de ce dossier.

Après un rappel des évolutions de la demande et des réglementations qui ont suscité l’accroissement considérable des échanges commerciaux internationaux, l’auteur se penche sur l’approfondissement de la division internationale du travail. Au nombre des inventions majeures qui ont contribué à ce bouleversement, l’Internet bien sûr, mais aussi, plus discret, le conteneur, qui a divisé par cinquante les coûts de transport, et qui a permis de ramener la gestion du transport des marchandises à la gestion de l’information qui les concerne, c’est-à-dire à ce que le commerce mondial se réorganise autour de l’Internet.

Cette facilitation des échanges a permis que les biens offerts sur le marché, qui sont maintenant des assemblages de biens et de services, soient élaborés par un ensemble d’entreprises internationales, chacune réalisant une opération intellectuelle, physique ou commerciale et « exportant » le produit semi-fini vers l’entreprise suivante dans la chaîne de production. Les statistiques du commerce international, qui enregistrent à chaque franchissement de frontière la valeur totale du bien en cours de fabrication, sont donc largement faussées par cette situation, qui demanderait que soient comptabilisées les valeurs ajoutées à chaque étape. L’exemple des produits d’Apple illustre particulièrement bien ce mécanisme, il a été décrit par Charles Duhigg et Keith Bradsher dans un article du New York Times du 22 janvier 2012, How the U.S. Lost Out on iPhone Work.

Lamy insiste sur les réformes nécessaires du système statistique destiné à rendre compte du commerce international, mais aussi des règles de nomenclature et d’étiquetage des produits selon leur origine, ainsi bien sûr que des analyses économiques qui s’y rattachent.

Il révoque ensuite quelques idées reçues sur la place et le rôle de l’Europe dans le commerce international.

Ainsi, la part de l’Europe dans le marché mondial du commerce international s’est stabilisée à 19%, alors que dans le même temps celle des États-Unis passait de 19% à 13%, et celle du Japon de 15% à 9%. Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’Europe n’est pas une libre-échangiste naïve, qui ouvrirait grande la porte aux importations de pays fermés à ses exportations : l’UE dispose des mêmes barrières que les autres, droits de douane, quotas d’importation, droits anti-dumping, obligations de respect de normes.

Par contre, la productivité du travail a progressé moins vite en Europe qu’aux États-Unis : 1,4% de 1995 à 2005, contre 2%. Pour l’essentiel c’est la productivité des services qui pèse dans cette différence, plus que celle de l’industrie.

La part de la France dans le marché mondial, hors UE, est tombée de 2,8% à 2,3%. De 1980 à 2007, l’industrie a perdu 36% de ses effectifs, et le poids de l’industrie dans le PIB est passé de 24% à 16%, cependant que le PIB augmentait de 75%.

Les avis selon lesquels les salaires français seraient trop élevés, ou les horaires de travail insuffisants, ou les normes sociales trop sévères, ne sont pas confirmés par la comparaison avec la situation allemande.

C’est en fait du côté de la « compétitivité hors-prix » qu’il faut chercher les raisons du décalage de croissance entre la France et des pays qui réussissent mieux, comme l’Allemagne, en examinant des facteurs tels que la qualité (réelle ou ressentie), le niveau de gamme, le caractère innovant, le service après-vente, les délais de livraison, l’image de marque, etc. La compétitivité hors-prix a un effet positif direct sur la productivité horaire du travail, puisqu’elle permet de vendre plus cher le produit de chaque heure de travail.

Pascal Lamy examine plus particulièrement le retard français en termes d’innovation. En moyenne les pays de l’UE consacrent à la R&D 1,85% de leur PIB ; la France 2,1%, l’Allemagne 2,8%, les pays d’Europe du Nord plus de 3%. L’effort français dans ce domaine a même diminué depuis 1993, où il était de 2,4%. De surcroît, l’Allemagne peut compter sur un solide réseau de PME innovantes, exportatrices et réactives, alors que de ce point de vue la France est fort mal placée.

Comment redresser cette situation ? Les réponses ne sont pas particulièrement originales, il faudrait seulement les écouter : effort accru de financement de la recherche (publique et privée) et de l’enseignement supérieur, valorisation des professions techniques et des études qui y mènent, amélioration de la productivité des services, notamment dans le domaine de la logistique. L’auteur recommande également de s’intéresser à l’amélioration de l’environnement global des entreprises et à l’écosystème de l’innovation et de la qualité : prix de l’immobilier, maîtrise de la consommation d’énergie, coopération entre les entreprises.