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Un roman de linguistique-fiction par Ian Watson :
« L’Enchâssement », un hymne à la récursivité
(The Embedding)
Article mis en ligne le 30 mai 2018
dernière modification le 31 mai 2018

par Laurent Bloch

Après la publication de mon article sur le transhumanisme, qui mentionnait, conformément à la linguistique de Noam Chomsky, la qualité semble-t-il unique des langages humains, la récursivité, Christian Queinnec attira mon attention sur un roman de science-fiction écrit au début des années 1970 par Ian Watson, The Embedding, traduit en français par L’Enchâssement, aux Éditions Le Bélial’, éditeur qui a le bon goût d’exempter ses livres de DRM. Pour cette édition française récente l’auteur donne une préface autobiographique inédite et drôle, cependant que le linguiste (patenté) Frédéric Landragin, dans sa postface intitulée Un modèle de linguistique-fiction ?, passe le texte de Watson au crible de la science, pour conclure que sa vulgarisation est sérieuse, en ce qu’elle respecte aussi bien les théories linguistiques professées par les personnages du roman que les principes de cette science.

L’intrigue mène d’abord le lecteur dans un laboratoire secret, le Centre neurothérapique Haddon, où des scientifiques sans scrupules maintiennent des enfants pakistanais dans un isolement total afin de leur faire apprendre des langues artificielles, pour découvrir les structures de la grammaire universelle.

Au fin fond de l’Amazonie, que des capitalistes américains alliés aux généraux putschistes brésiliens rêvent d’inonder par des barrages pour en faire un lac visible depuis la Lune, un linguiste français vit parmi les Indiens Xemahoa pour étudier leurs deux niveaux de langue. À la périphérie de notre organisme, des capteurs reçoivent des stimuli du monde extérieur qu’ils traduisent en signaux électriques transmis aux zones sensorielles de notre système nerveux. Dans les zones plus intérieures de notre cerveau, c’est par des procédés chimiques que ces expériences deviennent notre mémoire. Entre cette périphérie électrique et ce noyau chimique, il y a la Grammaire.

Cependant, un vaisseau spatial amène des visiteurs :

« “Désirez-vous savoir d’où nous provenons ? De deux planètes d’un soleil orange légèrement plus grand que le vôtre, situé plus à l’intérieur de la Galaxie, mais sur le même bras en spirale et en dessous de la masse centrale de soleils…

— Mais ce n’est pas de cette direction que vous venez, protesta une voix russe dont les graillons s’étiraient paresseusement comme dans un bouillon gras.

— C’est vrai, car nous arrivons de plus loin encore. Notre système solaire, je continue, est éloigné du vôtre de un un zéro trois années-lumière, pour reprendre vos unités…”

Onze cent trois années-lumière. »

Ces visiteurs extra-terrestres ont appris l’anglais en un rien de temps, en captant les émissions de télévision et en s’aidant de machines à langage. Eux aussi cherchent la Grammaire. Pour cela ils veulent analyser toutes les langues qu’ils trouvent, et ils demandent aux terriens de leur fournir six cerveaux en état de marche, entraînés chacun à parler une langue différente.

On voit que les questions de langue sont au cœur du roman, et plus particulièrement les questions de grammaire. Seront aussi évoquées Les nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel, texte récursif s’il en fut. La récursivité est finalement le vrai sujet du roman, ce qui ne pouvait manquer d’intéresser Christian Queinnec, qui consacre une bonne part de son activité scientifique à la programmation récursive.

Dans sa postface, Frédéric Landragin note chez Watson un compromis subtil entre la notion de grammaire universelle de Chomsky, et les thèses plus classiques dites de Sapir-Whorf, qui supposent que notre langue influe sur notre façon de percevoir le monde. Il expose ainsi la démarche de Chomsky :

« Une matérialisation de cette approche est la notion de grammaire formelle, qui permet de construire une multitude de phrases à partir d’un ensemble restreint de mots et de quelques règles pour combiner ces mots, en suivant par exemple les règles de grammaire que l’on apprend à l’école primaire : on choisit un verbe, un sujet, un complément d’objet direct, on ajoute un complément circonstanciel, etc. L’Enchâssement illustre une règle particulière, celle de l’ajout d’une proposition subordonnée relative à une phrase déjà complète. Cette règle est centrale dans la théorie de Chomsky car elle permet d’insérer une phrase dans une phrase. Il s’agit là du principe de la “récursivité”, proche de celui de la mise en abyme. C’est un procédé utile surtout en informatique, mais que l’on trouve dans beaucoup de domaines, par exemple dans quelques gravures d’Escher : celles avec une image dans l’image.

” La récursivité est importante, car elle rend les possibilités de combinaisons infinies : à partir d’un nombre fini de mots et d’un nombre fini de règles de combinaison, on obtient un nombre infini de phrases. “J’ai vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours.” Voilà pour le principe. Or, du fait des limites de la mémoire humaine, arrive un moment où l’application de règles produit des phrases incompréhensibles. »

Bref, cette œuvre de fiction aborde sérieusement des questions sérieuses, non sans rapport avec la question de l’intelligence dite artificielle dont il est difficile aujourd’hui de ne pas entendre parler à tout moment, même sur les écrans de télévision des salles de gymnastique. Je me permets de vous en conseiller la lecture.