L’informatisation du monde abolit la hiérarchie dans le travail, et la division du travail. D’accord, pas pour tout, pas partout, pas toujours, mais de plus en plus. Mais quand cela ne se produit pas, c’est un signe d’arriération et de déclin.
Le crépuscule des mandarins
J’ai vu de mes yeux la transformation lors de la décennie où je travaillais à l’Institut Pasteur, les années 1990. Quand je suis arrivé en 1991, le directeur d’unité, maître tout-puissant, allait en classe affaires assister à de prestigieuses conférences internationales, et à son retour donnait un séminaire où il dispensait à ses disciples émerveillés la science en train de se faire. À mon départ en 2001, la science en train de se faire était sur le Web et le plus débutant des stagiaires doctoraux y avait accès, ce qui ne signifie pas qu’il n’avait plus besoin des conseils de son directeur de thèse, mais qu’il n’en dépendait plus pour l’accès à l’information, ce lien de subordination était rompu.
Autre exemple, les sociologues non-français du travail ont depuis longtemps observé un trait archaïque de l’organisation des entreprises françaises, les relations des patrons (ou responsables) avec leurs secrétaires. Au tout début des années 2000, j’ai eu affaire à des responsables, de vingt ans plus jeunes que moi et issus de l’École polytechnique, qui faisaient imprimer leurs courriers électroniques par leurs secrétaires avant de les lire. Autant dire que ces cadres dirigeants bien rémunérés ne travaillaient que de 10h à 17h, pas le mercredi, pas le week-end, pas du 15 juin au 15 septembre. Anecdote parmi d’autres qui illustre une vision hiérarchique sous-développante.
Le mythe de l’homme-mois
Dans un livre fameux à juste titre [1] Frederick P. Brooks Jr. préconise d’organiser les équipes de développement informatique sur le modèle de l’équipe chirurgicale pendant une opération : il y a un seul chirurgien qui opère, mais il a à ses côtés un chirurgien adjoint, prêt à le remplacer à tout moment si par exemple il a un malaise, ainsi que toute une équipe, anesthésiste, infirmiers, etc. De même, selon Brooks, pour un développement efficace et de qualité, il devrait y avoir un seul développeur qui écrit le programme, entouré d’un adjoint apte à le relayer à tout moment, ainsi que d’autres experts, présents en permanence ou temporairement selon les circonstances : documentaliste chargé des tâches bureautiques du projet, responsable des outils qui écrit les programmes utilitaires (shell scripts, Makefiles...) nécessaires au déroulement du projet, éditeur technique qui prépare la publication et la diffusion de la documentation rédigée par le chef programmeur et son adjoint, expert langage et système qui connaît bien les idiosyncrasies du langage de programmation et du système utilisés et qui doit conseiller le chef programmeur sur leur utilisation, un testeur pour effectuer les tests, etc (cf. sur le site de l’Université de Genève une excellente discussion de cette thèse).
Lors d’une discussion avec une collègue, j’observai un jour que cette organisation luxueuse était rarement mise en place : elle me rétorqua qu’il n’y avait qu’en informatique qu’il n’en était pas ainsi, que dans tous les autres domaines d’ingénierie on travaillait de cette façon, avec une division du travail élaborée.
Aujourd’hui, cette division du travail est bien réalisée pour les développements informatiques, mais selon une organisation non-hiérarchique à laquelle Brooks ne pouvait pas penser en 1975 : le développeur, comme d’ailleurs les autres travailleurs intellectuels, est bien entouré d’une foule d’auxiliaires, mais ce sont des logiciels, pas des êtres humains. Et la maîtrise de ces multiples auxiliaires détermine la productivité et les performances professionnelles des ingénieurs.
Solitude organisée et communicante
Le développeur est donc seul face à son ordinateur peuplé de compilateurs, de débogueurs, de profileurs, de systèmes de configuration et de gestion de versions, d’éditeurs de texte, et aussi de systèmes de communication variés, courriel, wiki, publication sur le Web, partage de fichiers en réseau, etc. C’est dire qu’il n’est pas si seul que cela : dès que l’un de ses amis logiciels lui envoie un message d’erreur, il le copie et le colle sur Google, qui, souvent, lui apportera la réponse, ou, sinon, l’adresse du forum ouvert où il pourra entamer une conversation avec d’autres développeurs concernés par les mêmes types de problèmes. Ainsi se trouve instaurée une collaboration, informelle mais efficace, entre des gens qui n’ont pas le même employeur, mais qui travaillent à des projets de natures voisines.
Nouvelle organisation horizontale du travail
Cette nouvelle organisation horizontale du travail est surtout accentuée pour les développements informatiques, mais elle affecte peu ou prou tous les secteurs modernes d’activité, tous ceux qui sont concernés par la troisième révolution industrielle et l’instauration de l’iconomie. Elle explique en grande partie le chômage accentué des travailleurs âgés, qui souvent n’ont pas voulu ou pas su s’y adapter. Elle est cohérente avec l’idée, exprimée par Michel Volle au sein de l’Institut Xerfi, que ce que l’on appelle main d’œuvre cède de plus en plus la place au cerveau d’œuvre. Avec l’automatisation des tâches répétitives dans tous les domaines, on aura de moins en moins besoin d’armées d’exécutants encadrés par des sous-officiers (contremaîtres ou chefs de bureau) et des officiers (ingénieurs et autres), mais plutôt de gens formés qui mettent leurs compétences au service du projet de l’entreprise. Dans cette perspective, il est probable que les modes actuels de rémunération du travail, basés sur la présence physique surveillée par un chef, voire un chronométreur, devront être remis en cause : rien ne ressemble plus à quelqu’un qui travaille sur son ordinateur que le même en train de bavarder sur Facebook, et de toute façon c’est le résultat qui compte.