Cet article a un prédécesseur.
L’affaire du bannissement hors des réseaux américains du leader mondial des équipements de télécommunication, le chinois Huawei, connaît chaque jour de nouveau rebondissements : lors du G20 d’Osaka fin juin, le président américain semble avoir assoupli sa position, le 7 juillet 2019 un article du Financial Times annonçait que la divulgation de CV d’employés de Huawei montrait les liens étroits entre cette entreprise et l’armée chinoise. Quoiqu’il en soit, cette affaire est importante, elle donne l’occasion de mieux comprendre l’économie de l’informatique et des réseaux, et nous poursuivons donc l’analyse commencée par un article précédent.
Une bataille dans la guerre économique Chine - États-Unis
Reprenons la chronologie des événements :
– 13 août 2018 : Trump signe, au nom de la sécurité nationale, un « ordre exécutif » qui, entre autres dispositions, bannit Huawei et ZTE du déploiement des réseaux 5G américains, essentiels pour le déploiement de l’Internet des objets connectés ;
– novembre 2018 : les services de sécurité américains déconseillent l’usage de téléphones mobiles Huawei et ZTE ;
– le 5 décembre 2018, arrestation au Canada de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille du PDG Ren Zhengfei ;
– parallèlement, des pressions sont exercées sur les alliés occidentaux pour qu’ils adoptent des mesures similaires, et beaucoup y succombent à des degrés divers, dont l’Allemagne et la France ;
– le 15 mai 2019, Huawei sur une liste d’entreprises interdites d’achat de technologies américaines, et donc privé d’Android, le système d’exploitation (Operating System, OS) qui permet à ses téléphones de fonctionner ;
– ARM, concepteur des microprocesseurs les plus répandus dans le monde, annonce l’arrêt de toute collaboration avec Huawei, ce qui par rebond prive ce dernier d’un fournisseur essentiel, Samsung, son principal fournisseur de semi-conducteurs (Huawei achète à Samsung des processeurs conçus par ARM) ;
– le communiqué final du G20 d’Osaka, le 29 juin 2019, annonce l’ouverture de négociations et semble aller vers un compromis ;
– un article du Financial Times daté du 7 juillet 2019 tend à montrer la collusion entre Huawei et l’armée chinoise.
Espionnage par portes dérobées
Pour quiconque s’intéresse à ces questions, l’existence à bord des équipements de télécommunications de dispositifs de prise de contrôle à distance susceptibles d’être utilisés à des fins malveillantes ne saurait constituer une révélation bouleversante :
– Les télécommunications mondiales passent par l’Internet ;
– le fonctionnement de l’Internet repose sur des routeurs, qui sont des ordinateurs spécialisés, produits par Cisco, Huawei, MicroTik, etc.
– espionner les échanges par Internet d’un adversaire (ou d’un partenaire) en accédant furtivement aux routeurs utilisés est tentant ;
– il existe pour ce faire de multiples moyens, matériels ou logiciels, donc tout le monde le fait ;
– l’État qui utilise le plus ses industriels pour espionner le monde entier, ce sont les États-Unis, par le truchement des grands opérateurs de l’Internet, par la vertu du Patriot Act et du Cloud Act, et par la relève des câbles transocéaniques ;
– la présence dans les équipements de télécommunications de dispositifs de prise de contrôle à distance (autre nom des portes dérobées) est une exigence réglementaire de l’UIT (Union internationale des Télécommunications).
Télécommunications : conversion à l’Internet
- 2000 : téléphonie à l’ancienne :
- leaders européens : Alcatel, Siemens, Ericsson et Nokia,
- suiveurs américains : Nortel, Lucent, Motorola et Cisco ;
- 2010, conversion à l’Internet :
- Alcatel et Lucent ont fusionné en 2006, passés d’un CA de 60 milliards d’euros (à eux deux) à 15 milliards, avec la suppression de 150 000 emplois ;
- Nortel (32 milliards d’euros en 2000) a fait faillite, Motorola a bradé ses activités dans le secteur, Nokia et Siemens en recul,
- Cisco prend la tête,
- Apple a révolutionné le téléphone ;
- 2018 :
- Huawei a pris le dessus, largement (mais avec une part importante procurée par les téléphones mobiles, activité dont Cisco est absent),
- Nokia a racheté Alcatel-Lucent en 2016 : au royaume des aveugles...
- Cisco, l’IBM des réseaux ?
Rapports de force industriels
Voici un article d’Infotechlead qui donne un panorama et une ventilation par familles de produits du chiffre d’affaires mondial de l’industrie informatique et des télécommunications en 2017. Si l’on y ajoute les semi-conducteurs, on arrive à un total de 3 500 milliards de dollars. À titre de comparaison, le chiffre d’affaires de l’industrie automobile mondiale est de l’ordre de 2 500 milliards de dollars, soit à peu près le PIB de la France.
Le tableau ci-dessous retrace l’évolution récente des principaux acteurs du monde de l’informatique et des réseaux, il monte notamment qui décline, qui stagne et qui s’envole :
(milliards $) | CA 2012 | CA 2013 | CA 2014 | CA 2015 | CA 2017 |
IBM | 104 | 100 | 93 | 82 | 80 |
Effectifs | 431 000 | 380 000 | 378 000 | 380 000 | |
HP | 104 | 112 | 111 | 139 | 98 |
Effectifs | 317 000 | 302 000 | 315 000 | 94 000 | |
Apple | 156 | 171 | 183 | 234 | 230 |
Effectifs | 80 000 | 98 000 | 115 000 | 123 000 | |
Microsoft | 74 | 78 | 86 | 94 | 90 |
Effectifs | 127 000 | 118 000 | 118 000 | 124 000 | |
50 | 60 | 66 | 75 | 90 | |
Effectifs | 50 000 | 57 000 | 67 000 | 79 000 | |
Amazon | 61 | 74 | 89 | 107 | 178 |
Effectifs | 183 000 | 230 000 | 566 000 | ||
Cisco | 46 | 48 | 47 | 49 | 48 |
Effectifs | 73 000 | 70 000 | 72 000 | 74 000 | |
Huawei | 35 | 39 | 47 | 61 | 75 |
Effectifs | 170 000 | 180 000 | |||
5 | 8 | 12 | 18 | 28 | |
Effectifs | 6 800 | 10 000 | 13 600 | 20 600 |
La vraie cible ne serait-elle pas l’Europe ?
– Huawei possède une avance sérieuse pour la technologie 5G ;
– Samsung et Ericsson sont également présents ;
– les opérateurs et industriels américains sont très en retard ;
– les opérateurs européens sont à un bon niveau...
– ... grâce aux technologies Huawei (et Samsung et Ericsson) ;
– l’interdiction de travailler avec Huawei, imposée par l’application extra-territoriale du droit américain, rétrograde les opérateurs européens au niveau américain ;
– ceci est la conséquence de la faiblesse industrielle de l’Europe, hormis Ericsson et Nokia, affaiblis, et MicroTik, bien petit ;
– la taille du marché intérieur chinois met Huawei à l’abri de l’effondrement ;
– Huawei a déjà dans les cartons son propre système d’exploitation (OS) pour remplacer Android : Hongmeng OS, en construction depuis 2012.
Et pour les semi-conducteurs ?
Voici les seuls industriels en mesure de livrer des microprocesseurs en géométrie inférieure à 30nm [1]. Rappelons que Qualcomm, Nvidia, Apple, Huawei, Cisco, etc. ne fabriquent pas de microprocesseurs, et les achètent à un des fournisseurs ci-dessous :
(milliards $) | CA | Effectif | Procédé | date annoncée |
Intel | 71 | 107 100 | 10nm | 06/2019 |
7nm | 2021 | |||
GlobalFoundries | 5,5 | 16 000 | 14nm | en production |
TSMC | 33 | 47 000 | 7nm | en production |
UMC | 4,1 | 12 000 | 14nm | en production |
STMicroelectronics | 9,7 | 45 500 | 28nm | en production |
Samsung | 73 | 7nm | 2020 |
On remarque qu’à ce jour TSMC est la seule entreprise en mesure de produire des microprocesseurs en géométrie 7nm, Samsung (le principal fournisseur de Huawei) n’est pas encore prêt, et Intel a visiblement des difficultés. STMicroelectronics et GlobalFoundries ont renoncé à cette compétition et se replient sur les technologies moins coûteuses des microprocesseurs destinés à l’Internet des objets connectés (IoT).
Un précédent : guerre économique nippo-américaine, 1985-1995
- 1973 : Telex gagne un procès contre IBM, contraint de publier ses interfaces ;
- 1974-1990 : essor technologique japonais ;
- 1985 : accords du Plaza, dévaluation du dollar contre le yen et le mark ;
- 1986 : Intel met fin aux accords de seconde source ;
- 1987 : Reagan double les droits de douane sur l’importation des ordinateurs japonais ;
- fin des années 1980 :
- Semiconductor Industry Association et Semiconductor Research Corp. redressent l’industrie américaine des semi-conducteurs, à grand renfort de financements publics (DoD),
- IBM contre-attaque sur les plans juridique et technique,
- le Japon abandonne le terrain de l’informatique de pointe ;
- 1990 : éclatement de la bulle spéculative japonaise ;
- 1995 : le PIB japonais était à 70 % du PIB américain, ajourd’hui 30 %.
Les armes de la riposte américaine (toujours d’actualité)
– Sous couvert de libéralisme, intervention étatique constante, notamment par les crédits militaires ;
– grâce à l’hégémonie du dollar, ces déficits budgétaires abyssaux sont financés par les autres pays ;
– l’Europe, second PIB et premier marché mondial, est hors d’état d’avoir une dette, donc une monnaie ;
– de ce fait les États-Unis soumettent à leurs tribunaux les acteurs mondiaux, par exemple pour le boycott de l’Iran ;
– la puissance allemande est fragile : industrie de la seconde révolution industrielle, excédentaire aux dépens des autres pays européens et spécialement de la zone Euro ;
– aucun front uni d’opposition possible : quelle monnaie, quelle politique, quelle défense ?
Points faibles de la politique américaine
– Trump détruit un système mondial totalement contrôlé par les États-Unis, que ses prédécesseurs ont mis 70 ans à édifier ;
– Trump combat ses alliés et cajole ses ennemis ;
– Trump prétend restaurer l’industrie de la seconde révolution industrielle, par le pétrole, l’acier, le charbon et l’aluminium, mais il inquiète les vrais leaders de l’économie américaine, au premier rang desquels l’industrie informatique, qui croît au rythme de 7,7 % par an ;
– un déficit abyssal, même financé par d’autres, est une épée de Damoclès (dont la chute entraînerait une récession mondiale) ;
– les puces 7nm du dernier iPhone sont fabriquées dans une usine taïwanaise (TSMC) par des machines néerlandaises (ASML) selon des plans conçus en Angleterre par une entreprise (ARM) récemment achetée par un fonds japonais (Softbank) ;
– la question de Taïwan est très dangereuse ;
– les Américains n’ont jamais été les meilleurs en fabrication ;
– Google conteste l’embargo sur Android au nom de la sécurité nationale américaine.
La révolution cyberindustrielle
Qu’est-ce qu’une révolution industrielle ?
Bertrand Gille, Michel Volle :
- Avènement d’un nouveau système technique ;
- modification de la fonction de coût des entreprises ;
- rôle du capital (qui est du travail en stock) :
- agriculture traditionnelle : reproduction à grand peine,
- industrie du système technique moderne (XIXe et XXe siècles) : accumulation,
- industrie informatisée : le capital, seul facteur de production ;
- bouleversement des institutions juridiques, éducatives, politiques.
Trois révolutions industrielles :
– fin XVIIIe siècle : chimie, acier, machine à vapeur ;
– fin XIXe siècle : électricité, moteur à combustion interne ;
– fin XXe siècle : microprocesseur, logiciel, réseau, en un mot informatique.
Révolution industrielle ou cycles de Kondratiev
– Bertrand Gille a identifié trois périodes d’un siècle chacune, les trois révolutions industrielles de l’ère actuelle ;
– Nikolaï Kondratiev a isolé des cycles de cinquante ans, selon lesquels se succèdent prospérité, récession, dépression et nouvel essor ;
– chaque révolution industrielle correspond à deux cycles de Kondratiev, avec des ajustements, et des décalages selon les pays ;
– à chaque cycle, à chaque révolution correspondent des technologies spécifiques qui bouleversent non seulement l’économie, mais aussi les institutions et la société dans son ensemble.
Comment l’informatisation du monde change l’économie
Fonction de production des entreprises informatisées :
– tout ce qui est répétitif est automatisé ;
– travail humain : conception, maintenance, services ;
– investissement : réalisé presqu’entièrement avant d’avoir rien vendu ;
– coût marginal : proche de zéro ;
– rendements croissants ;
– d’où : concurrence monopolistique (Michel Volle).
L’Union européenne, colonie du monde numérique ?
– Au XVIIIe siècle la Chine produisait 30 % de la richesse mondiale et l’Inde 20 % ;
– après la première révolution industrielle elles étaient les deux pays les plus pauvres du monde.
C’est ce qui nous menace si nous ne prenons pas le virage cyberindustriel :
– adapter notre système éducatif ;
– adapter notre fonctionnement économique ;
– adapter nos institutions.
Lire le rapport de la sénatrice Catherine Morin-Desailly.
Concurrence monopolistique
C’est le régime qui prévaut avec le système technique contemporain.
– Investissement initial considérable avant d’avoir vendu un seul exemplaire du produit ;
– donc risque : remise en jeu de tout le capital à chaque lancement ;
– coût marginal de chaque exemplaire proche de zéro ;
– la gagnant ramasse tout.
Seul moyen d’échapper au monopole : différenciation, spécialisation.
Les entreprises qui ne se convertissent pas au nouveau
système technique sont condamnées à disparaître :
– Kodak.
Ou celles qui sont mal converties :
– Nokia ;
– La Redoute.