Observer la naissance d’une nouvelle science n’est pas une occasion qui se présente tous les jours : Pierre-Éric Mounier-Kuhn a su la saisir. À dire vrai, s’il a fait preuve d’à-propos, il y a mis aussi de la persévérance, parce que c’est depuis bientôt vingt-cinq ans que cet historien de formation et de métier consacre tout son temps aux archives des laboratoires et des industriels, quand il ne recueille pas les témoignages des acteurs, à qui il n’a pas manqué de faire lire et relire ses chapitres avant publication.
Ce volume de sept cents pages décrit la gestation de l’informatique à l’université et dans les laboratoires de recherche publics : deux autres volumes nous sont promis, respectivement dévolus aux rôles des entreprises et de l’État.
La recherche française ne peut guère se targuer d’avoir été à l’avant-garde de la création de l’informatique, et le désastre militaire de 1940 ne suffit pas à expliquer ce rôle effacé, puisque les Pays-Bas, le Danemark ou l’Italie ont été plus présents dans cette aventure.
C’est justement là que le livre de Pierre-Éric Mounier-Kuhn est passionnant : au-delà des péripéties parfois cocasses de la résistance du mandarinat scientifique aux idées nouvelles et de l’incapacité à profiter des expériences étrangères qui pourtant s’offraient à la coopération, c’est tout un paysage intellectuel français que nous décrit l’auteur, avec des effets qui vont bien au-delà de la seule informatique. L’impression générale qui se dégage de ces récits croisés ou affrontés, c’est que le principal handicap rencontré par les chercheurs français dans cette aventure fut l’absence de modestie.
La tradition nationale de l’allégeance ne fut pas pour rien non plus dans ce qu’il faut bien appeler un échec. Des chercheurs qui s’enferraient dans des voies qui de plus en plus évidemment ne menaient nulle part, mais qui jouissaient d’appuis politiques en haut lieu, comme Louis Couffignal, ont pu pendant des années accaparer les crédits et écarter les rivaux potentiels. Des potentats vieillissants regardaient avec morgue de jeunes chercheurs en mal de moyens, qui dans bien des cas n’ont eu comme ressource que l’émigration sous des climats plus accueillants. Les mathématiciens établis écrasaient de leur mépris ceux qu’ils voyaient comme des tâcherons.
Bien que non informaticien de formation, Pierre-Éric Mounier-Kuhn a réussi à saisir avec une grande finesse non seulement quantité d’aspects intellectuels de la science et de la technique informatiques, mais aussi ses aspects psychologiques et sociaux. Ainsi, c’est avec nostalgie que j’ai lu les pages qu’il consacre au centre de calcul (pp. 572 ett sq.), emplacement central imposé par l’unicité et l’encombrement de l’ordinateur et par l’inexistence de réseau, où se retrouvaient par la force des choses tous ceux qui avaient à faire avec l’informatique, et qui de ce fait était un lieu d’échanges d’expériences, de transmissions de savoirs, et aussi de camaraderie. Maintenant chacun est seul à son bureau devant son ordinateur individuel, c’est techniquement bien mieux mais humainement on y a perdu, ainsi qu’en échanges directs, que ne supplée pas la communication électronique.
Le chapitre VII, L’informatique, une discipline ? De la contestation à l’institutionnalisation (1966—1976), contient des pages quasi-tragiques, où l’on voit des esprits aussi brillants qu’André Lichnerowicz et Pierre Lelong faire passer à la trappe, le 30 mars 1965, (p. 478) le projet de créer une section d’informatique au CNRS, ou bien le gâchis du projet Cyclades (p. 533), dirigé par Louis Pouzin à partir de 1971, qui aurait pu placer une équipe française parmi les créateurs de l’Internet si les télécommunicants n’avaient pas eu sa peau au profit du modèle à circuits virtuels, plus commode pour la facturation détaillée des communications téléphoniques, mais totalement fermé et inapte à la prolifération spontanée qui a fait le miracle de l’Internet.
René de Possel (p. 474), bien que muni d’une forte légitimité mathématique de par sa participation à la fondation du groupe Bourbaki, sera en quelque sorte banni de la science à cause de son engagement informatique. À la tête de l’Institut Blaise Pascal en 1957 (p.278), il fut un grand semeur d’idées et initiateur de vocations. J’ai appris dans ce livre qu’il était le professeur de Maurice Audin, disparu, probablement mort sous la torture à Alger en 1957, dont il soutint la thèse in absentia. L’Institut Blaise Pascal fut le berceau parisien de la science informatique française, à côté des berceaux grenoblois (animé par Jean Kuntzmann et Louis Bolliet), toulousain et nancéen (Claude Pair).
Il y a aussi d’heureux événements : ainsi « Claude Pair considère l’appartition à Nancy en 1964 du cours de “Théorie des langages et compilation” comme le faire-part de naissance d’une science informatique en France. » (p. 511)
Jacques Arsac est bien sûr un personnage qui apparaît souvent dans le livre, ainsi p. 515 pour signaler l’époque où il se consacre à l’étude des systèmes d’exploitation, et les réflexions qu’ils lui inspirent : « Si l’analyse numérique est évidemment une branche des mathématiques, si la recherche en langages de programmation relève de la linguistique et de la logique, le développement des systèmes n’est l’application d’aucune science préexistante : il n’emprunte pas grand-chose aux mathématiques, il n’a pas encore de théorie propre — et ce n’est pas non plus une technique établie avec ses procédés sûrs et éprouvés. » C’est peut-être cette singularité qui a fait naître l’idée que puisqu’aucune science établie ne suffisait à embrasser l’informatique, il lui en fallait une propre.
Mounier-Kuhn en infère une idée, que je serais tenté d’adopter : « Avançons l’hypothèse que la diffusion de la gamme universelle IBM/360, ainsi nommée parce qu’elle couvre aussi bien les applications de gestion que le calcul scientifique, tandis que jusque-là ces domaines étaient équipés de types différents d’ordinateurs, a contribué à faire prendre conscience d’une unité fondamentale de l’informatique. » (note p. 515).
Nous ne saurions évoquer ces pionniers sans nommer Marcel-Paul Schützenberger, théoricien reconnu internationalement pour ses travaux sur les automates et les langages, un des inventeurs du concept de pile, au demeurant personnage fantasque et hors du commun à tous points de vue, qui a mis le pied à l’étrier de toute une génération.
Dès les premières pages du livre (pp. 49 et sq.) Pierre-Éric Mounier-Kuhn campe le sujet avec un rare mélange de précision, de concision et d’élégance ; quiconque cherche une définition des notions centrales de l’informatique et des ordinateurs, ainsi qu’un exposé lapidaire des circonstances de leur apparition, fera bien de s’y reporter.
Bref, une lecture indispensable. D’autant plus que pour un ouvrage sur papier glacé abondamment illustré de photos, de diagrammes et même de dessins humoristiques, le prix demandé par les Presses de l’université Paris-Sorbonne, plus ancien éditeur et imprimeur de France, est franchement un cadeau.