Le temps est un sujet inépuisable : depuis des millénaires savants, philosophes, poètes, en un mot tout le monde en a parlé, mais Gérard Berry [1] trouve encore des choses inédites à en dire dans son dernier livre, même « sans pouvoir vraiment résoudre la question lancinante de sa nature profonde », qui semble bien devoir rester un mystère, qu’Albert Einstein a encore approfondi plutôt qu’élucidé en 1905. Dans ce livre l’auteur aborde le temps par plusieurs côtés, dont trois me semblent lui tenir particulièrement à cœur pour des raisons qui lui sont personnelles : la musique, qui l’entraîne assez loin dans le domaine des ondes, la navigation maritime, qui le mène au large, et l’informatique, dont il est un spécialiste éminent. Et dans ces trois domaines le temps joue un rôle crucial.
Gérard Berry nous invite à lire les chapitres dans l’ordre qui nous convient, et à sauter les passages qui nous sembleraient trop ardus ; en effet, la vulgarisation scientifique se heurte à un dilemme, aller trop au fond des choses, ce qui risque de perdre le lecteur, ou pas assez, ce qui peut le laisser sur sa faim. Ce livre comporte des morceaux faciles et d’autres moins. Pour l’aider à surmonter l’éventuelle culpabilité que pourrait lui inspirer l’incompréhension de tel ou tel passage, je lui livre la confidence que m’a faite un jour un chercheur tout à fait reconnu et doté de toutes les habilitations disponibles : « ce qu’il y a de bien dans la recherche, c’est que l’on passe du temps à entendre et à lire des choses que l’on ne comprend pas ». Alors, si même un savant le dit...
Chose surprenante a posteriori, ce sont les religions qui un peu partout ont été les premières à exiger que soit améliorée la précision de la mesure du temps qui passe : heures des prières, calendrier des fêtes, des sacrifices et des pénitences... Mais de façon plus terre à terre, si l’on peut dire, « le grand tournant a été dû au problème de la longitude, celui de savoir où l’on est en mer, qui demande de connaître l’heure à laquelle on regarde la position du Soleil avec une excellente précision. [...] Ce sujet est assez peu connu en France car tout s’est passé en Angleterre, après un naufrage dramatique des navires amiraux en 1720 qui a conduit à un prix considérable pour qui trouverait la solution. Ce prix a engendré une lutte acharnée et quelquefois malhonnête entre les astronomes du roi et l’extraordinaire charpentier-horloger John Harrison, qui a fini par gagner malgré tous les obstacles qu’on mettait sur sa route. »
Jusqu’à ce que l’on sache calculer la longitude, on ne savait calculer que la latitude, beaucoup plus facile, alors les navigateurs s’en sortaient en naviguant le long d’un même parallèle, ce qui simplifiait beaucoup la vie des pirates, qui n’avaient qu’à se mettre en embuscade le long de la route empruntée par tous les bateaux...
Le déploiement du chemin de fer a joué aussi son rôle : après quelques accidents provoqués par désaccords entre pendules, il a fallu se mettre d’accord sur une heure qui soit la même pour tout le monde, mais ce n’est pas si simple parce la vitesse de rotation de la terre et celle de son déplacement autour du soleil ne sont pas constantes... Pendant longtemps les gares avaient trois pendules pour trois heures différentes, et les fuseaux horaires n’ont été adoptés qu’en 1929.
Vous apprendrez aussi dans ce chapitre comment votre téléphone calcule votre position grâce au GPS (ou à quelque autre Global Navigation Satellite Systems (GNSS) comme Galileo) : en captant les signaux émis par au moins quatre satellites, pour déterminer longitude, latitude, altitude et heure exacte.
Un copieux chapitre 5 « consacré aux ondes, phénomènes d’oscillations temporelles extrêmement divers, matériels ou non : vagues, son, radio, lumière, ondes gravitationnelles », outre de nous révéler là aussi les secrets de phénomènes en apparence anodins, comme le mouvement d’un bouchon au gré d’une houle légère, réhabilite un de nos compatriotes trop peu honoré dans sa patrie : Joseph Fourier, qui « a montré que toutes les ondes peuvent être analysées et caractérisées mathématiquement de la même façon à l’aide de la notion de spectre, qui en donne une vision synthétique “sans temps” et exhibe leurs paramètres majeurs invisibles directement ». Le développement en série de Fourier des fonctions périodiques, qui permet de les décomposer en somme de sinusoïdes, a été généralisé en transformation de Fourier, si omniprésente dans toutes sortes de domaines, de la synthèse musicale à l’astronomie en passant par la neurologie, qu’elle est désignée par le sobriquet FFT, pour Fast Fourier Transform. Au passage Joseph Fourier a aussi expliqué comment le soleil réchauffait la Terre et découvert le rôle des gaz à effet de serre, phénomènes dont on trouvera une explication lumineuse dans le livre de Janine Bruneaux et de Jean Matricon Des observations des expériences pour comprendre le Soleil dans la vie quotidienne (Jean a aussi écrit une Invention du temps).
Mais parmi toutes les passions de l’auteur, une place prééminente est réservée à l’informatique, à laquelle il a consacré sa vie intellectuelle et professionnelle. Trois chapitres lui sont dévolus : l’informatique séquentielle classique, l’algorithmique parallèle asynchrone, la programmation synchrone, qui a visiblement sa préférence (avec un rappel historique bref mais dense sur les apports capitaux d’Al-Khwârizmî, 780-850). Vous pouvez lire ces trois chapitres sans connaissances préalables autres que l’addition et les formules logiques de l’algèbre de Boole, qui servaient de jeux de société pour les thés des dames anglaises du XIXe siècle, mais il vous faudra de la concentration, un crayon et un bloc-notes pour faire les exercices. Moyennant quoi vous aurez acquis ainsi de bonnes bases d’algorithmique, ce qui mérite quand même un petit effort, assorti du plaisir de la réussite qui le couronnera sûrement.
Vous pouvez écouter Gérard Berry parler de son livre (et de bien d’autres choses) dans cette émission récente de France Culture avec Étienne Klein.
Puisse cet ouvrage passionnant, ainsi que son prédécesseur tomber sous les yeux de nos classes dirigeantes ignares et des « élites intellectuelles » (mathématiciens, physiciens, oui, c’est de vous que je parle) hostiles à l’informatique ! Cela éviterait peut-être à la France de sombrer dans le sous-développement.