De Multics à Unix et au logiciel libre
Avant d’aborder la question du logiciel libre, il faut s’interroger sur un phénomène quand même surprenant : nous avons dit qu’Unix était très inconfortable pour tout autre qu’un développeur utilisant ses diverses fonctions à longueur de journée. Comment expliquer alors qu’en une dizaine d’années il se soit vu reconnaître une position hégémonique dans tout le monde de la recherche ? Parce que même dans les départements d’informatique des universités et des centres de recherche, la majorité des gens ne passent pas leur temps à programmer, il s’en faut même de beaucoup, alors ne parlons pas des biologistes ou des mathématiciens.
Là encore, au risque de me répéter, je peux affirmer qu’à ses débuts Unix était beaucoup moins inconfortable que la plupart des systèmes existants.
J’ai comme j’ai déjà dû le dire ailleurs installé mon premier système Unix vers la fin des années 70, peu de temps auparavant j’avais fait une bref séjour aux Etats-Unis en visite chez un oncle physicien qui travaillait aux Bell Labs. Comme mon labo (LRI Orsay) avait déjà pris la décision d’utiliser Unix à cette époque, voyant que j’étais intéressé, cet oncle m’a d’une part proposé une session Unix chez lui à distance par réseau téléphonique sur un ordinateur des Bell Labs, d’autre part il m’a invité aux Bell Labs et m’a présenté un certain nombre de personnes qui travaillaient avec Unix. Donc pour ce physicien d’une génération avant la mienne qui n’était pas du tout programmeur ni informaticien, Unix était suffisamment confortable pour qu’il ’utilise couramment chez lui. D’autre part aux Bell Labs la plupart des gens que j’ai rencontré n’étaient pas non plus des informaticiens ni des programmeurs mais des utilisateurs de telle ou telle fonction plus ou moins spécifique particulière à leur travail disponible sous Unix ... ou ailleurs. Car à l’époque Unix était aussi utilisé comme "front-end" pour accéder à des système plus puissants mais moins confortables (c’est dans cette utilisation que trouve son origine le champ GCOS du fichier passwd, qui contenait des paramètres nécessaires à l’utilisation d’un système GCOS). Il faut également rappeler que Thompson et Ritchie ont décroché le financement de leur PDP11, qui a permis le passage au multi-tâche, par la promesse d’y réaliser un système de production de documents de qualité sur photocomposeuse moins cher et plus confortable que tout ce qui existait à l’époque, promesse tenue : lors de mon passage aux Bell Labs c’était l’une des grandes utilisations d’Unix, ce fut aussi la principale motivation au départ pour le LRI de se lancer dans cette aventure. Après ils se sont rendu compte que sans la photocomposeuse c’était beaucoup moins bien, mais moi j’avais récupéré un super joujou.
Pour ce qui est de l’inconfort des autres systèmes, il faudra une autre fois que je raconte mes mésaventures avec le JCL d’IBM et ses "cartes DD".
Pour la petite histoire, la session Unix chez mon oncle se passait sur un terminal Texas Silent imprimant sur du papier thermique, je dois encore avoir la feuille déroulante quelque part dans mes archives.