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Chapitre 1 Travail informatique : le contexte
1 À propos de conception
Les chapitres qui suivent traiteront de certaines activités des
hommes, et notamment du travail, plus précisément d'un travail de
conception qui par définition implique la pensée, ce qui nous conduit
à consacrer quelques développements préalables à ce sujet, ainsi qu'au
contexte économique contemporain où s'insère le travail des
informaticiens.
Ce chapitre comportera aussi quelques remarques destinées à
éclairer la psychologie de l'informaticien. Tous ceux qui ont eu
l'occasion d'encadrer une équipe d'informaticiens le savent, il y
a vraiment là un problème, et ils ne seront pas surpris de voir
citer ici des psychiatres et des psychanalystes. L'informaticien
a souvent choisi cette voie intellectuelle et professionnelle
du fait d'une certaine propension à fuir la société
des hommes pour celle des ordinateurs, et par là à échapper aux
contraintes douloureuses de l'entrée dans l'âge adulte. Il ne
s'agit que d'une tendance, plus ou moins accusée selon les
individus, mais le manager qui se lancerait dans un projet
informatique en l'ignorant s'exposerait à de graves désillusions.
Par cette entrée en matière, il s'agit de mieux comprendre ce qui se
trame lorsqu'une entreprise demande à une équipe d'informaticiens (de
la maison ou d'une société de services) de construire un pan de son
Système d'Information. Si tout cela se passait habituellement sans
encombre, nous pourrions nous dire que ce détour est inutile, mais,
comme le savent tous les professionnels de la chose, cela se passe
souvent très mal, et il convient donc de se poser quelques questions.
En arrière-plan de notre propos sur le Système d'Information (S.I.) et
la démarche qui permet (ou pas) de le réaliser, se jouent notamment
les questions du lien social, de la norme sociale, du pouvoir et de
l'autorité, du langage et de la connaissance, enfin du travail et de
la création. Il ne saurait bien sûr être question de les traiter ici
en détail, mais il convient au moins de savoir qu'elles se posent,
puisque aussi bien les aberrations et les échecs que nous décrirons
résultent généralement de leur ignorance quand ce n'est pas de leur
dénégation.
En fait, cette brève évocation de thèmes de recherche a aussi pour but
de rappeler qu'un certain nombre de pratiques et de formes sociales,
présentes de façon générale dans les sociétés occidentales
contemporaines, et dont nous avons de ce fait souvent l'illusion
qu'elles sont inhérentes à toute société humaine, sont en réalité
historiquement datées, culturellement situées, bref contingentes et
non universelles. C'est important, car les collaborations fondées sur
des sous-entendus sont lourdes d'échecs dès lors que ces sous-entendus
se révèlent n'être pas les mêmes pour toutes les parties. Bref, une
approche multi-culturelle est nécessaire pour construire le Système
d'Information, parce que même si tous les participants sont citoyens
d'un même pays, ils ont des origines sociales, des formations et des
objectifs professionnels variés. Cela est bien sûr encore plus vrai
pour un projet international.
2 L'économie : travail ou prestige
Éthique du travail dans les sociétés modernes
Les temps que l'on appelle modernes, c'est-à-dire postérieurs à la
Renaissance européenne, ont vu l'autonomie de l'individu acquérir
progressivement une légitimité devenue aujourd'hui totale, en
contraste avec ce qui valait dans les sociétés traditionnelles, où la
règle était au contraire la soumission à la tradition et à des
lois transcendantes ; pour parler comme Cornelius
Castoriadis[22], les
sociétés traditionnelles peuvent être appelées hétéronomes, ce
qui exprime que leurs lois et leurs règles sociales émanent d'une
instance extérieure et transcendante, Dieux ou Ancêtres. Bien sûr, le
fait qu'une société reconnaisse le droit à l'autonomie des individus
n'empêche pas qu'une grande partie de ses membres obéissent sans grand
sens critique aux règles du conformisme ambiant, alors que, dans les
sociétés hétéronomes du passé comme du présent, des individus autonomes
sont apparus et apparaissent, fût-ce au péril de leur vie.
Parallèlement à l'ascension de l'individu autonome, a lieu celle du
travail. Dans la plupart des sociétés humaines du passé et du présent,
à l'exception des sociétés développées contemporaines, le travail est
considéré comme une activité répugnante et méprisable, réservée aux
castes inférieures, aux femmes ou aux esclaves selon les sensibilités
locales.
Les chapitres suivants du présent ouvrage seront en grande partie
consacrés au travail, et plus précisément à certaines formes de
travail dans le domaine de l'informatique et des systèmes
d'information : il nous a de ce fait semblé difficile de ne pas
consacrer ici quelques lignes à Max Weber, dont les travaux ont jeté
une lumière nouvelle sur la place du travail dans les sociétés des
temps modernes et de notre époque. Pour les sociétés industrialisées
du XXe siècle le rôle du travail semble aller de soi, ce qui
introduit des illusions dangereuses dès lors que l'on s'interroge sur
le travail au sein de sociétés organisées différemment, ou que l'on
est amené à observer la crise des valeurs liées au travail à l'époque
contemporaine. C'est là que les travaux de Max Weber nous permettent
de comprendre le rôle fondamental, mais contingent, que le travail
a joué dans notre société, et qu'il est en train, peut-être,
de perdre.
Dans son ouvrage magistral[123], Max Weber a proposé une
thèse pour expliquer comment la bourgeoisie protestante naissante du
XVIe siècle avait eu cette idée au départ saugrenue et qui s'est
avérée géniale de faire du travail une valeur morale, économique et
financière. Weber énumère les principales caractéristiques (selon lui)
du capitalisme : travail et organisation rationnelle du travail,
recherche du profit pour le réinvestir et non pour le dépenser. Il
cite ensuite les principales caractéristiques qu'il prête au
calvinisme, pour lui la forme la plus aboutie du protestantisme :
ascétisme (mode de vie austère en opposition avec la religion
catholique critiquée au XVIe siècle par le théologien français
Calvin), refus du luxe, goût de l'épargne, conscience professionnelle
et croyance en la prédestination (le croyant ne sait pas s'il sera
sauvé ou damné). Weber pense que ces deux systèmes de valeurs étaient
particulièrement congruents et faits pour converger. Pour le
capitaliste protestant, le travail, la richesse et le profit sont non
seulement compatibles avec la foi chrétienne, mais peuvent devenir une
force éthique contraignante. Cela suggère que la recherche du profit
serait désormais devenue morale, idée que certains jugeront
contestable. Cette vision du monde a même engendré une attitude qui
sous d'autres cieux ou en d'autres temps serait considérée comme une
perversion : le goût de l'effort !
Malgré les disparités régionales, culturelles et individuelles que
l'on peut observer, dans les pays qui ont été affectés par la
Renaissance européenne et la Réforme, l'habitude s'est prise de
considérer que ce qui fait la valeur d'une personne, c'est ce qu'elle
a accompli, réalisé, qui le plus souvent est de l'ordre du travail, étant
entendu que la création artistique ou l'entraînement sportif sont du
travail. Pour l'ancienne échelle de valeurs aristocratique, le mérite
personnel n'est rien, la qualité d'une personne est déterminée par sa
naissance, éventuellement embellie par d'autres qualités (aussi peu
laborieuses que possible), dont l'oeuvre de Marcel
Proust dresse un catalogue raisonné et critique,
mais cette vision du monde nous apparaît aujourd'hui comme une
survivance pittoresque digne du musée.
Or dans tout ce que l'on appelait hier le Tiers-monde l'ancienne
vision du travail subsiste. Psychanalystes plongés à la fin des
années 1960 dans une pratique thérapeutique hospitalière au Sénégal,
Marie-Cécile et Edmond Ortigues[83] écrivent : « Le voeu d'affirmation virile
exprimé, exprimable, n'a ni la même forme ni le même contenu que ceux
que nous lui connaissons en Europe. En Europe, le voeu du jeune
OEdipe est de rivaliser dans des tâches, des actions, des
réalisations. La rivalité se cherche une sanction objective, elle se
pense médiatisée. Ici [à Dakar, Ndla] l'accent est davantage
mis sur l'affirmation d'un statut, d'un prestige...
L'activité précise, disons le métier, que
suppose la bonne situation ou l'acquisition de beaux vêtements, est
peu considérée pour elle-même. Le voeu est moins celui d'une activité
plus intéressante ou plus efficace que d'une place plus en vue, d'une
raison sociale plus éminente. » (pp. 122-123).
Dans les pays où l'économie de marché a atteint un certain
développement, disons pour résumer les pays de l'OCDE, l'activité
humaine est largement orientée par des principes qui correspondent
aux descriptions et aux analyses de Max Weber, notamment l'organisation
rationnelle du travail et la recherche morale du profit. Sous
d'autres climats nous pouvons observer la prééminence d'autres
modèles d'organisation sociale, qui étaient d'ailleurs les nôtres
il n'y a pas si longtemps, et dont les survivances sont encore
nombreuses dans un pays comme la France. Beaucoup de pays sont en
effet régis par des systèmes politiques autocratiques qui
ignorent l'État de droit, pour ne rien dire de la séparation des
pouvoirs. Guy Sorman a donné une description
brève mais réaliste d'un tel régime[97]. Le succès
d'une entreprise économique dans un tel système dépend beaucoup
moins de la qualité de sa direction, de son organisation et du
travail de ses employés que de la faveur du pouvoir politique.
L'autocrate ne tolère aucune activité indépendante de son bon
vouloir, et il fait sentir son pouvoir par l'arbitraire qu'il
exerce, dont il résulte que la fortune d'un jour peut être
anéantie le lendemain. Cette conception du pouvoir se propage à
tous les échelons de la société, et chaque responsable de niveau
intermédiaire tient à exhiber son rang par des signes extérieurs
de munificence (voitures, richesse du décor, domesticité...) et
par la morgue qu'il manifeste envers ses subordonnés et qu'il adoucit
périodiquement par des marques de paternalisme. Dans un
tel contexte, travailler d'arrache-pied serait bien sûr une
erreur complète, d'ailleurs rarement commise : il est bien plus
judicieux de consacrer son énergie à des pratiques courtisanes
pour devenir membre de la clientèle d'un patron puissant. En fait
ne travaillent que ceux qui peuvent y être obligés par la
contrainte physique : ouvriers agricoles et du bâtiment, employés
des nouvelles industries taylorisées. Nous aurons l'occasion de
revenir sur cette propriété du travail manuel élémentaire, de
pouvoir être imposé par la force, ce qui est en fait toujours le
cas.
Le sous-développement dans les sociétés développées
Le lecteur informé n'aura pas manqué de reconnaître, dans la
description du sous-développement économique, politique et social
ébauchée à l'alinéa précédent, tel ou tel trait de certains secteurs
de notre propre société, spécialement dans les administrations et les
entreprises publiques. Ce n'est d'ailleurs pas sans inquiétude que
l'on observe le développement du caractère arbitraire et subjectif
associé à ce type de management dans les grandes entreprises privées
où le pouvoir a été pris par des financiers à courte vue, l'oeil
braqué sur le résultat trimestriel. Jusqu'à une époque récente, la
prévisibilité, pour un salarié, consistait à se dire que s'il faisait
son travail correctement, c'est-à-dire s'il contribuait plus aux
profits de l'entreprise qu'à ses pertes, sous réserve que l'activité
globale soit profitable, sa situation était sûre ; ce sentiment de
sécurité était certes souvent trompé, mais globalement, dans notre
pays en tout cas, dans les secteurs économiques non sinistrés, c'était
ainsi ; on pourrait appeler cela le contrat social du capitalisme,
instauré à l'issue de décennies de luttes et de
négociations. Aujourd'hui il a volé en éclats. Les financiers exigent
des taux de profit de l'ordre de 15 à 20% dont il est clair qu'ils
sont totalement irréalistes sur plusieurs années consécutives. Les
managers s'efforcent d'atteindre cet objectif par ce qui s'apparente à
de la « cavalerie » : achat d'entreprises, ventes d'actifs,
délocalisations, fermetures d'usines ou de filiales, investissements
dans des secteurs encouragés par des subventions ou des avantages
fiscaux, opérations monétaires ou boursières dont la nature
particulière retient parfois l'attention de la justice, mouvements
tactiques de trésorerie, tout cela se traduisant par des cessations
d'activité et des licenciements souvent assez arbitraires. Dans un
tel contexte, il apparaît clairement que le meilleur moyen de sauver
sa peau n'est en aucun cas le travail consciencieux, mais bien plutôt
l'entretien d'un réseau de relations bien choisies, l'intrigue, le
complot et, surtout, une présence courtisane auprès du dirigeant
actuel ou futur. Cela s'appelle le management guidé par les affects.
Un aspect particulièrement pernicieux de cette perte de repères a été
décrit par le sociologue Jean-Pierre Le Goff[65]. Je reprends les citations
qu'il fait (pp. 19-20) d'un manuel produit par EDF-GDF[43] :
ses auteurs entendent établir une « relation de confiance réciproque »
qui « provient davantage d'un lien émotionnel fort que d'un
raisonnement intellectuel et d'une adhésion rationnelle » (p.63). Dans
cette perspective, les nouveaux managers se doivent de « changer
l'atmosphère de travail », « modeler le comportement des individus »
(p. 123) ; véritables « ingénieurs des âmes » de l'entreprise, leur
mission est de susciter chez les employés « un sentiment d'émotion et
de satisfaction qui les lie à l'entreprise par une relation nettement
plus saine et plus sincère que la dépendance dans laquelle les plonge
la sécurité de l'emploi » (P. 253). Ce qui gît sous ce projet suave de
conférer aux relations de travail un érotisme polymorphe, c'est le
règne de la subjectivité et de l'arbitraire et l'abolition de toutes
les règles de comportement auxquelles pouvaient s'obliger
réciproquement patrons et employés, règles élaborées, nous l'avons
déjà dit, à l'issue de décennies de conflits et de négociations.
Il est possible d'observer cette perversion dans d'autres domaines, et
spécialement dans le champ de la « formation » destinée selon certains
à succéder à l'éducation et à l'instruction. J'ai ainsi relevé en
janvier 2004 sur le site de l'Association francophone pour la recherche
et l'enseignement en sciences et technologies de l'information un
article qui cite[14] quelques déclarations croustillantes
d'experts en télé-formation :
« La neuvième édition de E-learn Expo, quatrième exposition à
Paris, est le reflet des turbulences et des consolidations du marché,
comme le montre la fusion de Docent avec Click2learn.
Andy Sadler (IBM États-Unis) a présenté l'apprentissage juste-à-temps,
sur le lieu de travail ``On Demand''. L'école est finie, a-t-il
dit, et il est besoin d'un apprentissage personnalisé avec soutien sur
le lieu de travail, l'environnement d'apprentissage étant complètement
intégré au flux de travail, ``à la demande''.
Selon une récente étude menée par Thomson NETg et le cabinet
international de conseil en gestion des ressources humaines, DBM, un
employé sur cinq seulement est parfaitement qualifié pour le poste
qu'il occupe. Ces résultats mettent en évidence le fait qu'aujourd'hui
les entreprises négligent les besoins en formation de leurs
collaborateurs. En conséquence, elles réduisent, en même temps que leur
propre productivité, la motivation et la satisfaction de leurs
employés.
Près de 40% des personnes interrogées ont déclaré qu'une formation et
une évolution plus motivantes contribueraient à améliorer la
satisfaction qu'elles retirent de leur travail, tandis que 24%
pensent qu'un coaching régulier en améliorerait la
qualité. Plus de la moitié (60%) des personnes interrogées, en outre,
ne perçoit pas clairement l'adéquation entre la formation dispensée et
les objectifs stratégiques globaux de leur entreprise. »
Quiconque possède la moindre expérience éducative mesurera la vacuité
de ces propos pour ce qui est de l'augmentation des compétences et des
savoirs de ceux qui sont censés en subir les effets, en revanche leur
application à ce que l'on désigne par l'ignoble locution « gestion des
ressources humaines » (a-t-on seulement pensé au sens de ces mots ?)
risque d'advenir avec des effets saisissants !
Crise du travail
Les lignes qui précèdent font plus que suggérer que le travail, qui
était une innovation révolutionnaire au XVIe siècle et le
principe de l'organisation sociale au XXe (il en sera
plus amplement question ci-dessous au chapitre 2),
est entré dans une phase de crise et de déclin. Certains n'hésitent
pas à prédire sa disparition. C'est d'ailleurs la raison qui a poussé
l'auteur à écrire ce livre, et qui justifie qu'avant d'entrer dans le
vif du sujet il lui faille passer par ces préliminaires :
si savoir de quoi on parle lorsque l'on dit « travail de réalisation
d'un système informatique » allait de soi, ce livre n'aurait pas de
raison d'être. C'est parce que j'ai observé pendant trente-cinq ans
les erreurs lourdes et coûteuses où menait la confusion dans ce
domaine que j'ai entrepris de l'écrire. Ces ravages ont
souvent été provoqués par des modes managériales perverses
ou intéressées, et ces modes ont souvent pu se répandre grâce à
la désinformation du milieu auquel elles étaient destinées : c'est pourquoi
j'ai cru utile de passer en revue un certain nombre de sujets dont il
faut au moins connaître l'existence pour pouvoir réfléchir sérieusement
au travail, et qui sont proposés ici au lecteur comme autant de pistes
à explorer.
Institutions, travail, argent
Une série d'évolutions sociales, idéologiques et intellectuelles
contribuent toutes concurremment à une certaine perte de repères qui
affecte la vie en société dans les pays occidentaux. Cette dissolution
du lien social n'est pas anecdotique, elle ne se réduit pas à quelques
problèmes d'autorité au sein de la famille ou d'éducation trop
laxiste, et Jean-Claude Guillebaud[50] a raison de
souligner qu'il ne saurait y avoir de réponse aux questions qu'elle
nous pose sans la prise en considération de l'histoire apocalyptique
du XXe siècle, commencé avec la boucherie de 1914-1918 pour se
terminer avec le génocide du Rwanda, qui encadrent les tyrannies et
les massacres les plus épouvantables de l'histoire de l'humanité, sans
oublier les massacres coloniaux qui en avaient constitué la
répétition. En effet il y a dans cette histoire de quoi dissoudre pas
mal de choses, notamment l'optimisme et la confiance en l'individu. Le
présent ouvrage ne se propose pas de répondre à ces questions qui le
dépassent, mais la situation d'affaiblissement du lien social nous
intéressera ici surtout pour ses répercussions dans le monde du
travail.
Cornelius Castoriadis, dans son livre La montée de
l'insignifiance [22], signale que « le
capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de
types anthropologiques qu'il n'a pas créés et n'aurait pas pu créer
lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et
wébériens, des éducateurs qui se
consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de
conscience professionnelle, etc. Ces types [...] ont été créés dans
des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs
alors consacrées et incontestables. » (p. 68). L'inaptitude
croissante à créer ces types humains, leur destruction même, va de
pair avec l'essor de l'individualisme et l'épuisement de notre stock
de convictions partagées, dont des événements impensables ont ruiné
tout le potentiel d'adhésion unanime ou tout au moins majoritaire.
L'expérience de l'auteur lui suggère que cette perte de repères est
particulièrement sensible dans les univers abrités des aspects
ordinaires des relations entre employeurs et employés, tels que le
risque de chômage et de faillite de l'entreprise. En France
spécialement, le monde de la fonction publique est totalement à l'abri
de ces aléas, et certains de ses secteurs, comme
l'enseignement et la recherche scientifique, conjuguent (pour les
personnels dotés d'un statut de titulaire) cette protection sociale
avec un niveau de vie relativement élevé par rapport à la moyenne
nationale et une forte endogamie pratiquée souvent depuis plusieurs
générations. La conjonction de ces facteurs contribue dans les
populations concernées à une relative érosion de la conscience de la
réalité des relations entre employeur et employé, et notamment des
aspects économiques de cette réalité. Il ne nous a pas paru totalement
futile d'y consacrer un développement.
Il ne fait guère de doute que pour beaucoup de gens qui n'ont pas la
chance d'avoir un travail passionnant où leur esprit d'initiative est
fortement encouragé, la fréquentation d'un club de vacances comporte
bien des aspects agréables en comparaison de celle des locaux où leur
employeur les accueille. Les horaires des activités sont assez
souples, leur nature est variée et il est loisible d'en changer à sa
guise. Toutefois, le flux financier entre l'institution et la personne
affiliée n'a pas le même volume ni surtout la même orientation. Si
l'on regarde d'un peu plus près, il y a aussi la question de la prise
de décision : le gentil membre dispose d'une grande latitude dans
l'expression de ses désirs relatifs à la nature des activités, et il
peut, sans trop de difficulté, influer sur des décisions qui
contribueront à la satisfaction de ses désirs. Dans une entreprise, ce
sont généralement les actionnaires et les dirigeants qui se réservent
la possibilité de choisir la nature des activités proposées aux
salariés ainsi que les modalités selon lesquelles elles seront
accomplies. Ce pouvoir a, au fil des ans, été tempéré par les lois
sociales, qui prévoient notamment l'information et la consultation des
salariés, mais globalement et pour dire les choses avec ce qui
paraîtra à certains une certaine brutalité, c'est le patron qui décide
ce que fait l'entreprise et, en échange de leur salaire, il achète aux
employés leur contribution à ce qu'il a décidé. Si l'employé ne
souhaite pas contribuer au plan du patron, le contrat qui les lie sera
rompu, à l'initiative de l'un ou de l'autre.
Enfin, en principe le monde marche ainsi. La teneur de l'alinéa
précédent allait sans doute de soi il y a une cinquantaine d'années :
si le principe en reste solide, son application est plus complexe
aujourd'hui. Ce que les employeurs attendent des salariés est devenu
beaucoup plus difficile à définir, et surtout à quantifier. La façon
dont les salariés remplissent leur mission s'est compliquée. Pour
beaucoup d'entre eux la tâche qui leur incombe comporte une part
importante de collaboration avec d'autres personnes (éventuellement
extérieures à l'entreprise), de réflexion, d'apprentissage et de
recherche d'information au sens large, toutes choses dont le contrôle
est difficile. Répondre clairement à la question de ce que c'est,
travailler, n'est pas aussi facile ici que dans le cas où cela se
mesure en nombre d'hectares labourés ou en nombre d'heures passées sur
une chaîne. Imaginons simplement ce qu'un parent moderne peut répondre
à son enfant qui lui demande ce qu'il fait au travail : pour beaucoup
de salariés contemporains la réponse ne va vraiment pas de soi. Pour
des raisons faciles à comprendre les employeurs cherchent volontiers à
ramener les cas complexes à des cas simples, mais souvent, et
notamment dans les cas qui font l'objet de ce livre, cet effort de
simplification mène à des erreurs (voir ci-dessous, chapitre
2). Bref, la réalité des relations de travail et les
rôles que chacun y jouent sont loin d'être clairs aujourd'hui, il
suffira pour s'en convaincre de jeter un coup d'oeil au petit livre de
Corinne Maier qui a défrayé la chronique
médiatique[73].
Classification des lieux d'activité
La méconnaissance éventuelle des réalités du travail par
certains jeunes lecteurs encore peu initiés aux cruautés du monde me
donne à penser qu'un tableau descriptif de quelques institutions
prises en exemple pourrait ne pas être tout à fait inutile.
Les institutions citées dans ce tableau n'ont pas grand-chose à voir
avec les institutions politiques, et notamment la démocratie, au sens
de démocratie politique1, ne semble pas un
principe d'organisation pertinent en ce qui concerne du moins le
coeur de leur activité. Nous pouvons imaginer que dans la maison de
retraite le choix du programme de télévision au salon collectif soit
effectué selon une règle démocratique, mais on voit bien que ce n'est
pas là que se jouent la nature et le rôle fondamental de
l'institution. Chacune des institutions évoquées ici est constituée
dans un but précis et s'assure la présence et la contribution des
agents nécessaires à son activité par les moyens à sa disposition :
contrainte physique ou légale, persuasion, appât du gain, promesse de
bénéfices futurs ou de plaisirs immédiats, influence morale...
Institution |
Caractère volontaire |
Orientation du |
|
de la présence et de |
flux monétaire |
|
l'activité. |
|
Club de vacances, |
100 % |
individu ® institution |
Maison des Jeunes |
|
|
Lycée |
plus ou moins, |
individu ® institution |
|
activités imposées |
(modéré) |
Prison |
pas du tout |
individu ® institution |
|
|
(c'est selon) |
Religion |
c'est selon |
individu ® institution |
|
|
(modéré) |
Maison de retraite |
c'est selon, |
individu ® institution |
|
activité libre |
(significatif) |
Entreprise |
présence libre, |
institution ® individu |
|
activité encadrée |
(significatif) |
Armée |
présence et activité |
institution ® individu |
(1914-1918) |
imposées par le peuple |
(symbolique) |
|
souverain et encadrées |
|
Plantation |
présence et activité |
institution ® individu |
(esclavage) |
imposées et encadrées |
(presque nul) |
|
par personne privée |
|
En revanche la liberté est ici un paramètre très
important. Ainsi l'usine capitaliste moderne et la plantation
esclavagiste ne sont pas sans partager quelques traits communs, mais
la liberté du travail dans la première est une différence
essentielle. De même, la contrainte exercée sur le soldat de la guerre
de 1914-1918 pouvait ressembler à celle qui pèse sur l'esclave, si ce
n'est que ce soldat appartenait lui-même à la collectivité qui avait
décidé la guerre et qui de ce fait exerçait la contrainte en question,
ce qui changeait tout. On ne manquera pas d'observer d'ailleurs que
cette distinction était beaucoup moins nette pour les soldats des
troupes coloniales, dépourvus de droits civiques et enrôlés de force.
Retour à Malthus ?
En fait les phénomènes de pression sur la force de travail que nous
constatons s'inscrivent dans un mouvement plus général qui a
contaminé l'économie mondiale au cours des trente dernières années,
c'est-à-dire depuis le premier choc pétrolier de 1974. Sans prétendre
en faire ici une analyse complète, nous en relèverons quelques traits.
Dans les entreprises, les mots d'ordre sont rationalisation et
réduction des coûts, cela dans un contexte économique étendu à la planète.
Essayons de voir ce qu'il en est. Après tout, l'organisation économique
qui prévalait au lendemain de la seconde guerre mondiale n'était pas
idyllique et n'instaurait pas le paradis sur terre, et le
développement économique récent a produit des augmentations massives
du niveau de vie dans de nombreuses régions du globe. Ces effets du
développement sont inégalement répartis : l'Afrique a vu sa situation
empirer, et certains pays s'y enfoncent dans la catastrophe. L'Asie
méridionale et orientale offre un tout autre tableau, plusieurs pays y
connaissent une croissance industrielle considérable avec un paysage
social qui n'est pas sans rappeler l'Europe occidentale du XIXe
siècle : capitalisme sauvage, spéculation débridée, crises
dramatiques, fortes inégalités sociales, conditions de travail peu
acceptables, mais au bout du chemin la sortie de la misère rurale qui
était il y a cinquante ans comparable à celle de l'Afrique, avec des
famines et des épidémies catastrophiques. Il suffit de lire Balzac et
Stendhal pour savoir que la France est passée par là.
Modes du management
Il est instructif d'examiner quelles sont les diverses manières
d'appliquer les mots d'ordre de rationalisation et de réduction des
coûts, et quelles en sont les conséquences à court et moyen terme, à
petite et grande échelle.
Il y a eu la vague « zéro stock, production juste à temps », qu'un
journaliste facétieux a traduit par « rien ne sert de tuer l'ours
avant d'avoir vendu sa peau », ce qui semble intelligent, mais reste
encore à tuer l'ours, ce qui n'est pas forcément le plus facile. À
l'échelle d'une entreprise et à court terme, cette doctrine semble
très avantageuse. Les stocks sont coûteux, et la versatilité de la
clientèle fait toujours craindre les invendus. Il n'est d'ailleurs pas
faux que la constitution de stocks excessifs soit de mauvaise gestion,
et que la personnalisation des commandes des clients soit un apport
utile de l'informatisation, mais, comme pour beaucoup d'autres
méthodes que nous examinerons, une bonne idée appliquée avec
pragmatisme peut devenir source de catastrophes dès lors qu'elle est
érigée en dogme.
Il est aussi devenu à la mode de sous-traiter la plus grande partie
des opérations de production, ce qui reporte sur les sous-traitants
les tensions imposées par le « juste à temps » et par les stocks. Et
le tout sera couronné par le recours massif au personnel intérimaire.
On peut aussi délocaliser, ce qui présente les avantages conjugués de
la sous-traitance et de l'intérim, avec en outre des coûts de main
d'oeuvre abaissés, mais sans doute avec un peu plus de stocks...
Si l'on regarde les perspectives offertes par une telle politique à un
horizon d'un an et pour la comptabilité d'une entreprise, tout cela
semble cynique mais judicieux. Nul doute que le manager qui aura
appliqué toutes ces recettes, apprises l'année précédente dans son
école de gestion, aura de la promotion et des stock-options.
Maintenant essayons de voir ce qui se passe à l'échelle
macro-économique, si toutes les entreprises se rallient à cette
doctrine promue au rang de dogme absolu (et c'est bien ce qui s'est
passé). Le « juste à temps » engendre des coûts de transport élevés,
et, si l'on prend un peu de hauteur pour être plus « macro », des
coûts de construction et d'entretien d'infrastructures routières,
ferroviaires, portuaires et aéroportuaires qui seront bien un jour ou
l'autre répercutés à l'ensemble des acteurs économiques, donc aux
entreprises, sans parler des effets sur l'environnement. De plus,
« juste à temps » se traduit souvent (très souvent) par « livré en
retard », avec les effets en cascade qui en découlent pour tous les
agents économiques en aval : projets différés, commandes annulées,
pénalités de retard, personnel et sous-traitants rémunérés l'arme au
pied... De façon similaire, l'emploi intérimaire ou en contrat à
durée déterminée a un coût horaire beaucoup plus élevé que l'emploi en
contrat de travail à durée indéterminée (selon la législation
française), surcoût compensé par une plus grande souplesse dans
l'adaptation des effectifs aux besoins. Cet avantage est donc surtout
sensible pour de courtes périodes de travail, beaucoup moins si ces
formes d'emploi sont utilisées à longueur d'année, d'autant plus
qu'apparaissent alors des inconvénients insidieux : perte de
compétence de l'entreprise, état d'esprit « mercenaire »... On peut
penser que la perte de confiance de l'employé ainsi traité représente
aussi un coût pour l'employeur, mais il n'est pas facile à calculer.
Dès lors que toutes les entreprises agissent de la même manière, les
avantages attendus sont compensés au moins en partie par des
inconvénients qui frappent tout le monde, simplement les avantages
sont plus faciles à observer que les inconvénients. L'entreprise a
bien réussi à externaliser des coûts, mais si tout le monde en fait
autant chacun paye pour les externalisations de tout le monde. On peut
aussi étrangler les sous-traitants ou les transporteurs : le résultat
est connu, il s'appelle naufrage de l'Erika, pas franchement bon
marché ni très glorieux. Bref, il y a des effets d'aubaine ponctuels
mais pas de vraie réduction de coûts à l'échelle globale, compte tenu
notamment des sommes énormes consacrées aux réorganisations
permanentes.
Il y a aussi le fantasme de l'entreprise industrielle « sans usine »,
très populaire en France, pays qui n'a jamais aimé son
industrie2.
La seule ombre au tableau, c'est que dans
les industries de pointe (micro-électronique, aérospatial,
télécommunications) la valeur ajoutée et le savoir-faire sont beaucoup
dans les procédés de fabrication. On sait trop peu qu'une usine de
production de microprocesseurs analogues à ceux qui animent un banal
ordinateur de supermarché coûte, selon la taille, de quatre à quinze
milliards d'Euros (il s'agit bien de milliards, pas d'une faute de
frappe). Une entreprise qui ne construit pas de telles unités de
production (et qui donc ne sait pas en construire) ne saurait
jouer un rôle de premier plan dans l'industrie électronique.
L'exemple de Dell Computer
L'entreprise Dell Computer fut créée au
Texas en 1985 par Michael Dell. En 2003 elle fut sans doute le
principal vendeur d'ordinateurs personnels du monde avec 43 milliards
de dollars de chiffre d'affaires. Ce chiffre est à comparer aux 91
milliards d'IBM et aux 77 milliards de Hewlett-Packard, ou dans
d'autres domaines aux 31 milliards d'Intel, aux 36 milliards de
Microsoft et aux 10 milliards d'Oracle. On trouvera une analyse
intéressante de son activité dans un rapport de recherche de
l'Université de Californie à Irvine[60], auquel nous
empruntons une grande partie des informations relevées ici, les autres
m'ayant été fournies par mon collègue Patrick Lerouge de l'INSERM qui
a été invité à un voyage d'étude en Irlande sur les sites de Dell et
d'Intel, ainsi que par le site WWW de Dell.
À l'inverse des autres entreprises évoquées ci-dessus, Dell ne possède
en propre aucune technologie et ne fabrique rien, mais assemble des
éléments achetés à d'autres entreprises. Ces éléments peuvent être
individuels, par exemple des moniteurs, des disques ou des châssis,
mais aussi des sous-ensembles déjà composites, comme une carte-mère
équipée d'un processeur, de mémoire, d'un processeur graphique et d'une
interface réseau. Certains ordinateurs portables sont même carrément
achetés tout faits à des entreprises comme Samsung, Quanta et Compal.
Les usines Dell sont des centres d'assemblage, où un ordinateur banal
est assemblé en trois minutes, y compris les premiers tests, par
exemple dans les deux usines de Limerick en Irlande. Les autres
centres de production sont près d'Austin au Texas, à Nashville dans le
Tennessee, Eldorado do Sul au Brésil, Penang en Malaisie et Xiamen en
Chine. Les fournisseurs et les sous-traitants (à l'exception d'Intel,
en position de force monopolistique pour les processeurs) sont tenus
d'avoir des stocks dans des camions stationnés en permanence sur le
site Dell, et du personnel pour décharger les camions au fur et à
mesure de l'avancement de la production. Le matériel livré ne devient
la propriété de Dell qu'après le déchargement, sauf pour les
processeurs Intel qui sont la propriété du client dès la sortie de
l'unité de production Intel.
Un autre point fort de Dell est son modèle de vente, qui repose
à 90% sur la relation directe avec le client final, plutôt que sur un
réseau de distributeurs, et aujourd'hui beaucoup sur la vente en
ligne. Dans un pays comme la France notamment, Dell a su capter la
clientèle de beaucoup d'administrations publiques et d'organismes de
recherche.
Dell est incontestablement le plus beau succès des méthodes de
management exposées ci-dessus appliquées de façon systématique et
extrême. Traits caractéristiques, ses coûts logistiques sont nettement
supérieurs à ses coûts de fabrication, et ses critères pour ses
implantations mettent au premier plan la qualité des infrastructures
de transport, à côté d'autres critères comme le régime fiscal, les
aides locales à l'installation, l'appartenance à des zones de libre
échange (Union Européenne, Mercosur) ou d'unité monétaire (zone Euro),
et la faiblesse des syndicats. Dell ne recherche pas particulièrement
la proximité de « clusters » industriels tels que la
Silicon Valley, de centres de recherche fondamentale ou de
centres de formation d'ingénieurs et d'universitaires, où le personnel
hautement qualifié abonde mais où les coûts de main-d'oeuvre sont
plus élevés.
Le revers de cette réussite est son extrême dépendance à l'égard
des créateurs de la technologie vendue avec un tel succès par
Dell. La faiblesse des investissements productifs de Dell est
à comparer au prix colossal des unités de production d'Intel, par
exemple, dont l'usine irlandaise a coûté 15 milliards de
dollars. Si l'on regarde les budgets de recherche-développement,
le chiffre pour Dell est de l'ordre de 500 millions de dollars
par an, soit 1,2% du chiffre d'affaires, et pour Intel le chiffre
est de 4,4 milliards de dollars, soit 14% du chiffre d'affaires.
Cette différence est peut-être à l'avantage de Dell du point
de vue du rentier qui achète des actions, mais elle désigne bien
l'endroit où se crée la plus-value la plus importante. Intel prend
sûrement plus de risques, mais a sans doute des bases plus solides :
c'est une entreprise qui oriente les évolutions de la technologie,
alors que Dell s'y adapte, avec bonheur jusqu'à présent, mais
cela pourrait changer.
Dell peut craindre de connaître le sort des
fabricants d'ordinateurs compatibles avec les grands systèmes IBM, nés
comme des champignons dans les années 1970, extraordinairement
prospères durant une vingtaine d'années, puis disparus sans laisser de
traces après qu'IBM eut réorganisé sa technologie et sa propriété
industrielle pour les torpiller sans prêter le flanc aux législations
anti-trust.
Modes du management, suite
En poursuivant notre visite du sottisier managérial3 accumulé au cours des décennies
récentes, nous trouvons l'« organisation de l'entreprise en centres de
profit ». Je l'illustrerai d'un exemple : dans les années 1970
l'acheteur d'un système informatique (c'était gros et cher) se voyait
proposer, à l'issue de la période de garantie, un contrat de
maintenance. Le service de maintenance du fournisseur avait reçu du
service des ventes de systèmes la description détaillée de la
configuration livrée et pouvait donc faire une proposition commerciale
adaptée. Au début des années 1980, les fournisseurs se sont
réorganisés en « centres de profit », c'est-à-dire que le service de
maintenance et le service des ventes de systèmes ont commencé à se
comporter comme des entreprises indépendantes. Le résultat le plus
clair pour le client, d'expérience vécue, fut que s'il voulait un
contrat de maintenance c'était à lui de réaliser l'inventaire de la
configuration du système qu'il venait d'acquérir en respectant bien
les nomenclatures multiples et changeantes du constructeur, une tâche
non triviale, pour passer commande au service de maintenance. Les
erreurs ou omissions l'exposaient à avoir des matériels sans
maintenance, qui en cas de panne coûteraient fort cher à réparer.
À courte vue, ce principe d'organisation est génial : on reporte sur
le client le travail d'organisation et de coordination des divers
services de l'entreprise. Avec un peu de recul c'est complètement
contre-productif, et cela n'a pas peu contribué au déclin des services
de maintenance.
En fait, la cible de telles réorganisations est le plus souvent
interne à l'entreprise : il s'agit d'exacerber la concurrence entre
managers et de lutter contre le confort qui risquerait de s'installer
en l'absence de ces réorganisations permanentes qui remettent sans
arrêt en question les positions des uns et des autres. Le défaut de
ces pratiques, c'est que, malgré les proclamations contraires, le souci
du client en est complètement absent, c'est un pur accroissement de
l'entropie locale.
Parmi ces sottises j'ai une tendresse particulière pour le «
recentrage sur le métier de base
», rebaptisé ci-dessus « persévérer dans la routine et mettre tous ses
oeufs dans le même panier ». Michel Volle
(dont le site WWW[118] est une mine de données et
d'analyses sur tout ce qui a trait aux systèmes d'information) me
faisait d'ailleurs remarquer que cette notion de « métier de base »
était très floue : quel est le métier de base d'Air France ? faire
voler des avions ? vendre des voyages ? transporter des gens et des
choses ? Quoi qu'il en soit, une entreprise qui vise le développement
à long terme doit au contraire se diversifier techniquement,
géographiquement et commercialement, innover et créer. D'ailleurs les
entreprises dirigées non par des bureaucrates irresponsables issus de
la finance ou, en France, de la fonction publique, mais par leur
propriétaire, telles General Electric
ou en France le groupe Bouygues, se gardent
bien d'obéir aux canons de la gestion à la mode. Le problème, c'est
qu'une fois qu'une entreprise est tombée entre les mains des
institutions financières elle n'a plus guère le choix, elle doit se
plier à un modèle d'organisation accessible aux capacités
intellectuelles des financiers, donc se cantonner à la mono-activité.
J'ai lu ce diagnostic dans l'interview par Irène
Inchauspé[55] d'un homme peu suspect d'être un
trublion altermondialiste, Michel David-Weill, dirigeant depuis trente ans de la banque Lazard
Frères.
Posons-nous la question de l'existence d'une idée unificatrice
entre ces quelques pratiques que nous avons brièvement décrites,
et dont le lecteur pourra facilement accroître la collection en
pénétrant dans une librairie d'aéroport et en feuilletant
quelques volumes présentés sur la table consacrée aux nombreux
livres dotés de titres du genre Comment devenir un manager à
succès sans se fatiguer et sans rien savoir, ou en s'inscrivant
aux cycles d'enseignement prétendu supérieur de plus en plus
nombreux qui correspondent à ce programme séduisant. Il y a une
idée commune : elle est vieille et usée, c'est ce brave
malthusianisme, toujours ridiculisé et chaque fois ressorti de la
poubelle où on l'avait jeté.
Le malthusianisme correspond à la vision d'un monde en rétrécissement,
où les ressources disponibles diminuent et où il faut faire des
économies, restreindre les dépenses, « mettre de côté ». C'est le
contraire d'une vision d'entrepreneur, qui investit pour développer à
terme des capacités de production qui élargiront le monde. C'est une
pensée de rentier. On appelle aujourd'hui investisseurs les gens qui
achètent des actions : c'est un contresens. Il faudrait les nommer
rentiers. Les investisseurs sont ceux qui créent les capacités de
production. Hervé Le Bras a dressé un tableau
chatoyant de la pensée malthusienne, trop souvent considérée comme
purement démographique alors qu'elle est avant tout
économique[63].
Le paradoxe du monde économique contemporain, c'est d'être mené
par des financiers malthusiens qui exigent des entreprises par eux
possédées des taux de profit de l'ordre de 15 ou 20%, comme déjà
noté plus haut. Comme aucune entreprise ne peut tenir ce rythme
à long ou même à moyen terme, lorsque les diverses occasions de
cavalerie financière, de ventes d'actifs et d'autres profits
faciles qu'elle offrait sont épuisées, elle est démantelée et
jetée. Bref, sous couvert de réduction des coûts c'est un
gigantesque gaspillage qui s'installe ; lorsque des entreprises
aussi solides que Panam ou Swissair sont mises à l'encan, c'est
une perte irréparable qui n'est compensée par aucun gain, hormis
l'intérêt de quelques opérateurs financiers.
Travail et imitation de travail
Cet examen des pratiques néo-malthusiennes qui, sous prétexte
d'efficacité et de rentabilité, organisent le gaspillage et le
désinvestissement, nous mène à Alexandre Zinoviev, professeur de philosophie et de logique à Leningrad
(aujourd'hui Saint-Pétersbourg), expulsé d'URSS en 1978 après la
parution clandestine de son livre Les hauteurs
béantes[128], et revenu en Russie en 1999. Dans cet
ouvrage, qui mêle la fiction à la philosophie et à l'analyse
politique, Zinoviev élabore une théorie du fonctionnement de la
société soviétique dont beaucoup d'aspects s'appliquent bien à tout
univers bureaucratique, qu'il s'agisse des états-majors des grandes
entreprises multinationales, des universités ou des administrations
centrales du secteur public français.
Une des thèses les plus pénétrantes de Zinoviev consiste à
distinguer le travail de l'imitation de travail (p. 216-218).
« Le travail nécessite souvent peu de monde (parfois deux ou
trois, ou à la rigueur cinq personnes). L'imitation du travail
mobilise de grandes masses de gens, qui peuvent se compter par
dizaines et par centaines...
Bien souvent, le travail peut être fait en quelques jours ou en
quelques mois. L'imitation du travail peut durer des années ou
des décennies entières...
Le travail est discret, banal, ennuyeux. Il est laborieux.
L'imitation est faite d'agitation. On peut la figurer comme une
immense représentation théâtrale. Ce sont des réunions, des
symposiums, des rapports d'activité, des voyages, des luttes
groupusculaires, des remplacements de direction, des commissions,
etc. »
Zinoviev applique ce concept d'imitation de travail à l'analyse de la
société soviétique dans son ensemble et aussi, de façon plus
particulière, au monde de la création intellectuelle, de la recherche
scientifique et des universités. On pourra penser à un rapprochement
avec le chef-d'oeuvre de Robert Musil,
L'homme sans qualité, et à sa description ironique, acerbe mais
pleine d'humanité de l'Action parallèle, regroupement de dames
aristocratiques et d'intellectuels mondains pour améliorer le climat
spirituel de l'empire austro-hongrois, alors que l'on est à la veille
de la guerre de 1914-1918 et à l'avant-veille de l'ascension du
nazisme.
Le lecteur qui aurait fréquenté certains états-majors du secteur
tertiaire, certaines administrations centrales ou certains milieux
académiques conviendra sans doute que la description de Zinoviev ne
s'applique pas uniquement au système bureaucratique soviétique.
Lorsque, après avoir fréquenté pendant plusieurs années le monde des
administrations financières françaises, j'ai lu ces lignes --- je ne
saurais trop conseiller au lecteur de se reporter au texte intégral
--- j'ai eu l'impression précise de lire une analyse pénétrante d'une
situation vécue des dizaines de fois. Depuis lors, d'innombrables
réunions de groupes de gestion de projet ou de commissions des marchés
ont enrichi ma collection d'imitations de travail, et la suite de
ce livre ne manquera pas d'y puiser.
- 1
- Il convient de distinguer la
démocratie sociale, qui consiste en ce qu'aucune fonction
sociale n'est réservée à une catégorie particulière de personnes
distinguées par leur naissance, de la démocratie politique,
qui établit le pouvoir du peuple, c'est-à-dire le fait que le peuple
crée les lois.
- 2
- Que l'on compare simplement, pour s'en
convaincre, les poids politiques respectifs du Ministère
de l'Agriculture et du vague sous-secrétariat d'État au
rattachement variable qui s'occupe de l'industrie.
- 3
- J'y
insiste encore : les méthodes décrites ici et d'ailleurs dans
l'ensemble de ce livre comme des aberrations reposent toutes, au
départ, sur du bon sens et de bonnes idées. C'est leur application
systématique qui en fait des catastrophes. On trouvera une synthèse
sur la question des modes managériales chez Michel
Villette[109].
© copyright Éditions Vuibert & Laurent Bloch 2004, 2005
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