Précédent Remonter Suivant
Page d'accueil de ce livre

Chapitre 1  Travail informatique : le contexte


1  À propos de conception

Les chapitres qui suivent traiteront de certaines activités des hommes, et notamment du travail, plus précisément d'un travail de conception qui par définition implique la pensée, ce qui nous conduit à consacrer quelques développements préalables à ce sujet, ainsi qu'au contexte économique contemporain où s'insère le travail des informaticiens.

Ce chapitre comportera aussi quelques remarques destinées à éclairer la psychologie de l'informaticien. Tous ceux qui ont eu l'occasion d'encadrer une équipe d'informaticiens le savent, il y a vraiment là un problème, et ils ne seront pas surpris de voir citer ici des psychiatres et des psychanalystes. L'informaticien a souvent choisi cette voie intellectuelle et professionnelle du fait d'une certaine propension à fuir la société des hommes pour celle des ordinateurs, et par là à échapper aux contraintes douloureuses de l'entrée dans l'âge adulte. Il ne s'agit que d'une tendance, plus ou moins accusée selon les individus, mais le manager qui se lancerait dans un projet informatique en l'ignorant s'exposerait à de graves désillusions.

Par cette entrée en matière, il s'agit de mieux comprendre ce qui se trame lorsqu'une entreprise demande à une équipe d'informaticiens (de la maison ou d'une société de services) de construire un pan de son Système d'Information. Si tout cela se passait habituellement sans encombre, nous pourrions nous dire que ce détour est inutile, mais, comme le savent tous les professionnels de la chose, cela se passe souvent très mal, et il convient donc de se poser quelques questions.

En arrière-plan de notre propos sur le Système d'Information (S.I.) et la démarche qui permet (ou pas) de le réaliser, se jouent notamment les questions du lien social, de la norme sociale, du pouvoir et de l'autorité, du langage et de la connaissance, enfin du travail et de la création. Il ne saurait bien sûr être question de les traiter ici en détail, mais il convient au moins de savoir qu'elles se posent, puisque aussi bien les aberrations et les échecs que nous décrirons résultent généralement de leur ignorance quand ce n'est pas de leur dénégation.

En fait, cette brève évocation de thèmes de recherche a aussi pour but de rappeler qu'un certain nombre de pratiques et de formes sociales, présentes de façon générale dans les sociétés occidentales contemporaines, et dont nous avons de ce fait souvent l'illusion qu'elles sont inhérentes à toute société humaine, sont en réalité historiquement datées, culturellement situées, bref contingentes et non universelles. C'est important, car les collaborations fondées sur des sous-entendus sont lourdes d'échecs dès lors que ces sous-entendus se révèlent n'être pas les mêmes pour toutes les parties. Bref, une approche multi-culturelle est nécessaire pour construire le Système d'Information, parce que même si tous les participants sont citoyens d'un même pays, ils ont des origines sociales, des formations et des objectifs professionnels variés. Cela est bien sûr encore plus vrai pour un projet international.


2  L'économie : travail ou prestige

Éthique du travail dans les sociétés modernes

Les temps que l'on appelle modernes, c'est-à-dire postérieurs à la Renaissance européenne, ont vu l'autonomie de l'individu acquérir progressivement une légitimité devenue aujourd'hui totale, en contraste avec ce qui valait dans les sociétés traditionnelles, où la règle était au contraire la soumission à la tradition et à des lois transcendantes ; pour parler comme Cornelius Castoriadis[22], les sociétés traditionnelles peuvent être appelées hétéronomes, ce qui exprime que leurs lois et leurs règles sociales émanent d'une instance extérieure et transcendante, Dieux ou Ancêtres. Bien sûr, le fait qu'une société reconnaisse le droit à l'autonomie des individus n'empêche pas qu'une grande partie de ses membres obéissent sans grand sens critique aux règles du conformisme ambiant, alors que, dans les sociétés hétéronomes du passé comme du présent, des individus autonomes sont apparus et apparaissent, fût-ce au péril de leur vie.

Parallèlement à l'ascension de l'individu autonome, a lieu celle du travail. Dans la plupart des sociétés humaines du passé et du présent, à l'exception des sociétés développées contemporaines, le travail est considéré comme une activité répugnante et méprisable, réservée aux castes inférieures, aux femmes ou aux esclaves selon les sensibilités locales.



Les chapitres suivants du présent ouvrage seront en grande partie consacrés au travail, et plus précisément à certaines formes de travail dans le domaine de l'informatique et des systèmes d'information : il nous a de ce fait semblé difficile de ne pas consacrer ici quelques lignes à Max Weber, dont les travaux ont jeté une lumière nouvelle sur la place du travail dans les sociétés des temps modernes et de notre époque. Pour les sociétés industrialisées du XXe siècle le rôle du travail semble aller de soi, ce qui introduit des illusions dangereuses dès lors que l'on s'interroge sur le travail au sein de sociétés organisées différemment, ou que l'on est amené à observer la crise des valeurs liées au travail à l'époque contemporaine. C'est là que les travaux de Max Weber nous permettent de comprendre le rôle fondamental, mais contingent, que le travail a joué dans notre société, et qu'il est en train, peut-être, de perdre.

Dans son ouvrage magistral[123], Max Weber a proposé une thèse pour expliquer comment la bourgeoisie protestante naissante du XVIe siècle avait eu cette idée au départ saugrenue et qui s'est avérée géniale de faire du travail une valeur morale, économique et financière. Weber énumère les principales caractéristiques (selon lui) du capitalisme : travail et organisation rationnelle du travail, recherche du profit pour le réinvestir et non pour le dépenser. Il cite ensuite les principales caractéristiques qu'il prête au calvinisme, pour lui la forme la plus aboutie du protestantisme : ascétisme (mode de vie austère en opposition avec la religion catholique critiquée au XVIe siècle par le théologien français Calvin), refus du luxe, goût de l'épargne, conscience professionnelle et croyance en la prédestination (le croyant ne sait pas s'il sera sauvé ou damné). Weber pense que ces deux systèmes de valeurs étaient particulièrement congruents et faits pour converger. Pour le capitaliste protestant, le travail, la richesse et le profit sont non seulement compatibles avec la foi chrétienne, mais peuvent devenir une force éthique contraignante. Cela suggère que la recherche du profit serait désormais devenue morale, idée que certains jugeront contestable. Cette vision du monde a même engendré une attitude qui sous d'autres cieux ou en d'autres temps serait considérée comme une perversion : le goût de l'effort !

Malgré les disparités régionales, culturelles et individuelles que l'on peut observer, dans les pays qui ont été affectés par la Renaissance européenne et la Réforme, l'habitude s'est prise de considérer que ce qui fait la valeur d'une personne, c'est ce qu'elle a accompli, réalisé, qui le plus souvent est de l'ordre du travail, étant entendu que la création artistique ou l'entraînement sportif sont du travail. Pour l'ancienne échelle de valeurs aristocratique, le mérite personnel n'est rien, la qualité d'une personne est déterminée par sa naissance, éventuellement embellie par d'autres qualités (aussi peu laborieuses que possible), dont l'oeuvre de Marcel Proust dresse un catalogue raisonné et critique, mais cette vision du monde nous apparaît aujourd'hui comme une survivance pittoresque digne du musée.



Or dans tout ce que l'on appelait hier le Tiers-monde l'ancienne vision du travail subsiste. Psychanalystes plongés à la fin des années 1960 dans une pratique thérapeutique hospitalière au Sénégal, Marie-Cécile et Edmond Ortigues[83] écrivent : « Le voeu d'affirmation virile exprimé, exprimable, n'a ni la même forme ni le même contenu que ceux que nous lui connaissons en Europe. En Europe, le voeu du jeune OEdipe est de rivaliser dans des tâches, des actions, des réalisations. La rivalité se cherche une sanction objective, elle se pense médiatisée. Ici [à Dakar, Ndla] l'accent est davantage mis sur l'affirmation d'un statut, d'un prestige...

L'activité précise, disons le métier, que suppose la bonne situation ou l'acquisition de beaux vêtements, est peu considérée pour elle-même. Le voeu est moins celui d'une activité plus intéressante ou plus efficace que d'une place plus en vue, d'une raison sociale plus éminente. » (pp. 122-123).

Dans les pays où l'économie de marché a atteint un certain développement, disons pour résumer les pays de l'OCDE, l'activité humaine est largement orientée par des principes qui correspondent aux descriptions et aux analyses de Max Weber, notamment l'organisation rationnelle du travail et la recherche morale du profit. Sous d'autres climats nous pouvons observer la prééminence d'autres modèles d'organisation sociale, qui étaient d'ailleurs les nôtres il n'y a pas si longtemps, et dont les survivances sont encore nombreuses dans un pays comme la France. Beaucoup de pays sont en effet régis par des systèmes politiques autocratiques qui ignorent l'État de droit, pour ne rien dire de la séparation des pouvoirs. Guy Sorman a donné une description brève mais réaliste d'un tel régime[97]. Le succès d'une entreprise économique dans un tel système dépend beaucoup moins de la qualité de sa direction, de son organisation et du travail de ses employés que de la faveur du pouvoir politique. L'autocrate ne tolère aucune activité indépendante de son bon vouloir, et il fait sentir son pouvoir par l'arbitraire qu'il exerce, dont il résulte que la fortune d'un jour peut être anéantie le lendemain. Cette conception du pouvoir se propage à tous les échelons de la société, et chaque responsable de niveau intermédiaire tient à exhiber son rang par des signes extérieurs de munificence (voitures, richesse du décor, domesticité...) et par la morgue qu'il manifeste envers ses subordonnés et qu'il adoucit périodiquement par des marques de paternalisme. Dans un tel contexte, travailler d'arrache-pied serait bien sûr une erreur complète, d'ailleurs rarement commise : il est bien plus judicieux de consacrer son énergie à des pratiques courtisanes pour devenir membre de la clientèle d'un patron puissant. En fait ne travaillent que ceux qui peuvent y être obligés par la contrainte physique : ouvriers agricoles et du bâtiment, employés des nouvelles industries taylorisées. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette propriété du travail manuel élémentaire, de pouvoir être imposé par la force, ce qui est en fait toujours le cas.

Le sous-développement dans les sociétés développées

Le lecteur informé n'aura pas manqué de reconnaître, dans la description du sous-développement économique, politique et social ébauchée à l'alinéa précédent, tel ou tel trait de certains secteurs de notre propre société, spécialement dans les administrations et les entreprises publiques. Ce n'est d'ailleurs pas sans inquiétude que l'on observe le développement du caractère arbitraire et subjectif associé à ce type de management dans les grandes entreprises privées où le pouvoir a été pris par des financiers à courte vue, l'oeil braqué sur le résultat trimestriel. Jusqu'à une époque récente, la prévisibilité, pour un salarié, consistait à se dire que s'il faisait son travail correctement, c'est-à-dire s'il contribuait plus aux profits de l'entreprise qu'à ses pertes, sous réserve que l'activité globale soit profitable, sa situation était sûre ; ce sentiment de sécurité était certes souvent trompé, mais globalement, dans notre pays en tout cas, dans les secteurs économiques non sinistrés, c'était ainsi ; on pourrait appeler cela le contrat social du capitalisme, instauré à l'issue de décennies de luttes et de négociations. Aujourd'hui il a volé en éclats. Les financiers exigent des taux de profit de l'ordre de 15 à 20% dont il est clair qu'ils sont totalement irréalistes sur plusieurs années consécutives. Les managers s'efforcent d'atteindre cet objectif par ce qui s'apparente à de la « cavalerie » : achat d'entreprises, ventes d'actifs, délocalisations, fermetures d'usines ou de filiales, investissements dans des secteurs encouragés par des subventions ou des avantages fiscaux, opérations monétaires ou boursières dont la nature particulière retient parfois l'attention de la justice, mouvements tactiques de trésorerie, tout cela se traduisant par des cessations d'activité et des licenciements souvent assez arbitraires. Dans un tel contexte, il apparaît clairement que le meilleur moyen de sauver sa peau n'est en aucun cas le travail consciencieux, mais bien plutôt l'entretien d'un réseau de relations bien choisies, l'intrigue, le complot et, surtout, une présence courtisane auprès du dirigeant actuel ou futur. Cela s'appelle le management guidé par les affects.

Un aspect particulièrement pernicieux de cette perte de repères a été décrit par le sociologue Jean-Pierre Le Goff[65]. Je reprends les citations qu'il fait (pp. 19-20) d'un manuel produit par EDF-GDF[43] : ses auteurs entendent établir une « relation de confiance réciproque » qui « provient davantage d'un lien émotionnel fort que d'un raisonnement intellectuel et d'une adhésion rationnelle » (p.63). Dans cette perspective, les nouveaux managers se doivent de « changer l'atmosphère de travail », « modeler le comportement des individus » (p. 123) ; véritables « ingénieurs des âmes » de l'entreprise, leur mission est de susciter chez les employés « un sentiment d'émotion et de satisfaction qui les lie à l'entreprise par une relation nettement plus saine et plus sincère que la dépendance dans laquelle les plonge la sécurité de l'emploi » (P. 253). Ce qui gît sous ce projet suave de conférer aux relations de travail un érotisme polymorphe, c'est le règne de la subjectivité et de l'arbitraire et l'abolition de toutes les règles de comportement auxquelles pouvaient s'obliger réciproquement patrons et employés, règles élaborées, nous l'avons déjà dit, à l'issue de décennies de conflits et de négociations.

Il est possible d'observer cette perversion dans d'autres domaines, et spécialement dans le champ de la « formation » destinée selon certains à succéder à l'éducation et à l'instruction. J'ai ainsi relevé en janvier 2004 sur le site de l'Association francophone pour la recherche et l'enseignement en sciences et technologies de l'information un article qui cite[14] quelques déclarations croustillantes d'experts en télé-formation :

« La neuvième édition de E-learn Expo, quatrième exposition à Paris, est le reflet des turbulences et des consolidations du marché, comme le montre la fusion de Docent avec Click2learn.

Andy Sadler (IBM États-Unis) a présenté l'apprentissage juste-à-temps, sur le lieu de travail ``On Demand''. L'école est finie, a-t-il dit, et il est besoin d'un apprentissage personnalisé avec soutien sur le lieu de travail, l'environnement d'apprentissage étant complètement intégré au flux de travail, ``à la demande''.

Selon une récente étude menée par Thomson NETg et le cabinet international de conseil en gestion des ressources humaines, DBM, un employé sur cinq seulement est parfaitement qualifié pour le poste qu'il occupe. Ces résultats mettent en évidence le fait qu'aujourd'hui les entreprises négligent les besoins en formation de leurs collaborateurs. En conséquence, elles réduisent, en même temps que leur propre productivité, la motivation et la satisfaction de leurs employés.

Près de 40% des personnes interrogées ont déclaré qu'une formation et une évolution plus motivantes contribueraient à améliorer la satisfaction qu'elles retirent de leur travail, tandis que 24% pensent qu'un coaching régulier en améliorerait la qualité. Plus de la moitié (60%) des personnes interrogées, en outre, ne perçoit pas clairement l'adéquation entre la formation dispensée et les objectifs stratégiques globaux de leur entreprise. »

Quiconque possède la moindre expérience éducative mesurera la vacuité de ces propos pour ce qui est de l'augmentation des compétences et des savoirs de ceux qui sont censés en subir les effets, en revanche leur application à ce que l'on désigne par l'ignoble locution « gestion des ressources humaines » (a-t-on seulement pensé au sens de ces mots ?) risque d'advenir avec des effets saisissants !

Crise du travail

Les lignes qui précèdent font plus que suggérer que le travail, qui était une innovation révolutionnaire au XVIe siècle et le principe de l'organisation sociale au XXe (il en sera plus amplement question ci-dessous au chapitre 2), est entré dans une phase de crise et de déclin. Certains n'hésitent pas à prédire sa disparition. C'est d'ailleurs la raison qui a poussé l'auteur à écrire ce livre, et qui justifie qu'avant d'entrer dans le vif du sujet il lui faille passer par ces préliminaires : si savoir de quoi on parle lorsque l'on dit « travail de réalisation d'un système informatique » allait de soi, ce livre n'aurait pas de raison d'être. C'est parce que j'ai observé pendant trente-cinq ans les erreurs lourdes et coûteuses où menait la confusion dans ce domaine que j'ai entrepris de l'écrire. Ces ravages ont souvent été provoqués par des modes managériales perverses ou intéressées, et ces modes ont souvent pu se répandre grâce à la désinformation du milieu auquel elles étaient destinées : c'est pourquoi j'ai cru utile de passer en revue un certain nombre de sujets dont il faut au moins connaître l'existence pour pouvoir réfléchir sérieusement au travail, et qui sont proposés ici au lecteur comme autant de pistes à explorer.

Institutions, travail, argent

Une série d'évolutions sociales, idéologiques et intellectuelles contribuent toutes concurremment à une certaine perte de repères qui affecte la vie en société dans les pays occidentaux. Cette dissolution du lien social n'est pas anecdotique, elle ne se réduit pas à quelques problèmes d'autorité au sein de la famille ou d'éducation trop laxiste, et Jean-Claude Guillebaud[50] a raison de souligner qu'il ne saurait y avoir de réponse aux questions qu'elle nous pose sans la prise en considération de l'histoire apocalyptique du XXe siècle, commencé avec la boucherie de 1914-1918 pour se terminer avec le génocide du Rwanda, qui encadrent les tyrannies et les massacres les plus épouvantables de l'histoire de l'humanité, sans oublier les massacres coloniaux qui en avaient constitué la répétition. En effet il y a dans cette histoire de quoi dissoudre pas mal de choses, notamment l'optimisme et la confiance en l'individu. Le présent ouvrage ne se propose pas de répondre à ces questions qui le dépassent, mais la situation d'affaiblissement du lien social nous intéressera ici surtout pour ses répercussions dans le monde du travail.

Cornelius Castoriadis, dans son livre La montée de l'insignifiance [22], signale que « le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas créés et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. Ces types [...] ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables. » (p. 68). L'inaptitude croissante à créer ces types humains, leur destruction même, va de pair avec l'essor de l'individualisme et l'épuisement de notre stock de convictions partagées, dont des événements impensables ont ruiné tout le potentiel d'adhésion unanime ou tout au moins majoritaire.

L'expérience de l'auteur lui suggère que cette perte de repères est particulièrement sensible dans les univers abrités des aspects ordinaires des relations entre employeurs et employés, tels que le risque de chômage et de faillite de l'entreprise. En France spécialement, le monde de la fonction publique est totalement à l'abri de ces aléas, et certains de ses secteurs, comme l'enseignement et la recherche scientifique, conjuguent (pour les personnels dotés d'un statut de titulaire) cette protection sociale avec un niveau de vie relativement élevé par rapport à la moyenne nationale et une forte endogamie pratiquée souvent depuis plusieurs générations. La conjonction de ces facteurs contribue dans les populations concernées à une relative érosion de la conscience de la réalité des relations entre employeur et employé, et notamment des aspects économiques de cette réalité. Il ne nous a pas paru totalement futile d'y consacrer un développement.

Il ne fait guère de doute que pour beaucoup de gens qui n'ont pas la chance d'avoir un travail passionnant où leur esprit d'initiative est fortement encouragé, la fréquentation d'un club de vacances comporte bien des aspects agréables en comparaison de celle des locaux où leur employeur les accueille. Les horaires des activités sont assez souples, leur nature est variée et il est loisible d'en changer à sa guise. Toutefois, le flux financier entre l'institution et la personne affiliée n'a pas le même volume ni surtout la même orientation. Si l'on regarde d'un peu plus près, il y a aussi la question de la prise de décision : le gentil membre dispose d'une grande latitude dans l'expression de ses désirs relatifs à la nature des activités, et il peut, sans trop de difficulté, influer sur des décisions qui contribueront à la satisfaction de ses désirs. Dans une entreprise, ce sont généralement les actionnaires et les dirigeants qui se réservent la possibilité de choisir la nature des activités proposées aux salariés ainsi que les modalités selon lesquelles elles seront accomplies. Ce pouvoir a, au fil des ans, été tempéré par les lois sociales, qui prévoient notamment l'information et la consultation des salariés, mais globalement et pour dire les choses avec ce qui paraîtra à certains une certaine brutalité, c'est le patron qui décide ce que fait l'entreprise et, en échange de leur salaire, il achète aux employés leur contribution à ce qu'il a décidé. Si l'employé ne souhaite pas contribuer au plan du patron, le contrat qui les lie sera rompu, à l'initiative de l'un ou de l'autre.

Enfin, en principe le monde marche ainsi. La teneur de l'alinéa précédent allait sans doute de soi il y a une cinquantaine d'années : si le principe en reste solide, son application est plus complexe aujourd'hui. Ce que les employeurs attendent des salariés est devenu beaucoup plus difficile à définir, et surtout à quantifier. La façon dont les salariés remplissent leur mission s'est compliquée. Pour beaucoup d'entre eux la tâche qui leur incombe comporte une part importante de collaboration avec d'autres personnes (éventuellement extérieures à l'entreprise), de réflexion, d'apprentissage et de recherche d'information au sens large, toutes choses dont le contrôle est difficile. Répondre clairement à la question de ce que c'est, travailler, n'est pas aussi facile ici que dans le cas où cela se mesure en nombre d'hectares labourés ou en nombre d'heures passées sur une chaîne. Imaginons simplement ce qu'un parent moderne peut répondre à son enfant qui lui demande ce qu'il fait au travail : pour beaucoup de salariés contemporains la réponse ne va vraiment pas de soi. Pour des raisons faciles à comprendre les employeurs cherchent volontiers à ramener les cas complexes à des cas simples, mais souvent, et notamment dans les cas qui font l'objet de ce livre, cet effort de simplification mène à des erreurs (voir ci-dessous, chapitre 2). Bref, la réalité des relations de travail et les rôles que chacun y jouent sont loin d'être clairs aujourd'hui, il suffira pour s'en convaincre de jeter un coup d'oeil au petit livre de Corinne Maier qui a défrayé la chronique médiatique[73].

Classification des lieux d'activité

La méconnaissance éventuelle des réalités du travail par certains jeunes lecteurs encore peu initiés aux cruautés du monde me donne à penser qu'un tableau descriptif de quelques institutions prises en exemple pourrait ne pas être tout à fait inutile.

Les institutions citées dans ce tableau n'ont pas grand-chose à voir avec les institutions politiques, et notamment la démocratie, au sens de démocratie politique1, ne semble pas un principe d'organisation pertinent en ce qui concerne du moins le coeur de leur activité. Nous pouvons imaginer que dans la maison de retraite le choix du programme de télévision au salon collectif soit effectué selon une règle démocratique, mais on voit bien que ce n'est pas là que se jouent la nature et le rôle fondamental de l'institution. Chacune des institutions évoquées ici est constituée dans un but précis et s'assure la présence et la contribution des agents nécessaires à son activité par les moyens à sa disposition : contrainte physique ou légale, persuasion, appât du gain, promesse de bénéfices futurs ou de plaisirs immédiats, influence morale...
Institution Caractère volontaire Orientation du
  de la présence et de flux monétaire
  l'activité.  
Club de vacances, 100 % individu ® institution
Maison des Jeunes    
Lycée plus ou moins, individu ® institution
  activités imposées (modéré)
Prison pas du tout individu ® institution
    (c'est selon)
Religion c'est selon individu ® institution
    (modéré)
Maison de retraite c'est selon, individu ® institution
  activité libre (significatif)
Entreprise présence libre, institution ® individu
  activité encadrée (significatif)
Armée présence et activité institution ® individu
(1914-1918) imposées par le peuple (symbolique)
  souverain et encadrées  
Plantation présence et activité institution ® individu
(esclavage) imposées et encadrées (presque nul)
  par personne privée  


En revanche la liberté est ici un paramètre très important. Ainsi l'usine capitaliste moderne et la plantation esclavagiste ne sont pas sans partager quelques traits communs, mais la liberté du travail dans la première est une différence essentielle. De même, la contrainte exercée sur le soldat de la guerre de 1914-1918 pouvait ressembler à celle qui pèse sur l'esclave, si ce n'est que ce soldat appartenait lui-même à la collectivité qui avait décidé la guerre et qui de ce fait exerçait la contrainte en question, ce qui changeait tout. On ne manquera pas d'observer d'ailleurs que cette distinction était beaucoup moins nette pour les soldats des troupes coloniales, dépourvus de droits civiques et enrôlés de force.

Retour à Malthus ?

En fait les phénomènes de pression sur la force de travail que nous constatons s'inscrivent dans un mouvement plus général qui a contaminé l'économie mondiale au cours des trente dernières années, c'est-à-dire depuis le premier choc pétrolier de 1974. Sans prétendre en faire ici une analyse complète, nous en relèverons quelques traits.

Dans les entreprises, les mots d'ordre sont rationalisation et réduction des coûts, cela dans un contexte économique étendu à la planète.

Essayons de voir ce qu'il en est. Après tout, l'organisation économique qui prévalait au lendemain de la seconde guerre mondiale n'était pas idyllique et n'instaurait pas le paradis sur terre, et le développement économique récent a produit des augmentations massives du niveau de vie dans de nombreuses régions du globe. Ces effets du développement sont inégalement répartis : l'Afrique a vu sa situation empirer, et certains pays s'y enfoncent dans la catastrophe. L'Asie méridionale et orientale offre un tout autre tableau, plusieurs pays y connaissent une croissance industrielle considérable avec un paysage social qui n'est pas sans rappeler l'Europe occidentale du XIXe siècle : capitalisme sauvage, spéculation débridée, crises dramatiques, fortes inégalités sociales, conditions de travail peu acceptables, mais au bout du chemin la sortie de la misère rurale qui était il y a cinquante ans comparable à celle de l'Afrique, avec des famines et des épidémies catastrophiques. Il suffit de lire Balzac et Stendhal pour savoir que la France est passée par là.

Modes du management

Il est instructif d'examiner quelles sont les diverses manières d'appliquer les mots d'ordre de rationalisation et de réduction des coûts, et quelles en sont les conséquences à court et moyen terme, à petite et grande échelle.

Il y a eu la vague « zéro stock, production juste à temps », qu'un journaliste facétieux a traduit par « rien ne sert de tuer l'ours avant d'avoir vendu sa peau », ce qui semble intelligent, mais reste encore à tuer l'ours, ce qui n'est pas forcément le plus facile. À l'échelle d'une entreprise et à court terme, cette doctrine semble très avantageuse. Les stocks sont coûteux, et la versatilité de la clientèle fait toujours craindre les invendus. Il n'est d'ailleurs pas faux que la constitution de stocks excessifs soit de mauvaise gestion, et que la personnalisation des commandes des clients soit un apport utile de l'informatisation, mais, comme pour beaucoup d'autres méthodes que nous examinerons, une bonne idée appliquée avec pragmatisme peut devenir source de catastrophes dès lors qu'elle est érigée en dogme.

Il est aussi devenu à la mode de sous-traiter la plus grande partie des opérations de production, ce qui reporte sur les sous-traitants les tensions imposées par le « juste à temps » et par les stocks. Et le tout sera couronné par le recours massif au personnel intérimaire. On peut aussi délocaliser, ce qui présente les avantages conjugués de la sous-traitance et de l'intérim, avec en outre des coûts de main d'oeuvre abaissés, mais sans doute avec un peu plus de stocks...

Si l'on regarde les perspectives offertes par une telle politique à un horizon d'un an et pour la comptabilité d'une entreprise, tout cela semble cynique mais judicieux. Nul doute que le manager qui aura appliqué toutes ces recettes, apprises l'année précédente dans son école de gestion, aura de la promotion et des stock-options.

Maintenant essayons de voir ce qui se passe à l'échelle macro-économique, si toutes les entreprises se rallient à cette doctrine promue au rang de dogme absolu (et c'est bien ce qui s'est passé). Le « juste à temps » engendre des coûts de transport élevés, et, si l'on prend un peu de hauteur pour être plus « macro », des coûts de construction et d'entretien d'infrastructures routières, ferroviaires, portuaires et aéroportuaires qui seront bien un jour ou l'autre répercutés à l'ensemble des acteurs économiques, donc aux entreprises, sans parler des effets sur l'environnement. De plus, « juste à temps » se traduit souvent (très souvent) par « livré en retard », avec les effets en cascade qui en découlent pour tous les agents économiques en aval : projets différés, commandes annulées, pénalités de retard, personnel et sous-traitants rémunérés l'arme au pied... De façon similaire, l'emploi intérimaire ou en contrat à durée déterminée a un coût horaire beaucoup plus élevé que l'emploi en contrat de travail à durée indéterminée (selon la législation française), surcoût compensé par une plus grande souplesse dans l'adaptation des effectifs aux besoins. Cet avantage est donc surtout sensible pour de courtes périodes de travail, beaucoup moins si ces formes d'emploi sont utilisées à longueur d'année, d'autant plus qu'apparaissent alors des inconvénients insidieux : perte de compétence de l'entreprise, état d'esprit « mercenaire »... On peut penser que la perte de confiance de l'employé ainsi traité représente aussi un coût pour l'employeur, mais il n'est pas facile à calculer.

Dès lors que toutes les entreprises agissent de la même manière, les avantages attendus sont compensés au moins en partie par des inconvénients qui frappent tout le monde, simplement les avantages sont plus faciles à observer que les inconvénients. L'entreprise a bien réussi à externaliser des coûts, mais si tout le monde en fait autant chacun paye pour les externalisations de tout le monde. On peut aussi étrangler les sous-traitants ou les transporteurs : le résultat est connu, il s'appelle naufrage de l'Erika, pas franchement bon marché ni très glorieux. Bref, il y a des effets d'aubaine ponctuels mais pas de vraie réduction de coûts à l'échelle globale, compte tenu notamment des sommes énormes consacrées aux réorganisations permanentes.

Il y a aussi le fantasme de l'entreprise industrielle « sans usine », très populaire en France, pays qui n'a jamais aimé son industrie2. La seule ombre au tableau, c'est que dans les industries de pointe (micro-électronique, aérospatial, télécommunications) la valeur ajoutée et le savoir-faire sont beaucoup dans les procédés de fabrication. On sait trop peu qu'une usine de production de microprocesseurs analogues à ceux qui animent un banal ordinateur de supermarché coûte, selon la taille, de quatre à quinze milliards d'Euros (il s'agit bien de milliards, pas d'une faute de frappe). Une entreprise qui ne construit pas de telles unités de production (et qui donc ne sait pas en construire) ne saurait jouer un rôle de premier plan dans l'industrie électronique.

L'exemple de Dell Computer

L'entreprise Dell Computer fut créée au Texas en 1985 par Michael Dell. En 2003 elle fut sans doute le principal vendeur d'ordinateurs personnels du monde avec 43 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Ce chiffre est à comparer aux 91 milliards d'IBM et aux 77 milliards de Hewlett-Packard, ou dans d'autres domaines aux 31 milliards d'Intel, aux 36 milliards de Microsoft et aux 10 milliards d'Oracle. On trouvera une analyse intéressante de son activité dans un rapport de recherche de l'Université de Californie à Irvine[60], auquel nous empruntons une grande partie des informations relevées ici, les autres m'ayant été fournies par mon collègue Patrick Lerouge de l'INSERM qui a été invité à un voyage d'étude en Irlande sur les sites de Dell et d'Intel, ainsi que par le site WWW de Dell.

À l'inverse des autres entreprises évoquées ci-dessus, Dell ne possède en propre aucune technologie et ne fabrique rien, mais assemble des éléments achetés à d'autres entreprises. Ces éléments peuvent être individuels, par exemple des moniteurs, des disques ou des châssis, mais aussi des sous-ensembles déjà composites, comme une carte-mère équipée d'un processeur, de mémoire, d'un processeur graphique et d'une interface réseau. Certains ordinateurs portables sont même carrément achetés tout faits à des entreprises comme Samsung, Quanta et Compal.

Les usines Dell sont des centres d'assemblage, où un ordinateur banal est assemblé en trois minutes, y compris les premiers tests, par exemple dans les deux usines de Limerick en Irlande. Les autres centres de production sont près d'Austin au Texas, à Nashville dans le Tennessee, Eldorado do Sul au Brésil, Penang en Malaisie et Xiamen en Chine. Les fournisseurs et les sous-traitants (à l'exception d'Intel, en position de force monopolistique pour les processeurs) sont tenus d'avoir des stocks dans des camions stationnés en permanence sur le site Dell, et du personnel pour décharger les camions au fur et à mesure de l'avancement de la production. Le matériel livré ne devient la propriété de Dell qu'après le déchargement, sauf pour les processeurs Intel qui sont la propriété du client dès la sortie de l'unité de production Intel.

Un autre point fort de Dell est son modèle de vente, qui repose à 90% sur la relation directe avec le client final, plutôt que sur un réseau de distributeurs, et aujourd'hui beaucoup sur la vente en ligne. Dans un pays comme la France notamment, Dell a su capter la clientèle de beaucoup d'administrations publiques et d'organismes de recherche.

Dell est incontestablement le plus beau succès des méthodes de management exposées ci-dessus appliquées de façon systématique et extrême. Traits caractéristiques, ses coûts logistiques sont nettement supérieurs à ses coûts de fabrication, et ses critères pour ses implantations mettent au premier plan la qualité des infrastructures de transport, à côté d'autres critères comme le régime fiscal, les aides locales à l'installation, l'appartenance à des zones de libre échange (Union Européenne, Mercosur) ou d'unité monétaire (zone Euro), et la faiblesse des syndicats. Dell ne recherche pas particulièrement la proximité de « clusters » industriels tels que la Silicon Valley, de centres de recherche fondamentale ou de centres de formation d'ingénieurs et d'universitaires, où le personnel hautement qualifié abonde mais où les coûts de main-d'oeuvre sont plus élevés.

Le revers de cette réussite est son extrême dépendance à l'égard des créateurs de la technologie vendue avec un tel succès par Dell. La faiblesse des investissements productifs de Dell est à comparer au prix colossal des unités de production d'Intel, par exemple, dont l'usine irlandaise a coûté 15 milliards de dollars. Si l'on regarde les budgets de recherche-développement, le chiffre pour Dell est de l'ordre de 500 millions de dollars par an, soit 1,2% du chiffre d'affaires, et pour Intel le chiffre est de 4,4 milliards de dollars, soit 14% du chiffre d'affaires. Cette différence est peut-être à l'avantage de Dell du point de vue du rentier qui achète des actions, mais elle désigne bien l'endroit où se crée la plus-value la plus importante. Intel prend sûrement plus de risques, mais a sans doute des bases plus solides : c'est une entreprise qui oriente les évolutions de la technologie, alors que Dell s'y adapte, avec bonheur jusqu'à présent, mais cela pourrait changer.

Dell peut craindre de connaître le sort des fabricants d'ordinateurs compatibles avec les grands systèmes IBM, nés comme des champignons dans les années 1970, extraordinairement prospères durant une vingtaine d'années, puis disparus sans laisser de traces après qu'IBM eut réorganisé sa technologie et sa propriété industrielle pour les torpiller sans prêter le flanc aux législations anti-trust.

Modes du management, suite

En poursuivant notre visite du sottisier managérial3 accumulé au cours des décennies récentes, nous trouvons l'« organisation de l'entreprise en centres de profit ». Je l'illustrerai d'un exemple : dans les années 1970 l'acheteur d'un système informatique (c'était gros et cher) se voyait proposer, à l'issue de la période de garantie, un contrat de maintenance. Le service de maintenance du fournisseur avait reçu du service des ventes de systèmes la description détaillée de la configuration livrée et pouvait donc faire une proposition commerciale adaptée. Au début des années 1980, les fournisseurs se sont réorganisés en « centres de profit », c'est-à-dire que le service de maintenance et le service des ventes de systèmes ont commencé à se comporter comme des entreprises indépendantes. Le résultat le plus clair pour le client, d'expérience vécue, fut que s'il voulait un contrat de maintenance c'était à lui de réaliser l'inventaire de la configuration du système qu'il venait d'acquérir en respectant bien les nomenclatures multiples et changeantes du constructeur, une tâche non triviale, pour passer commande au service de maintenance. Les erreurs ou omissions l'exposaient à avoir des matériels sans maintenance, qui en cas de panne coûteraient fort cher à réparer.

À courte vue, ce principe d'organisation est génial : on reporte sur le client le travail d'organisation et de coordination des divers services de l'entreprise. Avec un peu de recul c'est complètement contre-productif, et cela n'a pas peu contribué au déclin des services de maintenance.

En fait, la cible de telles réorganisations est le plus souvent interne à l'entreprise : il s'agit d'exacerber la concurrence entre managers et de lutter contre le confort qui risquerait de s'installer en l'absence de ces réorganisations permanentes qui remettent sans arrêt en question les positions des uns et des autres. Le défaut de ces pratiques, c'est que, malgré les proclamations contraires, le souci du client en est complètement absent, c'est un pur accroissement de l'entropie locale.

Parmi ces sottises j'ai une tendresse particulière pour le « recentrage sur le métier de base », rebaptisé ci-dessus « persévérer dans la routine et mettre tous ses oeufs dans le même panier ». Michel Volle (dont le site WWW[118] est une mine de données et d'analyses sur tout ce qui a trait aux systèmes d'information) me faisait d'ailleurs remarquer que cette notion de « métier de base » était très floue : quel est le métier de base d'Air France ? faire voler des avions ? vendre des voyages ? transporter des gens et des choses ? Quoi qu'il en soit, une entreprise qui vise le développement à long terme doit au contraire se diversifier techniquement, géographiquement et commercialement, innover et créer. D'ailleurs les entreprises dirigées non par des bureaucrates irresponsables issus de la finance ou, en France, de la fonction publique, mais par leur propriétaire, telles General Electric ou en France le groupe Bouygues, se gardent bien d'obéir aux canons de la gestion à la mode. Le problème, c'est qu'une fois qu'une entreprise est tombée entre les mains des institutions financières elle n'a plus guère le choix, elle doit se plier à un modèle d'organisation accessible aux capacités intellectuelles des financiers, donc se cantonner à la mono-activité. J'ai lu ce diagnostic dans l'interview par Irène Inchauspé[55] d'un homme peu suspect d'être un trublion altermondialiste, Michel David-Weill, dirigeant depuis trente ans de la banque Lazard Frères.



Posons-nous la question de l'existence d'une idée unificatrice entre ces quelques pratiques que nous avons brièvement décrites, et dont le lecteur pourra facilement accroître la collection en pénétrant dans une librairie d'aéroport et en feuilletant quelques volumes présentés sur la table consacrée aux nombreux livres dotés de titres du genre Comment devenir un manager à succès sans se fatiguer et sans rien savoir, ou en s'inscrivant aux cycles d'enseignement prétendu supérieur de plus en plus nombreux qui correspondent à ce programme séduisant. Il y a une idée commune : elle est vieille et usée, c'est ce brave malthusianisme, toujours ridiculisé et chaque fois ressorti de la poubelle où on l'avait jeté.

Le malthusianisme correspond à la vision d'un monde en rétrécissement, où les ressources disponibles diminuent et où il faut faire des économies, restreindre les dépenses, « mettre de côté ». C'est le contraire d'une vision d'entrepreneur, qui investit pour développer à terme des capacités de production qui élargiront le monde. C'est une pensée de rentier. On appelle aujourd'hui investisseurs les gens qui achètent des actions : c'est un contresens. Il faudrait les nommer rentiers. Les investisseurs sont ceux qui créent les capacités de production. Hervé Le Bras a dressé un tableau chatoyant de la pensée malthusienne, trop souvent considérée comme purement démographique alors qu'elle est avant tout économique[63].

Le paradoxe du monde économique contemporain, c'est d'être mené par des financiers malthusiens qui exigent des entreprises par eux possédées des taux de profit de l'ordre de 15 ou 20%, comme déjà noté plus haut. Comme aucune entreprise ne peut tenir ce rythme à long ou même à moyen terme, lorsque les diverses occasions de cavalerie financière, de ventes d'actifs et d'autres profits faciles qu'elle offrait sont épuisées, elle est démantelée et jetée. Bref, sous couvert de réduction des coûts c'est un gigantesque gaspillage qui s'installe ; lorsque des entreprises aussi solides que Panam ou Swissair sont mises à l'encan, c'est une perte irréparable qui n'est compensée par aucun gain, hormis l'intérêt de quelques opérateurs financiers.



Travail et imitation de travail

Cet examen des pratiques néo-malthusiennes qui, sous prétexte d'efficacité et de rentabilité, organisent le gaspillage et le désinvestissement, nous mène à Alexandre Zinoviev, professeur de philosophie et de logique à Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg), expulsé d'URSS en 1978 après la parution clandestine de son livre Les hauteurs béantes[128], et revenu en Russie en 1999. Dans cet ouvrage, qui mêle la fiction à la philosophie et à l'analyse politique, Zinoviev élabore une théorie du fonctionnement de la société soviétique dont beaucoup d'aspects s'appliquent bien à tout univers bureaucratique, qu'il s'agisse des états-majors des grandes entreprises multinationales, des universités ou des administrations centrales du secteur public français.

Une des thèses les plus pénétrantes de Zinoviev consiste à distinguer le travail de l'imitation de travail (p. 216-218).

« Le travail nécessite souvent peu de monde (parfois deux ou trois, ou à la rigueur cinq personnes). L'imitation du travail mobilise de grandes masses de gens, qui peuvent se compter par dizaines et par centaines...

Bien souvent, le travail peut être fait en quelques jours ou en quelques mois. L'imitation du travail peut durer des années ou des décennies entières...

Le travail est discret, banal, ennuyeux. Il est laborieux. L'imitation est faite d'agitation. On peut la figurer comme une immense représentation théâtrale. Ce sont des réunions, des symposiums, des rapports d'activité, des voyages, des luttes groupusculaires, des remplacements de direction, des commissions, etc. »

Zinoviev applique ce concept d'imitation de travail à l'analyse de la société soviétique dans son ensemble et aussi, de façon plus particulière, au monde de la création intellectuelle, de la recherche scientifique et des universités. On pourra penser à un rapprochement avec le chef-d'oeuvre de Robert Musil, L'homme sans qualité, et à sa description ironique, acerbe mais pleine d'humanité de l'Action parallèle, regroupement de dames aristocratiques et d'intellectuels mondains pour améliorer le climat spirituel de l'empire austro-hongrois, alors que l'on est à la veille de la guerre de 1914-1918 et à l'avant-veille de l'ascension du nazisme.

Le lecteur qui aurait fréquenté certains états-majors du secteur tertiaire, certaines administrations centrales ou certains milieux académiques conviendra sans doute que la description de Zinoviev ne s'applique pas uniquement au système bureaucratique soviétique. Lorsque, après avoir fréquenté pendant plusieurs années le monde des administrations financières françaises, j'ai lu ces lignes --- je ne saurais trop conseiller au lecteur de se reporter au texte intégral --- j'ai eu l'impression précise de lire une analyse pénétrante d'une situation vécue des dizaines de fois. Depuis lors, d'innombrables réunions de groupes de gestion de projet ou de commissions des marchés ont enrichi ma collection d'imitations de travail, et la suite de ce livre ne manquera pas d'y puiser.


1
Il convient de distinguer la démocratie sociale, qui consiste en ce qu'aucune fonction sociale n'est réservée à une catégorie particulière de personnes distinguées par leur naissance, de la démocratie politique, qui établit le pouvoir du peuple, c'est-à-dire le fait que le peuple crée les lois.
2
Que l'on compare simplement, pour s'en convaincre, les poids politiques respectifs du Ministère de l'Agriculture et du vague sous-secrétariat d'État au rattachement variable qui s'occupe de l'industrie.
3
J'y insiste encore : les méthodes décrites ici et d'ailleurs dans l'ensemble de ce livre comme des aberrations reposent toutes, au départ, sur du bon sens et de bonnes idées. C'est leur application systématique qui en fait des catastrophes. On trouvera une synthèse sur la question des modes managériales chez Michel Villette[109].
© copyright Éditions Vuibert & Laurent Bloch 2004, 2005
Page d'accueil de ce livre
Précédent Remonter Suivant