Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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« Pour les nazis, la “culture” était à l’origine la simple transcription de la nature : on révérait les arbres et les cours d’eau, on s’accouplait, se nourrissait et se battait comme tous les autres animaux, on défendait sa horde et elle seule. La dénaturation est intervenue quand les Sémites se sont installés en Grèce, quand l’évangélisation a introduit le judéo-christianisme en Germanie, puis quand la Révolution française a parachevé ces constructions idéologiques absurdes que sont l’égalité, la compassion ou l’abstraction du droit.

Pour sauver la race nordique-germanique, il fallait opérer une “révolution culturelle”, retrouver le mode d’être des Anciens et faire de nouveau coïncider culture et nature. C’est en refondant ainsi le droit et la morale que l’homme germanique a cru pouvoir agir conformément à ce que commandait sa survie. Grâce à la révision générale des normes et à la réécriture de l’histoire de l’Occident, il devenait licite, moral et prescrit de frapper et de tuer. » (Présentation par l’auteur, quatrième de couverture).

Même celle (ou celui) qui a lu beaucoup de livres sur le nazisme, son idéologie et ses actes, trouvera fort probablement dans celui-ci, publié par Johann Chapoutot en 2017, un angle de vue nouveau et révélateur d’aspects rarement mis en avant.

Le mot « culturelle » est ici source d’une ambiguïté : en allemand la culture au sens où elle caractérise une personne cultivée se dit Bildung, mot qui signifie aussi formation, même racine que l’anglais to build. Kultur est plutôt employé, notamment par les nazis, pour désigner la civilisation au sens profond du terme, germanique pour tout dire, par opposition à la Zivilisation, décadente, superficielle, en un mot française.

Il ne faut donc pas s’attendre ici à des analyses détaillées des films de Leni Riefenstahl ou des sculptures d’Arno Breker, ce dernier n’apparaît qu’incidemment et la première pas du tout. Ce livre est en fait centré sur la question du droit.

Comme le proclame la présentation citée au début de cet article, tout le mal vient du droit romain, qui a dissout la virilité germanique originelle et sapé l’existence même du peuple allemand en introduisant l’idée que les droits seraient attachés à la personne, individuellement. Cet individualisme délétère aurait rongé la saine constitution germanique du droit collectif de la horde originelle, qu’il s’agit de restaurer. On notera ici, une fois de plus, une parenté entre le nazisme et le communisme de haute époque.

Les vecteurs de cette décadence furent d’abord l’évangélisation chrétienne, puis l’organisation étatique qui l’accompagnait, couronnées par la catastrophique Révolution Française et par le Code civil. Derrière toutes ces calamités on décèle bien sûr les manigances des Asiatiques, des Sémites, des Juifs pour tout dire.

Il est d’autant plus aisé de prôner le retour au droit germanique ancien que l’on en ignore à peu près tout, on peut alors en dire ce que l’on veut.

Survient quand même une difficulté : la doctrine nazie soutient que les Grecs et les Romains de l’antiquité étaient des Germains venus du Nord, et que c’est pour cette raison qu’ils ont édifié de grandes civilisations. Cette thèse peut s’appuyer sur l’histoire de l’invasion dorienne, ce qui est commode parce que l’on ne sait pas grand-chose des Doriens ni de leur invasion, qui est considérée par les historiens comme une hypothèse.

Bref, les nazis expliquent que les Romains et les Grecs des premiers temps étaient des Germains sains et virils, mais qu’ils ont dégénéré lorsqu’ils se sont imprudemment mélangés avec des Asiatiques, des Sémites, toujours les mêmes. Les épisodes les plus déplorables de cette dégénérescence furent les conquêtes d’Alexandre, la civilisation hellénistique qui leur succéda, le tout achevé par l’Édit de Caracalla qui accordait la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’empire romain, Asiatiques et Sémites compris, ce qui ouvrait une voie désastreuse au christianisme, à la compassion, à la charité et autres fadaises.

C’est donc le droit romain décadent, tardif, qu’il faut éradiquer, le droit romain ancien, d’origine, était bon : d’autant plus que l’on en ignore à peu près tout, ce qui aide à le comparer au droit germanique ancien, dont on peut dire sans risque qu’il lui ressemblait.

Bon, une fois ce problème résolu, il en restait un autre, plus ardu : difficile de faire comme si Emmanuel Kant, le philosophe allemand le plus réputé, n’avait pas existé, or il avait écrit les Fondements de la métaphysique des mœurs et d’autres textes qui ne laissaient guère de doute sur son adhésion au droit de la personne, et, pire, sur son attitude favorable à la Révolution française. N’est-il pas le porte-drapeau le plus accompli des Lumières, « l’Aufklärung, avec son cortège d’ismes néfastes (individualisme, libéralisme, universalisme, humanisme, cosmopolitisme, égalitarisme…), [...] un repoussoir évident, d’autant plus qu’il est considéré comme étant de facture et d’importation étrangère, une inoculation malheureuse provenant du voisin français » ?

Bon, pour Kant ce sera moins facile que pour les anciens Germains, Romains et Grecs doriens perdus dans les brumes d’un passé dont on ne sait quasiment rien : la plupart du temps les nazis se contenteront d’évoquer avec révérence le nom de Kant en se gardant bien de le citer.

Ce livre nous en apprend aussi de belles sur certains personnages. Hans Frank était un juriste de talent, mais cela ne lui a pas évité d’être condamné à mort et pendu à Nuremberg pour ses crimes en tant que gouverneur général de Pologne. Carl Schmitt a eu la chance de tomber en disgrâce dès 1936, ce qui lui a évité une condamnation après la guerre, mais il n’en reste pas moins qu’il fut un nazi convaincu, jamais repenti jusqu’à sa mort en 1985, principal théoricien du droit nazi ; il jouit encore de l’admiration de nombreux disciples.

Il y aurait encore bien des choses à dire de ce livre, mais en fait le mieux serait que vous le lisiez.