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L’accord de partenariat Éducation Nationale - Microsoft
Article mis en ligne le 15 octobre 2016
dernière modification le 20 octobre 2016

par Laurent Bloch

La signature en novembre 2015 d’un accord de partenariat entre le Ministère de l’Éducation Nationale et Microsoft, aux termes duquel les établissements d’enseignement scolaire, leurs élèves et leurs enseignants auront accès, pour 18 mois, aux logiciels de l’éditeur et à son informatique en nuage (Cloud Azure), a suscité, à juste titre, de nombreuses protestations. Le collectif EduNathon a introduit une procédure en référé pour obtenir son annulation, dont il a été débouté. On trouvera sur le site de Libération une excellente vidéo qui expose de façon assez complète les tenants et les aboutissants de l’affaire.

Observons dans le montage de l’affaire l’habileté des juristes de Microsoft : le fait que ce soit un partenariat et que la mise à disposition de logiciels et de services y relève du mécénat les exonère du Code des marchés publics, qui aurait exigé une mise en concurrence. Et que se passe-t-il à l’issue des 18 mois ? Si l’on a commencé à travailler avec certains logiciels, il sera difficile de changer. Certes, Microsoft consent aux établissements d’enseignement des conditions financières très avantageuses (plus de 90 % de réduction lorsque j’étais à Dauphine), mais cela représenterait quand même une somme rondelette. Cela dit, l’enjeu budgétaire n’est pas l’essentiel, il s’efface devant celui d’accoutumer la population scolaire aux logiciels de l’éditeur, qu’ils voudront continuer à utiliser pendant leur vie active. C’est un investissement hautement profitable.

Il convient donc de s’interroger sur la valeur éducative de ce partenariat. Que faut-il faire pour ce qui est, aujourd’hui, bien mal nommé « éducation au numérique » ? En fait, il faut enseigner l’informatique, qui est à la fois une science et une technique. Le programme en a été décrit de façon magistrale (et néanmoins concise) par un très beau texte de la SIF (Société informatique de France). La science informatique repose sur quatre concepts fondamentaux : algorithme, machine, langage et information. Citons un passage de ce texte : « L’enseignement de l’informatique à tous les niveaux doit donc veiller à rendre compte de cette pluralité et à équilibrer les différents concepts d’algorithme, de machine, de langage et d’information, dans un enseignement cohérent et dispensé par un enseignant unique. Enseigner l’informatique ne peut donc se limiter à enseigner des algorithmes, tel l’algorithme d’Euclide, sans enseigner également comment ces algorithmes s’expriment dans un langage de programmation, comment ils sont exécutés par une machine, comment sont représentées les données qu’ils transforment et comment ils transforment la vie de leurs utilisateurs. Enseigner l’informatique ne peut non plus se limiter à enseigner comment on fabrique un robot, sans enseigner également la manière dont ce robot peut être programmé dans un langage particulier, dont sont conçus les algorithmes qui permettent de le commander, dont sont représentées les données captées par ce robot et dont ce robot peut être utilisé pour fabriquer d’autres objets. »

Bref, cet enseignement doit permettre aux élèves de comprendre « comment ça marche ». Réfutons d’abord l’argument, d’autant plus stupide qu’il est répété ad nauseam par tous les imbéciles, du parallèle avec la conduite automobile, qui ne nécessiterait aucune compétence en thermodynamique (cf. dans les commentaires en bas de la page une métaphore plus intelligente) : une auto est un objet concret, que l’on peut observer, l’expérience sensible de son comportement permet de progresser dans sa maîtrise, et d’ailleurs posséder quelques notions de physique élémentaire ne nuit pas à cet exercice. Un logiciel est intrinsèquement invisible, l’informatique est une science de l’abstrait, semblable en cela aux mathématiques, dont elle diffère cependant par l’existence d’un appareil scientifique, l’ordinateur, qui permet de faire des expériences.

Surtout, l’informatique ne peut être réduite à un outil (quand j’entends la locution outil informatique, je sais que le cas de mon interlocuteur est désespéré) : l’informatique est une nouvelle façon de poser des problèmes, qui vient avec de nouvelles façons de penser.

Nous voilà bien loin de la distribution de tablettes, envisagée comme une panacée numérique par notre déplorable président. La tablette est par excellence un appareil avec lequel on ne peut rien apprendre parce qu’elle commande un usage passif de logiciels figés. De façon plus générale, les systèmes d’exploitation de Microsoft et d’Apple sont faits pour les utilisateurs qui ne veulent rien savoir de « comment ça marche », et d’ailleurs ils y réussissent au-delà de toute espérance (dans l’anéantissement de la connaissance). À l’époque de MS-DOS (années 1980-1990), les employés de bureau recevaient une formation à la bureautique, qui leur permettait de comprendre plus ou moins ce qu’ils faisaient. Aujourd’hui ces formations ont disparu, parce que tout est censé « être intuitif », et cette disparition a des effets lamentables. On est donc là à l’exact opposé de ce que devrait être une « éducation au numérique », pour reprendre l’expression fautive et boîteuse des pouvoirs publics, ou plus exactement un enseignement de l’informatique, indispensable pour comprendre le monde contemporain, bouleversé par une révolution industrielle qui repose sur cette science et cette technique.

La différence fondamentale entre les systèmes tels que Windows ou macOS d’une part, les logiciels libres Linux ou BSD d’autre part, c’est que ceux de la seconde catégorie s’adressent à des utilisateurs qui ont peu ou prou envie de comprendre ce qu’ils font. Cette pétition de principe suscite bien sûr la révolte de ceux à qui on a inculqué l’idée que « tout cela devrait être intuitif ». Malheureusement (ou heureusement), il n’y a et il ne peut y avoir rien d’intuitif dans les systèmes informatiques, et sauf à se condamner à rester un analphabète du monde informatisé, il faut en apprendre un minimum. Voilà pourquoi, Madame Najat Vallaud-Belkacem, votre accord de partenariat était une mauvaise idée.