5 Raison critique et
autonomie
Plusieurs sociétés antiques
ont connu des périodes d'assouplissement de l'exigence unanimiste
pendant lesquelles sont apparues des formes de ce que l'on peut
appeler la pensée critique : la Grèce à l'âge classique (mais que l'on
se rappelle le sort de Socrate !) et hellénistique, Rome sous
l'Empire, le monde arabo-musulman jusqu'au XIIIe siècle avec notamment
le courant philosophique mutazilite qui prône une pensée musulmane
rationaliste (on lira à ce sujet avec profit les livres de Mohamed
Arkoun, qui pour les profanes a même eu
l'amabilité d'écrire un excellent petit « Que sais-je ? »[6]). Les
écrits de Confucius ne laissent aucun doute sur l'intensité du
conformisme chinois antique, mais prouvent par leur existence même
qu'il existait des espaces d'expression libre.
Cependant la
naissance d'une pensée libre de remettre en cause les croyances
communes fut sans doute un événement unique qui eut lieu en
Grèce. Cornelius Castoriadis[20]
écrit notamment : « La philosophie naît, en Grèce, simultanément et
consubstantiellement avec le mouvement politique explicite,
démocratique. Les deux émergent comme mises en question de
l'imaginaire social institué...
La question ``Pourquoi notre
tradition est-elle vraie et bonne ? Pourquoi le pouvoir du Grand Roi
est-il sacré ?'' non seulement ne surgit pas dans une société
archaïque ou traditionnelle, mais surtout elle ne peut pas y surgir,
elle n'y a pas de sens. La Grèce fait exister, crée, ex
nihilo, cette question. La représentation, l'image socialement
établie du monde n'est pas le monde. Ce n'est pas simplement que ce
qui apparaît diffère, banalement, de ce qui est ; cela, tous les
primitifs le savent --- comme ils savent aussi que les opinions
diffèrent de la vérité. »
Toutes les sociétés se sont créées
elles-mêmes en créant leur lois, mais Castoriadis distingue les
sociétés hétéronomes, où l'origine des lois est attribuée à
une instance extérieure (Dieu, les Ancêtres...), des sociétés à
tendance autonome, où existe la conscience de cette création
des lois par la société elle-même, et donc du pouvoir que possède la
société de modifier les lois. Dans une société hétéronome, pour
laquelle par exemple les lois sont divines, il est bien sûr hors de
question que les hommes puissent les modifier ou les contester, ce qui
a pour conséquence accessoire que l'idée même de démocratie
politique6 y est
parfaitement absurde. L'autonomie est une tendance plus ou moins
prononcée de telle ou telle société, on ne peut pas parler de société
autonome --- simplement, dans toutes les sociétés, il y a des
individus autonomes, qui constituent des ferments d'évolution ;
d'autre part certaines sociétés inscrivent consciemment et
explicitement le droit à l'autonomie dans les institutions et dans les
faits, et il sera possible alors de parler de société à tendance
autonome.
Je ne voudrais pas suggérer ici qu'il y aurait un
progrès social, de l'hétéronomie
vers l'autonomie, parce qu'une telle notion serait très problématique,
ne serait-ce que parce que certaines des tyrannies les plus terribles
qu'ait endurées l'humanité avaient fait table rase de l'hétéronomie,
et avaient même tiré parti de la liquidation des anciennes valeurs
religieuses et morales pour déchaîner des exactions terrifiantes. Il
faut souligner aussi que les sociétés qui revendiquent leur autonomie,
comme par exemple la nôtre, ont développé des procédés de formatage et
d'uniformisation des individus qui engendrent un conformisme souvent
bien plus profond que ce que l'on peut observer dans certaines
sociétés en principe hétéronomes. Ce que l'on peut néanmoins noter
avec C. Castoriadis, c'est que dans une société hétéronome l'idéal est
l'immobilisme et la conservation des traditions, et que les évolutions
ne pourront y être que très lentes, contigentes et souvent provoquées
par des événements extérieurs, alors que dans une société à tendance
autonome le changement et l'innovation sont des valeurs positives et
encouragées, ce qui suscite des capacités d'adaptation et d'expansion
supérieures.
Le christianisme a établi sur les décombres de
l'Empire romain d'Occident une hétéronomie et une exigence d'unanimité
qui furent ébranlées d'abord au XIe siècle par la création des
premières communes bourgeoises, puis par l'irruption au XIIe siècle de
la philosophie grecque (essentiellement celle d'Aristote) redécouverte
et introduite en Occident par les Arabes, alors que le christianisme
antérieur avait plutôt puisé chez Platon et Épicure dont les doctrines
étaient nettement plus compatibles avec le dogme. Il est d'ailleurs
plausible que la survie en Occident de manuscrits de Platon et
d'Épicure et la disparition de ceux d'auteurs moins faciles à adapter
à la doctrine chrétienne soient directement liées à cette
compatibilité. Il n'est pas besoin de recourir ici à l'hypothèse d'un
autodafé de manuscrits subversifs par les moines médiévaux : ceux-ci
ont simplement conservé précieusement les manuscrits qui leur
semblaient de grand intérêt, quant aux autres ils les ont grattés pour
réutiliser le parchemin ; l'examen des palimpsestes nous apprend quels
auteurs furent « grattés », quand et pour être recouverts par qui.
Reste qu'en « grattant » Aristote ces moines avaient vu juste, parce
que sa réapparition allait contribuer à une évolution qui conduirait,
in fine, à la sécularisation de la société. Le foisonnement
de la pensée théologique scolastique qui résulta de ce retour
d'Aristote, d'abord en Italie avec la création des premières
universités (Bologne fondée en 1088, Padoue en 1222) puis autour de la
Sorbonne, avec Saint Albert le Grand, Saint Thomas d'Aquin, Abélard et
tant d'autres, jetait les bases de la pensée laïque occidentale, et si
Molière et ses contemporains ont pu à leur époque, dans « Le malade
imaginaire » par exemple, ridiculiser la scolastique, alors certes
dépassée, on n'aurait garde de sous-estimer la révolution
intellectuelle capitale qu'elle a constituée.
Une analyse
possible de l'essor de la civilisation occidentale par rapport à ses
concurrentes orientales chrétienne autant que musulmane compte au
nombre des facteurs favorables la persistance de cette diversité
intellectuelle, alors que tant la chrétienté orientale que l'Islam, à
peu près simultanément vers le XIIe siècle, ont figé la pensée
religieuse et interdit toute interprétation d'une doctrine désormais
supposée autosuffisante et intangible. Tout cela est bien sûr
hypothétique et demanderait des nuances ; la tolérance à l'égard des
penseurs indépendants en Occident n'est pas allée sans de nombreux
bûchers où brûlèrent des hérétiques et leurs écrits, cependant que des
penseurs arabes et grecs ont trouvé mille moyens de s'exprimer en
bravant ou en contournant des interdits dont la vigueur était
d'ailleurs variable selon l'ambiance de l'époque ou les traits de
personnalité des autorités du moment. Il reste qu'après le XIIe siècle
l'interrogation philosophique se tarit dans les mondes musulman et
orthodoxe, la philosophie s'y fige en « une simple mise en ordre
logique du monde social donné, acquise une fois pour toutes »
(Cornelius Castoriadis[21],
p. 119). Il reste aussi que l'on a pu dire que la pensée occidentale
avait pour caractéristique originale d'être essentiellement mue par le
doute, qui semble s'être avéré meilleur pilote que la certitude.
Ce n'est pas seulement la philosophie des Grecs que l'Occident a
redécouverte par le truchement des Arabes, mais aussi leur
science. L'imprimerie à partir du XVe siècle a amplifié la portée de
ces innovations. Les bouleversements auxquels l'imprimerie a fortement
contribué n'ont pas besoin d'être rappelés, au premier rang desquels
la Réforme et ses conséquences philosophiques, sociales et
politiques.
Il faut dire que le christianisme, en développant une conception originale
(quoique non dépourvue de racines juives et grecques) de la
personne, allait donner son essor à un être presque inédit,
l'individu. Dans la plupart des sociétés
traditionnelles, l'individu n'est rien séparé du groupe familial,
clanique, tribal ou autre auquel il appartient. Le christianisme,
religion de femmes et d'esclaves, née dans la clandestinité, a voulu
soustraire les prosélytes à l'autorité du pouvoir politique, et ce
faisant a inventé la notion de statut personnel. Cette situation
historique singulière d'une religion séparée (du moins à son origine)
du pouvoir politique a engendré des distinctions et des catégories
inédites : les distinctions entre pouvoir temporel et pouvoir
spirituel, entre clercs et laïcs, et la notion même de laïcité n'ont de sens que dans un contexte chrétien. Un
épisode oublié du combat séculaire de l'Église pour la liberté
individuelle concerne le mariage, qui en France sous l'ancien régime
était soumis à l'autorisation des pères des deux époux, quel que soit
leur âge : l'Église estimait que le prêtre était le seul à même de
juger de l'opportunité de prononcer ce sacrement, et elle luttait pour
la liberté de choix des futurs conjoints, liberté bien sûr guidée par
l'obéissance du fidèle à son curé. La Révolution tranchera le
conflit.
Cela soulève bien sûr la question de la liberté. Aujourd'hui cette dernière est souvent
invoquée à tort et à travers, comme « la liberté de faire ce que je
veux ». La liberté qui nous importe, au nom de laquelle des hommes ont
sacrifié leur vie, ce n'est pas cela, cela n'a rien à voir avec ce
fantasme infantile de toute-puissance. Il s'agit des libertés
fondamentales : d'abord ne pas être esclave, bien sûr, puis liberté de
conscience et d'expression, liberté d'aller et venir.
Le
monde occidental ou occidentalisé vit aujourd'hui une époque qui
proclame la liberté d'expression et exalte l'originalité et la
créativité, mais il n'est guère besoin de creuser profond ou de
visiter des contrées exotiques pour retrouver l'exigence unanimiste et
conformiste. Nous ne saurions oublier que beaucoup de sociétés
ressentent aujourd'hui la diversité d'expression comme nous la
ressentions hier, comme une menace mortelle, et que cette perception
n'est pas forcément déraisonnable même si elle n'a plus guère
d'actualité pour nous. Que l'on songe simplement au déferlement de
discours chauvins en 1914 : n'y a-t-il pas là motif d'interrogation
sur notre propre société ?
Et d'ailleurs, cette liberté que nous plaçons aux frontons de nos bâtiments
publics, en est-il fait si largement usage ? Et serait-ce souhaitable
? Une société où chacun pratiquerait dans la vie quotidienne le doute
socratique serait-elle vivable ?
© copyright
Laurent Bloch 2004