3 Langage, pensée, connaissance
C'est sans doute à la philosophie qu'il faut demander ce qui fait
l'originalité de l'usage humain du langage. Ludwig
Wittgenstein[116] et Moritz
Schlick[88] me semblent avoir
dégagé de façon décisive cette question de l'ornière métaphysique tout
en évitant le fossé du positivisme
vulgaire3.
Notre langage (j'évite ici la locution « langage naturel », bien
qu'elle soit due à Bertrand Russel, parce
qu'elle me semble de nature à introduire une ambiguïté entre la nature
humaine et sociale, qui est bien la place du langage, et la nature au
sens biologique) est formé de signes qui dans certaines conditions
d'énonciation sont signifiants.
Moritz Schlick[88] fut de la fin
de la guerre de 14-18 jusqu'à son assassinat par un nazi en 1936 le
chef de file du cercle de Vienne, groupe de philosophes qui se
détournaient de la métaphysique (ou en tout cas de certaines de ses
préoccupations) et qui ancraient leur réflexion dans une véritable
pratique scientifique. Schlick, physicien de formation, était
titulaire de la chaire de philosophie des sciences à l'université de
Vienne, et il a par exemple écrit un texte intitulé La
Signification philosophique du principe de la relativité qu'Albert
Einstein lui-même considérait comme une contribution notable à la
pensée scientifique. Pour lui « si le rôle de la science [était] la
découverte de la vérité, celui de la philosophie [était] la découverte
du sens ».
Dans le langage Schlick envisage d'une part des signes, associés
dans certaines conditions, comme pour Saussure, à des signifiés,
d'autre part des formes d'expression qui combinent des signifiants de
façon créative et donnent par là au langage humain son pouvoir infini
de décrire des objets nouveaux et d'exprimer des idées nouvelles, ce
qui est peut-être un caractère exclusif de l'humanité4.
Pour Schlick la connaissance est en quelque sorte un fait de langage :
tout ce qui est connaissable est exprimable, et ce que l'on peut en
dire constitue la totalité de ce que l'on en connaît. Cette
proposition tient compte bien sûr de l'extensibilité infinie du
langage humain, mentionnée à l'alinéa précédent, qui permet
l'apparition de notions et de connaissances nouvelles. Il ne saurait y
avoir de « connaissance ineffable », cette locution même est un
non-sens5.
Schlick s'est plus particulièrement préoccupé d'un certain type
d'expressions, les propositions logiques, c'est-à-dire les
phrases dont on peut déterminer si elles sont vraies ou fausses.
Le sens d'une proposition est contenu dans l'énoncé de la
procédure qui permet de déduire sa vérité ou sa fausseté, ou
en d'autres termes, pour emprunter le langage de la logique,
sa valeur de vérité.
Cette procédure de vérification peut comporter des opérations
formelles sur les termes de la proposition, comme le remplacement d'un
terme par un autre ou par une locution plus longue, et des expériences
qui permettront également de transformer la proposition selon leur
résultat. Ces transformations, ces opérations sur les termes de la
proposition, que l'on appelle des « réductions », aboutissent à des
termes irréductibles. Ainsi, je ne sais rien dire de la couleur verte,
ou de la peur : seule la vision de la couleur verte, ou le fait
d'avoir éprouvé la peur, peut me donner accès au contenu de ces
termes, au sujet duquel je ne peux, par ailleurs, énoncer aucune
proposition. Il en va de même pour le daltonien ou
l'aveugle, qui ont de la couleur verte une appréhension particulière,
mais de même nature logique que celle de la personne dotée de la
vision habituelle. Les énoncés logiques possibles qui concernent la
couleur verte sont limités : je peux dire « c'est vert » au sujet d'un
objet, et cet énoncé aura la valeur vrai ou faux selon que l'objet
est, en fait, vert ou non.
Il n'y a pour Schlick aucune autre forme de connaissance que
celle que nous venons de présenter sommairement, et les milliers
de pages que la métaphysique a consacrées à la connaissance
de réalités transcendantes sont nulles et non avenues. Comme
Wittgenstein, dont il fut proche,
il conclut que, à propos de ce dont on ne peut rien dire,
il convient de se taire.
© copyright Laurent Bloch 2004