Nous étions trois dans la cellule marxiste-léniniste du 18ème arrondissement, deux ont été exclus, je me retrouve seul, mais l’organisation va me donner un nouveau camarade, Jean-Claude, qui par chance habite en bordure de notre territoire, de l’autre côté de l’avenue de Saint-Ouen, dans le secteur populaire du 17ème arrondissement.
Jean-Claude est ouvrier bronzier, un métier d’art hautement qualifié. À la fin des années 1950 il est membre du PCF, c’est la guerre d’Algérie, il voit approcher la date de son incorporation, il a bien appris ce qu’il fallait penser de la colonisation et il décide qu’il ne fera pas cette guerre. En apprenant sa décision de refuser l’enrôlement, sa cellule du PCF ne trouve rien de mieux à faire que de l’exclure. Jean-Claude entre alors en contact avec les rares militants qui soutiennent vraiment la lutte pour l’indépendance algérienne, et avec leur aide il passe en Suisse. Après la fin de la guerre il rentre en France, il est emprisonné, la loi d’amnistie lui rendra la liberté. Il a compris ce qu’il fallait penser du PCF, il cherche autre chose, il rencontre les marxistes-léninistes.
Les ateliers de bronzerie ferment, Jean-Claude trouve du travail à la RATP comme chef de train sur la ligne 13, à l’époque de Saint-Lazare à Carrefour Pleyel ou Porte de Clichy. Nous continuons la tournée des cafés arabes de la Goutte d’Or. Je découvre dans leurs juke-box la musique arabe. Je suis spécialement épris de la chanson Asmar asmar, par la chanteuse libanaise Sabah qui me bouleverse, et dont des amis arabes m’apprendront plus tard qu’elle représentait le paroxysme de la musique commerciale vulgaire ; ainsi l’ignorance d’une culture peut mener à des erreurs d’appréciation, mais qu’importe, cette musique m’émeut.
La présence de Jean-Claude m’est d’un grand soutien, il a la maturité qui me manque, et en même temps une différence d’âge suffisamment faible pour que nous puissions parler sur un pied d’égalité. Il est en train de divorcer, et vit avec la femme qu’il aime maintenant, vendeuse au rayon photo du BHV. Je suis souvent chez eux, je crois qu’ils m’aiment bien, je me sens moins seul.
L’organisation du mouvement a décidé de créer un échelon intermédiaire pour regrouper les cellules de quartiers voisins, la section. Notre cellule appartiendra à la section Paris-Est, avec celles des 19ème, 20ème et 12ème arrondissements (chacune a cinq ou six militants tout au plus). Je représente notre cellule au comité de section, tandis que Jean-Claude participe à un collectif ouvrier.
La première réunion du comité de section se tient rue du Sentier, dans les locaux du Centre Information Vietnam, créé par le MCF pour soutenir les Vietnamiens, notamment en diffusant le Courrier du Vietnam. Bien sûr, nous devons respecter les règles de l’action clandestine, ne pas divulguer nos vrais noms, encore moins nos adresses ou numéros de téléphone, surtout ne pas nous rencontrer en dehors de l’organisation, ou si cela se produit faire semblant de ne pas nous reconnaître : simulacre ridicule des règles de la Résistance pendant la guerre.
Or, il va se passer quelque chose d’extraordinaire ; à l’issue de la réunion, je me retrouve sur le trottoir de la rue du Sentier côte à côte avec le représentant de la cellule du 19ème arrondissement, soit-disant Jules, en réalité Ahmed (nous ne sommes pas censés savoir qu’il est arabe, égyptien plus précisément), et il me propose tout de go : « bon, il n’est pas tard, on va au cinoche ? ». Interloqué par cette entorse manifeste aux règles du Parti, mais intérieurement assez content de la proposition, j’accepte. Je crois me souvenir que le film sur lequel nous tombons d’accord est Et pour quelques dollars de plus.
En sortant du cinéma, nous allons manger un couscous dans le quartier du Sentier, nous nous racontons nos vies, échangeons nos numéros de téléphone, bref nous devenons amis, au mépris des règles léninistes. Le léninisme interdit l’amitié, comme du reste tout sentiment humain, l’histoire l’a assez prouvé.
Ahmed est né en France, son enfance et son adolescence se sont déroulées entre la France et l’Égypte, il a double nationalité, double culture, double langue maternelle et paternelle. Lorsqu’il se sera installé au Caire, j’irai lui rendre visite là-bas. Nous sommes toujours restés en contact.